Les deux frŠres Le 20 ao–t 1672, la ville de la Haye, si vivante, si blanche, sicoquette que l’on dirait que tous les jours sont des dimanches, laville de la Haye, avec son parc ombreux, avec ses grands arbresinclin‚s sur ses maisons gothiques, la ville de la Haye gonflaittoutes ses artŠres d’un flot noir et rouge de citoyens press‚s,haletants, inquiets,–lesquels couraient, le couteau … la ceinture,le mousquet sur l’‚paule ou le bƒton … la main, vers le Buytenhoff,formidable prison o—, depuis l’accusation d’assassinat port‚e contrelui par le chirugien Tyckelaer, languissait Corneille de Witt, frŠrede l’ex-grand pensionnaire de Hollande. ————–Holland had reestablished the stadtholderate under the leadership ofWilliam of Orange. The former chiefs of the republic, Jean andCorneille de Witt, unjustly accused of betraying their country toFrance, had been forced to resign and sentenced to perpetualbanishment. Corneille de Witt had also been falsely accused ofplanning to assassinate William of Orange, and had been thrown intoprison and tortured. When the story opens Corneille is still inprison, awaiting his brother Jean, who is to accompany him intoexile. The Orange party wished the death of the de Witts and hadstirred up the populace, which was kept from breaking into the prisononly by state troops under the command of Tilly.————— –Mort aux traŒtres! cria la compagnie des bourgeois exasp‚r‚e. –Bah! vous dites toujours la mˆme chose, grommela l’officier, c’estfatigant! Et il reprit son poste en tˆte de la troupe, tandis que le tumulteallait en augmentant autour du Buytenhoff. Et cependant le peuple ‚chauff‚ ne savait pas qu’au moment mˆme o— ilflairait le sang d’une de ses victimes, l’autre passait … cent pas dela place derriŠre les groupes et les cavaliers pour se rendre auBuytenhoff. En effet, Jean de Witt venait de descendre de carrosse avec undomestique et traversait tranquillement … pied l’avant-cour quipr‚cŠde la prison. Il s’‚tait nomm‚ au concierge, qui du reste le connaissait, endisant:–Bonjour, Gryphus, je viens chercher pour l’emmener hors de la villemon frŠre Corneille de Witt condamn‚, comme tu sais, au bannissement. Et le concierge, espŠce d’ours dress‚ … ouvrir et … fermer la portede la prison, l’avait salu‚ et laiss‚ entrer dans l’‚difice, dont lesportes s’‚taient referm‚es sur lui. A dix pas de l…, il avait rencontr‚ une belle jeune fille de dix-sept… dix-huit ans, en costume de Frisonne, qui lui avait fait unecharmante r‚v‚rence; et il lui avait dit en lui passant la main sousle menton: –Bonjour, bonne et belle Rosa; comment va mon frŠre?–Oh! monsieur Jean, avait r‚pondu la jeune fille, ce n’est pas lemal qu’on lui a fait que je crains pour lui: le mal qu’on lui a faitest pass‚.–Que crains-tu donc, la belle fille?–Je crains le mal qu’on veut lui faire, monsieur Jean.–Ah! oui, dit de Witt, ce peuple, n’est-ce pas?–L’entendez-vous?–Il est, en effet, fort ‚mu; mais quand il nous verra, comme nous nelui avons jamais fait que du bien, peut-ˆtre se calmera-t-il.–Ce n’est malheureusement pas une raison, murmura la jeune fille ens’‚loignant pour ob‚ir … un signe imp‚ratif que lui avait fait sonpŠre.–Non, mon enfant, non; c’est vrai ce que tu dis l…. Puis continuant son chemin:–Voil…, murmura-t-il, une petite fille qui ne sait probablement paslire et qui par cons‚quent n’a rien lu, et qui vient de r‚sumerl’histoire du monde dans un mot. Et toujours aussi calme, mais plusm‚lancolique qu’en entrant, l’ex-grand pensionnaire continua des’acheminer vers la chambre de son frŠre. ———The mob pressed upon the soldiers, but was forced back. Tillydeclared that he had been ordered to protect the prison, and that hewould do so, unless the order was revoked. The populace then startedfor the council hall to force the deputies to countermand the order.——– Jean de Witt ‚tait arriv‚ … la porte de la chambre o— gisait sur unmatelas son frŠre Corneille, auquel le fiscal avait, comme nousl’avons dit, fait appliquer la torture pr‚paratoire. L’arrˆt du bannissement ‚tait venu, qui avait rendu inutilel’application de la torture extraordinaire. Corneille, ‚tendu surson lit, les poignets bris‚s, les doigts bris‚s, n’ayant rien avou‚d’un crime qu’il n’avait pas commis, venait de respirer enfin, aprŠstrois jours de souffrances, en apprenant que les juges dont ilattendait la mort avaient bien voulu ne le condamner qu’aubannissement. La porte s’ouvrit, Jean entra, et d’un pas empress‚ vint au lit duprisonnier, qui tendit ses bras meurtris et ses mains envelopp‚es delinge vers ce glorieux frŠre qu’il avait r‚ussi … d‚passer, non pasdans les services rendus au pays, mais dans la haine que luiportaient les Hollandais. Jean baisa tendrement son frŠre sur le front, et reposa doucement surle matelas ses mains malades. –Corneille, mon pauvre frŠre, dit-il, vous souffrez beaucoup,n’est-ce pas?–Je ne souffre plus, mon frŠre, puisque je vous vois.–Oh! mon pauvre cher Corneille, alors, … votre d‚faut, c’est moi quisouffre de vous voir ainsi, je vous en r‚ponds.–Aussi, ai-je plus pens‚ … vous qu’… moi-mˆme, et tandis qu’ils metorturaient, je n’ai song‚ … me plaindre qu’une fois pour dire:Pauvre frŠre! Mais te voil…, oublions tout. Tu viens me chercher,n’est-ce pas?–Oui.–Je suis gu‚ri; aidez-moi … me lever, mon frŠre, et vous verrezcomme je marche bien.–Vous n’aurez pas longtemps … marcher, mon ami, car j’ai moncarrosse au vivier, derriŠre les pistoliers de Tilly.–Les pistoliers de Tilly? Pourquoi donc sont-ils au vivier?–Ah! c’est que l’on suppose, dit le grand pensionnaire avec cesourire de physionomie triste qui lui ‚tait habituel, que les gens dela Haye voudront vous voir partir, et l’on craint un peu de tumulte.–Du tumulte? reprit Corneille en fixant son regard sur son frŠreembarrass‚; du tumulte?–Oui, Corneille.–Alors, c’est cela que j’entendais tout … l’heure, fit le prisonniercomme se parlant … lui-mˆme. Puis revenant … son frŠre:–Il y a du monde sur le Buytenhoff, n’est-ce pas? dit-il.–Oui, mon frŠre.–Mais alors, pour venir ici…–Eh bien?–Comment vous a-t-on laiss‚ passer?–Vous savez bien que nous ne sommes guŠre aim‚s, Corneille, fit legrand pensionnaire avec une amertume m‚lancolique. J’ai pris les rues‚cart‚es. En ce moment, le bruit monta plus furieux de la place … laprison. Tilly dialoguait avec la garde bourgeoise.–Oh! oh! fit Corneille, vous ˆtes un bien grand pilote, Jean; maisje ne sais si vous tirerez votre frŠre du Buytenhoff.–Avec l’aide de Dieu, Corneille, nous y tƒcherons du moins, r‚ponditJean; mais d’abord un mot.–Dites. Les clameurs montent de nouveau. –Oh! oh! continua Corneille, comme ces gens sont en colŠre! Est-cecontre vous? est-ce contre moi?–Je crois que c’est contre tous deux, Corneille. Je vous disaisdonc, mon frŠre, que ce que les orangistes nous reprochent au milieude leurs sottes calomnies, c’est d’avoir n‚goci‚ avec la France.–Les niais!–Si l’on trouvait en ce moment-ci notre correspondance avec monsieurde Louvois, si bon pilote que je sois, je ne sauverais point d’esquifsi frˆle qui va porter les de Witt et leur fortune hors de laHollande. Cette correspondance, qui prouverait … des gens honnˆtescombien j’aime mon pays et quels sacrifices j’offrais de fairepersonnellement pour sa libert‚, pour sa gloire, cette correspondancenous perdrait auprŠs des orangistes, nos vainqueurs. Aussi, cherCorneille, j’aime … croire que vous l’avez br–l‚e avant de quitterDordrecht.–Mon frŠre, reprit Corneille, votre correspondance avec monsieur deLouvois prouve que vous avez ‚t‚ dans les derniers temps le plusgrand, le plus g‚n‚reux et le plus habile citoyen des sept ProvincesUnies. J’aime la gloire de mon pays; j’aime votre gloire surtout, monfrŠre, et je me suis bien gard‚ de br–ler cette correspondance.–Alors nous sommes perdus pour cette vie terrestre, dittranquillement l’ex-grand pensionnaire en s’approchant de la fenˆtre.–Non, bien au contraire, Jean, et nous aurons … la fois le salut ducorps et la r‚surrection de la popularit‚.–Qu’avez-vous donc fait de ces lettres, alors?–Je les ai confi‚es … Corn‚lius van Baerle, mon filleul, que vousconnaissez et qui demeure … Dordrecht.–Oh! le pauvre gar‡on, ce cher et na‹f enfant! ce savant qui, choserare, sait tant de choses et ne pense qu’aux fleurs qui saluent Dieu,et qu’… Dieu qui fait naŒtre les fleurs! Vous l’avez charg‚ de ced‚p“t mortel; mais il est perdu, mon frŠre, ce pauvre cher Corn‚lius!–Perdu?–Oui, car il sera fort ou il sera faible. S’il est fort, il sevantera de nous; s’il est faible, il aura peur de notre intimit‚;s’il est fort, il criera le secret; s’il est faible, il le laisseraprendre. Dans l’un et l’autre cas, Corneille, il est donc perdu etnous aussi. Ainsi donc, mon frŠre, fuyons vite, s’il en est tempsencore. Corneille se souleva sur son lit et, prenant la main de son frŠre,qui tr‚ssaillit au contact des linges: –Est-ce que je ne connais pas mon filleul? dit-il; est-ce que jen’ai pas appris … lire chaque pens‚e dans la tˆte de van Baerle,chaque sentiment dans son ƒme? Tu me demandes s’il est faible, tu medemandes s’il est fort? Il n’est ni l’un ni l’autre, mais qu’importece qu’il soit! Le principal est qu’il gardera le secret attendu quece secret, il ne le connait mˆme pas. Jean se retourna surpris.–Oh! continua Corneille avec son doux sourire, je vous le r‚pŠte,mon frŠre, van Baerle ignore la nature et la valeur du d‚p“t que jelui ai confi‚.–Vite alors! s’‚cria Jean, puisqu’il en est temps encore,faisons-lui passer l’ordre de br–ler la liasse.–Par qui faire passer cet ordre?–Par mon serviteur Craeke, qui devait nous accompagner … cheval etqui est entr‚ avec moi dans la prison pour vous aider … descendrel’escalier.–R‚fl‚chissez avant de br–ler ces titres glorieux, Jean.–Je r‚fl‚chis qu’avant tout, mon brave Corneille, il faut que lesfrŠres de Witt sauvent leur vie pour sauver leur renomm‚e. Nousmorts, qui nous d‚fendra, Corneille? Qui nous aura seulement compris?–Vous croyez donc qu’ils nous tueraient s’ils trouvaient cespapiers? Jean, sans r‚pondre … son frŠre, ‚tendit la main vers le Buytenhoff,d’o— s’‚lan‡aient en ce moment des bouff‚es de clameurs f‚roces. –Oui, oui, dit Corneille, j’entends bien ces clameurs, mais cesclameurs, que disent-elles? Jean ouvrit la fenˆtre. –Mort aux traŒtres! hurlait la populace.–Entendez-vous maintenant, Corneille?–Et les traŒtres, c’est nous! dit le prisonnier en levant ces yeuxau ciel et en haussant ces ‚paules.–C’est nous, r‚peta Jean de Witt.–O— est Craeke?–A la porte de votre chambre, je pr‚sume.–Faites-le entrer, alors.–Jean ouvrit la porte; le fidŠle serviteur attendait en effet sur leseuil.–Venez, Craeke, et retenez bien ce que mon frŠre va vous dire.–Oh! non, il ne suffit pas de dire, Jean; il faut que j’‚crive,malheureusement.–Et pourquoi cela?–Parce que van Baerle ne rendra pas ce d‚p“t ou ne le br–lera passans un ordre pr‚cis.–Mais pourrez-vous ‚crire, mon cher ami? demanda Jean, … l’aspect deces pauvres mains toutes br–l‚es et toutes meurtries.–Oh! si j’avais plume et encre, vous verriez! dit Corneille.–Voici un crayon, au moins.–Avez-vous du papier? car on ne m’a rien laiss‚ ici.–Cette Bible. D‚chirez-en la premiŠre feuille.–Bien.–Mais votre ‚criture sera illisible.–Allons donc! dit Corneille en regardant son frŠre. Ces doigts quiont r‚sist‚ aux mŠches du bourreau, cette volont‚ qui a dompt‚ ladouleur, vont s’unir d’un commun effort, et, soyez tranquille, monfrŠre, la ligne sera trac‚e sans un seul tremblement. Et en effet, Corneille prit le crayon et ‚crivit. Alors on put voirsous le linge blanc transparaŒtre les gouttes de sang que la pressiondes doigts sur le crayon chassait des chairs ouvertes. La sueurruisselait des tempes du grand pensionnaire. Corneille ‚crivit: “Cher filleul,Br–le le d‚p“t que je t’ai confi‚, br–le-le sans le regarder, sansl’ouvrir, afin qu’il te demeure inconnu … toi-mˆme. Les secrets dugenre de celui qu’il contient tuent les d‚positaires. Br–le, et tuauras sauv‚ Jean et Corneille. Adieu et aime-moi.Corneille de Witt.20 ao–t 1672.” Jean, les larmes aux yeux, essuya une goutte de ce noble sang quiavait tach‚ la feuille, la remit … Craeke avec une derniŠrerecommandation, et revint … Corneille, que la souffrance venait depƒlir encore, et qui semblait prŠs de s’‚vanouir. –Maintenant, dit-il, quand ce brave Craeke aura fait entendre sonancien sifflet de contre-maŒtre, c’est qu’il sera hors des groupes,de l’autre c“t‚ du vivier… Alors nous partirons … notre tour. Cinq minutes ne s’‚taient pas ‚coul‚es, qu’un long et vigoureux coupde sifflet per‡a les d“mes de feuillage noir des ormes et domina lesclameurs du Buytenhoff. Jean leva ses bras au ciel pour leremercier. –Et maintenant, dit-il, partons, Corneille. II Rosa —————The mob extorted from the deputies the order to withdraw the troopsand brought it in triumph to Tilly.————— Il le prit avec stupeur, jeta dessus un regard rapide, et tout haut: –Ceux qui ont sign‚ cet ordre, dit-il, sont les v‚ritables bourreauxde monsieur Corneille de Witt. Quant … moi, je ne voudrais pas pourmes deux mains avoir ‚crit une seule lettre de cet ordre infƒme. Etrepoussant du pommeau de son ‚p‚e l’homme qui voulait le luir‚prendre: –Un moment, dit-il, un ‚crit comme celui-l… est d’importance et segarde. Il plia le papier et le mit avec soin dans la poche de sonjustaucorps. Puis se retournant vers sa troupe: –Cavaliers de Tilly, cria-t-il, file … droite! Puis … demi-voix, et cependant de fa‡on … ce que ses paroles nefussent pas perdues pour tout le monde: –Et maintenant, ‚gorgeurs, dit-il, faites votre oeuvre. Un cri furieux compos‚ de toutes les haines avides et de toutes lesjoies f‚roces accueillit ce d‚part. Les cavaliers d‚filaientlentement. Le comte resta derriŠre, faisant face jusqu’au derniermoment … la populace. Comme on voit, Jean de Witt ne s’‚tait pas exag‚r‚ le danger quand,aidant son frŠre … se lever, il le pressait de partir. Corneilledescendit donc, appuy‚ au bras de l’ex-grand pensionnaire, l’escalierqui conduisait dans la cour. Au bas de l’escalier, il trouva labelle Rosa toute tremblante. –Oh! monsieur Jean, dit celle-ci, quel malheur!–Qu’y a-t-il donc, mon enfant? demanda de Witt.–Il y a que l’on dit qu’ils sont all‚s chercher au Hoogstraetl’ordre qui doit ‚loigner les cavaliers du comte de Tilly.–Oh! oh! fit Jean. En effet, ma fille, si les cavaliers s’en vont,la position est mauvaise pour nous.–Aussi, si j’avais un conseil … vous donner…dit la jeune filletoute tremblante.–Donne, mon enfant.–Eh bien! monsieur Jean, je ne sortirais point par la grande rue.–Et pourquoi cela, puisque les cavaliers de Tilly sont toujours …leur poste?–Oui, mais tant qu’il ne sera pas revoqu‚, cet ordre est de resterdevant la prison.–Sans doute.–En avez-vous un pour qu’il vous accompagne jusque hors de la ville?–Non.–Eh bien! du moment o— vous allez avoir d‚pass‚ les premierscavaliers vous tomberez aux mains du peuple.–Mais la garde bourgeoise?–Oh! la garde bourgeoise, c’est la plus enrag‚e.–Que faire, alors?–A votre place, monsieur Jean, continua timidement la jeune fille,je sortirais par la poterne. L’ouverture donne sur une rrue d‚serte,car tout le monde est dans la grande rue, attendant … l’entr‚eprincipale, et je gagnerais celle des portes de la ville par laquellevous voulez sortir.–Mais mon frŠre ne pourra marcher, dit Jean.–J’essaierai, r‚pondit Corneille avec une expression de fermet‚sublime.–Mais n’avez-vous pas votre voiture? demanda la jeune fille.–La voiture est l…, au seuil de la grande porte.–Non, r‚pondit la jeune fille. J’ai pens‚ que votre cocher ‚tait unhomme d‚vou‚, et je lui ai dit d’aller vous attendre … la poterne.Les deux frŠres se regardŠrent avec attendrissement, et leur doubleregard, lui apportant toute l’expression de leur reconnaissance, seconcentra sur la jeune fille.–Maintenant, dit le grand pensionnaire, reste … savoir si Gryphusvoudra bien nous ouvrir cette porte.–Oh! non, dit Rosa, il ne voudra pas.–Eh bien! alors?–Alors, j’ai pr‚vu son refus, et tout … l’heure, tandis qu’ilcausait par la fenˆtre de la ge“le avec un pistolier, j’ai pris laclef au trousseau.–Et tu l’as, cette clef?–La voici, monsieur Jean.–Mon enfant, dit Corneille, je n’ai rien … te donner en ‚change duservice que tu me rends, except‚ la Bible que tu trouveras dans machambre: c’est le dernier pr‚sent d’un honnˆte homme; j’espŠre qu’ilte portera bonheur.–Merci, monsieur Corneille, elle ne me quittera jamais, r‚pondit lajeune fille. Puis … elle-mˆme et en soupirant:–Quel malheur que je ne sache pas lire! dit-elle.–Voice les clameurs qui redoublent, ma fille, dit Jean; je croisqu’il n’y a pas un instant … perdre.–Venez donc, dit la belle Frisonne, et par un couloir int‚rieur,elle conduisit les deux frŠres au c“t‚ oppos‚ de la prison. Toujours guid‚s par Rosa, ils descendirent un escalier d’une douzainede marches, traversŠrent une petite cour, et la porte cintr‚e s’‚tantouverte, ils se retrouvŠrent de l’autre c“t‚ de la prison dans la rued‚serte, en face de la voiture qui les attendait, le marchepiedabaiss‚. –Eh! vite, vite, vite, mes maŒtres, les entendez-vous? cria lecocher tout effar‚. Mais aprŠs avoir fait monter Corneille le premier, le grandpensionnaire se retourna vers la jeune fille. –Adieu, mon enfant, dit-il; tout ce que nous pourrions te dire net’exprimerait que faiblement notre reconnaissance. Nous terecommandons … Dieu, qui se souviendra, j’espŠre, que tu viens desauver la vie de deux hommes. Rosa prit la main qui lui tendait le grand pensionnaire et la baisarespectueusement. –Allez, dit-elle, allez, on dirait qu’ils enfoncent la porte. Jean de Witt monta pr‚cipitamment, prit place prŠs de son frŠre, etferma le mantelet de la voiture en criant: –Au Tol-Hek! Le Tol-Hek ‚tait la grille qui fermait la porte conduisant au petitport de Schweningen, dans lequel un petit bƒtiment atttendait lesdeux frŠres. La voiture partit au galop de deux vigoureux chevaux flamands etemporta les fugitifs. Rosa les suivit jusqu’… ce qu’ils eussenttourn‚ l’angle de la rue. Alors elle rentra fermer la porte derriŠreelle et jeta la clef dans un puits. —————The infuriated mob broke into the Buytenhoff and searched the cells.————– III LES MASSACREURS Les rugissements de la foule ‚clataient comme un tonnerre, car il lui‚tait bien d‚montr‚ que Corn‚lius de Witt n’‚tait plus dans laprison. En effet, Corneille et Jean avaient pris la grande rue quiconduit au Tol-Hek, tout en recommandant au cocher de ralentir le pasde ses chevaux pour que le passage de leur carrosse n’‚veillƒt aucunsoup‡on. Mais arriv‚ au milieu de cette rue, quand il vit de loin lagrille, le cocher n‚gligea tout pr‚caution et mit le carrosse augalop. Tout … coup il s’arrˆta. –Qu’y a-t-il? demanda Jean en passant la tˆte par la portiŠre. –Oh! mes maŒtres, s’‚cria le cocher, il y a … La terreur ‚touffait la voix du brave homme. –Voyons, achŠve, dit le grand pensionnaire.–Il y a que la grille est ferm‚e.–Comment! la grille est ferm‚e? Ce n’est pas l’habitude de fermer lagrille pendant le jour.–Voyez plut“t. Jean de Witt se pencha en dehors de la voiture et vit en effet lagrille ferm‚e. –Va toujours, dit Jean, j’ai sur moi l’ordre de commutation, leportier ouvrira. La voiture reprit sa course, mais on sentait que le cocher nepoussait plus ses chevaux avec la mˆme confiance. Puis en sortant satˆte par la portiŠre, Jean de Witt avait ‚t‚ vu et reconnu par unbrasseur qui poussa un cri de surprise, et courut aprŠs deux autreshommes qui couraient devant lui. Au bout de cent pas il lesrejoignit et leur parla; les trois hommes s’arrˆtŠrent, regardants’‚loigner la voiture, mais encore peu s–rs de ceux qu’ellerenfermait. La voiture, pendant ce temps, arrivait au Tol-Hek. –Ouvrez! cria le cocher.–Ouvrir, dit le portier paraissant sur le seuil de sa maison,ouvrir, et avec quoi?–Avec la clef, parbleu! dit le cocher.–Avec la clef, oui; mais il faudrait l’avoir pour cela.–Comment! vous n’avez pas la clef de la porte? demanda le cocher.–Non.–Qu’en avez-vous donc fait?–Dame! on me l’a prise.–Qui cela?–Quelqu’un qui probablement tenait … ce que personne ne sortit de laville.–Mon ami, dit le grand pensionnaire sortant la tˆte de la voiture etrisquant le tout pour le tout, mon ami, c’est pour moi Jean de Wittet pour mon frŠre Corneille, que j’emmŠne en exil.–Oh! monsieur de Witt, je suis au d‚sespoir, dit le portier sepr‚cipitant vers la voiture, mais sur l’honneur, la clef m’a ‚t‚prise.–Quand cela?–Ce matin.–Par qui?–Par un jeune homme de vingt-deux ans, pƒle et maigre.–Et pourquoi la lui avez-vous remise?–Parce qu’il avait un ordre sign‚ et scell‚.–De qui?–Mais de messieurs de l’h“tel de ville.–Allons, dit tranquillement Corneille, il paraŒt que bien d‚cid‚mentnous sommes perdus.–Sais-tu si la mˆme pr‚caution a ‚t‚ prise partout?–Je ne sais.–Allons, dit Jean au cocher, Dieu ordonne … l’homme de faire tout cequ’il peut pour conserver sa vie; gagne une autre porte.–Ah! dit le portier, voyez-vous l…-bas?–Passe au galop … travers ce groupe, cria Jean au cocher, et prendsla rue … gauche; c’est notre seul espoir. Le groupe dont parlait Jean avait eu pour noyau les trois hommes quenous avons vus suivre des yeux la voiture, et qui depuis ce temps etpendant que Jean parlementait avec le portier s’‚tait grossi de septou huit nouveaux individus. Ces nouveaux arrivants avaient‚videmment des intentions hostiles … l’endroit du carrosse. Aussi,voyant les chevaux venir sur eux au grand galop, se mirent-ils entravers de la rue en agitant leurs bras arm‚s de bƒtons et criant: –Arrˆte! arrˆte! La voiture et les hommes se heurtŠrent enfin. Les frŠres de Witt nepouvaient rien voir, enferm‚s qu’ils ‚taient dans la voiture. Maisils sentirent les chevaux se cabrer, puis ‚prouvŠrent une violentesecousse. Il y eut un moment d’h‚sitation et de tremblement danstoute la machine roulante, qui s’emporta de nouveau, passant surquelque chose de rond et de flexible qui semblait ˆtre le corps d’unhomme renvers‚, et s’‚loigna au milieu des blasphŠmes. –Oh! dit Corneille, je crains bien que nous n’ayons fait un malheur.–Au galop! au galop! cria Jean.–Mais, malgr‚ cet ordre, tout … coup le cocher s’arrˆta.–Eh bien? demanda Jean.–Voyez-vous? dit le cocher. Jean regarda. Toute la populace du Buytenhoff apparaissait … l’extr‚mit‚ de la rueque devait suivre la voiture. –Arrˆte et sauve-toi, dit Jean au cocher; il est inutile d’allerplus loin; nous sommes perdus.–Les voil…! les voil…! criŠrent ensemble cinq cents voix.–Oui, les voil…, les traŒtres! les meurtriers! les assassins!r‚pondirent ceux qui couraient aprŠs la voiture. Tout … coup le carrosse s’arrˆta. Un mar‚chal venait, d’un coup demassue, d’assommer un des deux chevaux, qui tomba dans les traits. Ence moment le volet d’une fenˆtre s’entr’ouvrit et l’on put voir levisage livide et les yeux sombres d’un jeune homme se fixant sur lespectacle qui se pr‚parait. DerriŠre lui apparaissait la tˆte d’unofficier presque aussi pƒle que la sienne. –Oh! mon Dieu! mon Dieu! monseigneur, que va-t-il se passer? murmural’officier.–Quelque chose de terrible, bien certainement, r‚pondit celui-ci.–Oh! voyez-vous, monseigneur, ils tirent le grand pensionnaire de lavoiture, ils le battent, ils le d‚chirent.–En v‚rit‚, il faut que ces gens-l… soient anim‚s d’une bienviolente indignation, fit le jeune homme du mˆme ton impassible qu’ilavait conserv‚ jusqu’alors.–Et voici Corneille qu’ils tirent … son tour du carrosse, Corneilled‚j… tout bris‚, tout mutil‚ par la torture. Oh! voyez donc, voyezdonc.–Oui, en effet, c’est bien Corneille. L’officier poussa un faible cri et d‚tourna la tˆte. C’est que, surle dernier degr‚ du marchepied, avant mˆme qu’il eut touch‚ la terre,Corneille de Witt venait de recevoir un coup de barre de fer qui luiavait bris‚ la tˆte. Il se releva cependant, mais pour retomberaussit“t. Puis des hommes le prenant par les pieds, le tirŠrent dansla foule, au milieu de laquelle on put suivre le sillage sanglantqu’il y tra‡ait et qui se refermait derriŠre lui avec de grandeshu‚es pleines de joie. Le jeune homme devint plus pƒle encore, cequ’on e–t cru impossible, et son oeil se voila un instant sous sapaupiŠre. L’officier vit ce mouvement de piti‚, le premier que sons‚vŠre compagnon e–t laiss‚ ‚chapper, et voulant profiter de cetamollissement de son ƒme: –Venez, venez, monseigneur, dit-il, car voil… qu’on va assassineraussi le grand pensionnaire. Mais le jeune homme avait d‚j… ouvert les yeux. –En v‚rit‚! dit-il. Ce peuple est implacable. Il ne fait pas bon dele trahir.–Monseigneur, dit l’officier, est-ce qu’on ne pourrait pas sauver cepauvre homme, qui a ‚lev‚ Votre Altesse? S’il y a un moyen, dites-le,et duss‚-je y perdre la vie … Guillaume d’Orange, car c’‚tait lui, plissa son front d’une fa‡onsinistre, et r‚pondit: –Colonel van Deken, allez, je vous prie, trouver mes troupes afinqu’elles prennent les armes … tout ‚v‚nement.–Mais laisserai-je donc monseigneur seul ici, en face de cesassassins?–Ne vous inqui‚tez pas de moi plus que je ne m’en inquiŠte, ditbrusquement le prince. Allez. L’officier partit avec une rapidit‚ qui t‚moignait bien moins de sonob‚issance que de la joie de n’assister point au hideux assassinat dusecond des frŠres. Il n’avait point ferm‚ la porte de la chambre queJean, qui par un effort suprˆme avait gagn‚ le perron d’une maisonsitu‚e presque en face de celle o— ‚tait cach‚ son ‚lŠve, chancelasous les secousses qu’on lui imprimait de dix c“t‚s … la fois endisant: –Mon frŠre, o— est mon frŠre?–Un de ces furieux lui jeta bas son chapeau d’un coup de poing. Un autre lui montra le sang qui teignait ses mains, celui-l… venaitd’‚ventrer Corneille, et il accourait pour ne point perdre l’occasiond’en faire autant au grand pensionnaire, tandis que l’on traŒnait augibet le cadavre de celui qui ‚tait d‚j… mort. Jean poussa ung‚missement lamentable et mit une de ses mains sur ses yeux. –Ah! tu fermes tes yeux, dit un des soldats de la garde bourgeoise,eh bien! je vais te les crever, moi! Et il lui poussa dans le visage un coup de pique sous lequel le sangjaillit. –Mon frŠre! cria de Witt essayant de voir ce qu’‚tait devenuCorneille, … travers le flot de sang qui l’aveuglait, mon frŠre!–Va le rejoindre! hurla un autre assassin en lui appliquant sonmousquet sur la tempe et en lƒchant la d‚tente. Mais le coup ne partit point. Alors le meurtrier retourna son arme,et la prenant … deux mains par le canon il assomma Jean de Witt d’uncoup de crosse. Jean de Witt chancela et tomba … ses pieds. Maisaussit“t, se relevant par un suprˆme effort: –Mon frŠre! cria-t-il d’une voix tellement lamentable que le jeunehomme tira le contrevent sur lui. D’ailleurs il restait peu de chose … voir, car un troisiŠme assassinlui lƒcha … bout portant un coup de pistolet qui partit cette fois,et il tomba pour ne plus se relever. Alors chacun de ses mis‚rables,enhardi par cette chute, voulut d‚charger son arme sur le cadavre.Chacun voulut donner un coup de masse, d’‚p‚e ou de couteau, chacunvoulut tirer sa goutte de sang, arracher son lambeau d’habits. Puisquand ils furent tous deux bien meurtris, bien d‚chir‚s, biend‚pouill‚s, la populace les traŒna nus et sanglants … un gibetimprovis‚, o— des bourreaux amateurs les suspendirent par les pieds.Nous ne pourrions dire si … travers l’ouverture du volet le jeunehomme vit la fin de cette terrible scŠne, mais au moment mˆme o— ilpendait les deux martyrs au gibet, il traversait la foule et gagnaitle Tol-Hek toujours ferm‚. –Ah! monsieur, s’‚cria le portier, me rapportez-vous la clef?–Oui, mon ami, la voil…, r‚pondit le jeune homme.–Oh! c’est un bien grand malheur que vous ne m’ayez pas rapport‚cette clef seulement une demi-heure plus t“t, dit le portier ensoupirant.–Et pourquoi cela? demanda le jeune homme.–Parce que j’eusse pu ouvrir aux messieurs de Witt. Tandis que,ayant trouv‚ la porte ferm‚e, ils ont ‚t‚ oblig‚s de rebrouusserchemin. Ils sont tomb‚s au milieu de ceux qui les poursuivaient.–La porte! la porte! s’‚cria une voix qui semblait ˆtre celle d’unhomme press‚. Le prince se retourna et reconnut le colonel vanDeken.–C’est vous, colonel? dit-il. Vous n’ˆtes pas encore sorti de laHaye? C’est accomplir tardivement mon ordre.–Monseigneur, r‚pondit le colonel, voil… la troisiŠme porte …laquelle je me pr‚sente; j’ai trouv‚ les deux autres ferm‚es.–Eh bien! ce brave homme va nous ouvrir celle-ci. Ouvre, mon ami,dit le prince au portier qui ‚tait rest‚ tout ‚bahi … ce titre demonseigneur. ——————William of Orange mounted his horse, and, followed by his officer,rode off at full speed toward his camp, in order to be with histroops when the news should arrive of the death of the de Witts. Themurder of these men had greatly strengthened his position asStadtholder.————— IV L’AMATEUR DE TULIPES ET SON VOISIN ——————-Cornelius van Baerle, the godson of Corneille de Witt, and thecustodian of their secret correspondence, was a young man of wealthand quiet tastes. He had declined to enter political life, and hadretired to his ancestral home at Dordrecht where he spent his timeand fortune in the cultivation of tulips. After creating several newspecies, he set to work to create a black tulip, for which theHorticultural Society of Harlem had offered a prize of 100,000florins. In the house adjoining that of van Baerle, lived anothertulip-grower, named Boxtel, who had not the wealth of van Baerle, andcould not attain the same success. He became envious of his morefortunate rival. With a telescope he watched the garden and theglass-covered drying-room where van Baerle kept his bulbs andrecords. Van Baerle, absorbed in his work, was utterly ignorant ofthe hatred of his envious neighbor. When Corneille de Witt inJanuary, 1672, had come to van Baerle, and, in the supposed secrecyof the drying-room, confided to his godson the state correspondence,Boxtel, telescope in hand, watched attentively all the movements. Hesaw the mysterious package pass from the hands of de Witt to those ofvan Baerle who enclosed it carefully in the drawer where he kept hisbest tulip bulbs. Boxtel guessed the nature of the documents, anddetermined to make use of this knowledge at the opportune time inorder to ruin his rival. The day Craeke arrived at Dordrecht withthe order from Corneille de Witt to destroy the papers, van Baerlewas in his drying-room, oblivious of the world and its revolutions,but enraptured by his success in the world of tulips. Before him laythree bulbs which he was sure would produce the long-sought blacktulip.————————— –Les admirables ca‹eux!… Et Corn‚lius se d‚lectait dans sa contemplation, et Corn‚liuss’absorbait dans les plus doux rˆves. Soudain la sonnette de soncabinet fut plus vivement ‚branl‚e que d’habitude. Corn‚liustressaillit, ‚tendit la main sur ses ca‹eux et se retourna. –Qui va l…? demanda-t-il.–Monsieur, r‚pondit le serviteur, c’est un messager de la Haye.–Un messager de la Haye….Que veut-il?–Monsieur, c’est Craeke.–Craeke, le valet de confiance de monsieur Jean de Witt? Bon! qu’ilattende.–Je ne puis attendre, dit une voix dans le corridor. Et en mˆme temps Craeke se pr‚cipita dans le s‚choir. Cette apparition presque violente ‚tait une telle infraction auxhabitudes ‚tablies dans la maison de Corn‚lius van Baerle, quecelui-ci, en apercevant Craeke qui se pr‚cipitait dans le s‚choir,fit de la main qui couvrait les ca‹eux un mouvement presqueconvulsif, lequel envoya deux des pr‚cieux oignons rouler, l’un sousla table voisine de la grande table, l’autre dans la chemin‚e. –Au diable! dit Corn‚lius, se pr‚cipitant … la poursuite des ca‹eux,qu’y a-t-il donc, Craeke?–Il y a, monsieur, dit Craeke, d‚posant le papier sur la grandetable o— ‚tait rest‚ le troisiŠme oignon, il y a que vous ˆtes invit‚… lire ce papier sans perdre un seul instant. Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht lessympt“mes d’un tumulte pareil … celui qu’il venait de laisser … laHaye, s’enfuit sans tourner la tˆte. –C’est bon! c’est bon! mon cher Craeke, dit Corn‚lius, ‚tendant lebras sous la table pour y poursuivre l’oignon pr‚cieux; on le lira,ton papier. Puis, ramassant le ca‹eu, qu’il mit dans le creux de sa main pourl’examiner: –Bon! dit-il; en voil… d‚j… un intact. Diable de Craeke, va! entrerainsi dans mon s‚choir! Voyons … l’autre, maintenant. Et sans lƒcher l’oignon fugitif, van Baerle s’avan‡a vers lachemin‚e, et … genoux, du bout du doigt, se mit … palper les cendresqui heureusement ‚taient froides. Au bout d’un instant, il sentit le second ca‹eu. –Bon, dit-il, le voici. Et le regardant avec une attention presque paternelle: –Intact comme le premier, dit-il. Au mˆme instant, et comme Corn‚lius, encore … genoux, examinant lesecond ca‹eu, la porte du s‚choir fut secou‚e si rudement et s’ouvritde telle fa‡on … la suite de cette secousse, que Corn‚lius sentitmonter … ses joues, … ses oreilles la flamme de cette mauvaiseconseillŠre que l’on nomme la colŠre. –Qu’est-ce encore? demanda-t-il. Ah ‡a! devient-on fou c‚ans? –Monsieur! monsieur! s’‚cria un domestique se pr‚cipitant dans les‚choir avec le visage plus pƒle et la mine plus effar‚e que ne lesavait Craeke.–Et bien? demanda Corn‚lius, pr‚sageant un malheur … cette doubleinfraction de toutes les rŠgles.–Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.–Fuir et pourquoi?–Monsieur, la maison est pleine de gardes des Etats.–Que demandent-ils?–Ils vous cherchent.–Pour quoi faire?–Pour vous arrˆter.–Pour m’arrˆter, moi?–Oui, monsieur, et ils sont pr‚c‚d‚s d’un magistrat.–Que veut dire cela? demanda van Baerle en serrant ses deux ca‹euxdans sa main et en plongeant son regard effar‚ dans l’escalier.–Ils montent, ils montent! cria le serviteur.–Oh! mon cher enfant, mon digne maŒtre, cria la nourrice en faisant… son tour son entr‚e dans le s‚choir. Prenez votre or, vos bijoux,et fuyez, fuyez!–Mais par o— veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baerle.–Sautez par la fenˆtre.–Vingt-cinq pieds.–Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.–Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.–N’importe, sautez. Corn‚lius prit le troisiŠme ca‹eu, s’approcha de la fenˆtre,l’ouvrit, mais … l’aspect du d‚gƒt qu’il allait causer dans sesplates-bandes bien plus encore qu’… la vue de la distance qu’il luifallait franchir: –Jamais, dit-il. Et il fit un pas en arriŠre. En ce moment on voyait poindre … travers les barreaux de la rampe leshallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel. Quant …Corn‚lius van Baerle, il faut le dire … la louange non pas del’homme, mais du tulipier, sa seule pr‚occupation fut pour sesinestimables ca‹eux. Il chercha des yeux un papier o— lesenvelopper, aper‡ut la feuille de la Bible d‚pos‚e par Craeke sur les‚choir, la prit sans se rappeler, tant son trouble ‚tait grand, d’o—venait cette feuille, y enveloppa les trois ca‹eux, les cacha dans sapoitrine et attendit. Les soldats, pr‚c‚d‚s du magistrat, entrŠrentau mˆme instant. –Etes-vous le docteur Corn‚lius van Baerle? demanda le magistrat,quoiqu’il conn–t parfaitement le jeune homme; mais en cella il seconformait aux rŠgles de la justice, ce qui donnait, comme on levoit, une grande gravit‚ … l’interrogation.–Je le suis, maŒtre van Spennen, r‚pondit Corn‚lius en saluantgracieusement son juge, et vous le savez bien.–Alors livrez-nous les papiers s‚ditieux que vous cachez chez vous.–Les papiers s‚ditieux? r‚p‚ta Corn‚lius tout abasourdi del’apostrophe.–Oh! ne faites pas l’‚tonn‚.–Je vous jure, maŒtre van Spennen, reprit Corn‚lius, que j’ignorecomplŠtement ce que vous voulez dire.–Alors je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge:livrez- nous les papiers que le traŒtre Corneille de Witt a d‚pos‚schez vous au mois de janvier dernier. Un ‚clair passa dans l’esprit de Corn‚lius. –Oh! oh! dit van Spennen, voil… que vous commencez … vous rappeler,n’est-ce pas?–Sans doute ; mais vous parliez de papier s‚ditieux, et je n’aiaucun papier de ce genre.–Ah! vous niez?–Certainement. Le magistrat se retourna pour embrasser d’un coup d’oeil tout lecabinet. –Quelle est la piŠce de votre maison qu’on nomme le s‚choir?demanda-t-il.–C’est justement celle o— nous sommes, maŒtre van Spennen. Le magistrat jeta un coup d’oeil sur une petite note plac‚e aupremier rang de ses papiers. –C’est bien, dit-il, comme un homme qui est fix‚. Puis se retournant vers Corn‚lius. –Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.–Mais je ne puis, maŒtre van Spennen. Ces papiers ne sont point …moi: ils m’ont ‚t‚ remis en d‚p“t, et un d‚p“t est sacr‚.–Docteur Corn‚lius, dit le juge, au nom des Etats, je vous ordonned’ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sontrenferm‚s. Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisiŠme tiroir d’unbahut plac‚ prŠs de la chemin‚e. C’‚tait dans ce troisiŠme tiroir, en effet, qu’‚taient les papiersremis par Corneille de Witt … son filleul, preuve que la police avait‚t‚ parfaitement renseign‚e. –Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Corn‚liusrestait immobile de stup‚faction. Je vais donc l’ouvrir moi-mˆme. Et ouvrant le tiroir dans toute sa largeur, le magistrat mit d’abord… d‚couvert une vingtaine d’oignons, rang‚s et ‚tiquet‚s avec soin ;puis le paquet de papier demeur‚ dans le mˆme ‚tat exactement o— ilavait ‚t‚ remis … son filleul par le malheureux Corneille de Witt.Le magistrat rompit les cires, d‚chira l’enveloppe, jeta un regardavide sur les premiers feuillets qui s’offraient … ses regards, ets’‚cria d’une voix terrible: –Ah! la justice n’avait donc pas re‡u un faux avis!–Comment! dit Corn‚lius, qu’est-ce donc?–Ah! ne faites pas davantage l’ignorant, monsieur van Baerle,r‚pondit le magistrat, et suivez-nous.–Comment! que je vous suive! s’‚cria le docteur.–Oui, car au nom des Etats, je vous arrˆte. On n’arrˆtait pas encore au nom de Guillaume d’Orange. Il n’y avaitpas encore assez longtemps qu’il ‚tait stathouder pour cela. –M’arrˆter? s’‚cria Corn‚lius; mais qu’ai-je donc fait?–Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avecvos juges.–O— cela?–A la Haye. Corn‚lius, stup‚fait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance,donna la main … ses serviteurs, qui fondaient en larmmes, et suivitle magistrat, qui l’enferma dans une chaise comme un prisonnierd’‚tat, et le fit conduire au grand galop … la Haye. V UNE INVASION ——————Boxtel knew that van Baerle had found the bulb of the black tulip,and had denounced him to the police in the hope that, after thearrest of the master of the house, he could enter the gardenunnoticed and steal the famous bulbs. The day of the arrest heremained in bed, pretending to be sick.—————— La nuit vint. C’‚tait la nuit qu’attendait Boxtel. La nuit venue, il se leva. Il avait bien calcul‚: personne ne songeait … garder le jardin;maison et domestiques ‚taient sens dessus dessous. Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit. A minuit, le coeur bondissant, les mains tremblantes, le visagelivide, il prit une ‚chelle, l’appliqua contre le mur, monta jusqu’…l’avant-dernier ‚chelon et ‚couta. Tout ‚tait tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de lanuit. Une seule lumiŠre veillait dans toute la maison. C’‚tait celle de la nourrice. Ce silence et cette obscurit‚ enhardirent Boxtel. Il enjamba le mur, s’arrˆta un instant sur le faŒte; puis, biencertain qu’il n’avait rien … craindre, il passa l’‚chelle de sonjardin dans celui de Corn‚lius et descendit. Puis, comme il savait o— ‚taient enterr‚s les ca‹eux de la futuretulipe noire, il courut dans leur direction, suivant n‚anmoins lesall‚es pour n’ˆtre point trahi par la trace de ses pas, et, arriv‚ …l’endroit pr‚cis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains dansla terre molle. Il ne trouva rien et crut s’ˆtre tromp‚. Cependant, la sueur perlait instinctivement sur son front. Il fouilla … c“t‚: rien. Il fouilla … droite, il fouilla … gauche: rien. Il fouilla devant et derriŠre: rien. Il faillit devenir fou, car il s’aper‡ut enfin que dans lamatin‚e-mˆme la terre avait ‚t‚ remu‚e. En effet, pendant que Boxtel ‚tait dans son lit, Corn‚lius ‚taitdescendu dans son jardin, avait d‚terr‚ l’oignon et l’avait divis‚ entrois ca‹eux. Boxtel ne pouvait se d‚cider … quitter la place. Il avait retourn‚avec ses mains plus de dix pieds carr‚s. Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur. Ivre de colŠre, il regagna son ‚chelle, enjamba le mur, ramenal’‚chelle de chez Corn‚lius chez lui, la jeta dans son jardin etsauta aprŠs elle. Tout … coup il lui vint un dernier espoir. C’est que les ca‹eux ‚taient dans le s‚choir. Il ne s’agissait que de p‚n‚trer dans le s‚choir comme il avaitp‚n‚tr‚ dans le jardin. L… il les trouverait. Au reste ce n’‚tait guŠre plus difficile. Les vitrages du s‚choir se soulevaient comme ceux d’une serre. Corn‚lius van Baerle les avait ouverts le matin mˆme et personnen’avait song‚ … les fermer. Le tout ‚tait de se procurer une ‚chelle assez longue, une ‚chelle devingt pieds au lieu d’une de douze. Boxtel avait remarqu‚ dans la rue qu’il habitait une maison enr‚paration; le long de cette maison une ‚chelle gigantesque ‚taitdress‚e. Cette ‚chelle ‚tait bien l’affaire de Boxtel, si les ouvriers nel’avaient pas emport‚e. Il courut … la maison, l’‚chelle y ‚tait. Boxtel prit l’‚chelle et l’emporta … grande peine dans son jardin;avec plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de lamaison de Corn‚lius. Boxtel mit une lanterne sourde tout allum‚e dans sa poche, monta …l’‚chelle et p‚n‚tra dans le s‚choir. Arriv‚ dans ce tabernacle, il s’arrˆta, s’appuyant contre la table;les jambes lui manquaient, son coeur battait … ‚touffer. Dans le jardin, Boxtel n’‚tait qu’un maraudeur; dans la chambre,Boxtel ‚tait un voleur. Cependant, il reprit courage; il n’‚tait pas venu jusque-l… pourrentrer chez lui les mains nettes. Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs; iltrouva ‚tiquet‚es comme dans un jardin des plantes, la Joannis, laWitt, la tulipe bistre, la tulipe caf‚ br–l‚; mais la tulipe noire ouplut“t des ca‹eux o— elle ‚tait encore endormie, il n’y en avait pasde traces. Et cependant, sur le registre des graines et des ca‹eux tenu enpartie double par van Baerle avec plus de soin et d’exactitude que leregistre commercial des premiŠres maisons d’Amsterdam, Boxtel lut ceslignes: “Aujourd’hui, 20 ao–t 1672, j’ai d‚terr‚ l’oignon de la grande tulipenoire que j’ai s‚par‚ en trois ca‹eux parfaits.” –Ces ca‹eux! Ces ca‹eux! hurla Boxtel en ravageant tout dans les‚choir, o— les a-t-il pu cacher? Puis tout … coup se frappant le front … s’aplatir le cerveau: –Oh! mis‚rable que je suis! s’‚cria-t-il; ah! trois fois perduBoxtel, est-ce qu’on se s‚pare de ces ca‹eux, est-ce qu’on lesabandonne … Dordrecht quand on part pour la Haye, est-ce que l’onpeut vivre sans ses ca‹eux, quand ces ca‹eux sont ceux de la grandetulipe noire? Il aura eu le temps de les prendre, l’infƒme! Il les asur lui, il les a emport‚s … la Haye! C’‚tait un ‚clair qui montrait … Boxtel l’abŒme d’un crime inutile. –Eh bien! aprŠs tout, dit l’envieux, s’il les a, il ne peut lesgarder que tant qu’il sera vivant et… Le reste de sa hideuse pens‚e s’absorba dans un affreux sourire. –Les ca‹eux sont … la Haye, dit-il; ce n’est donc plus … Dordrechtque je puis vivre. A la Haye pour les ca‹eux! … la Haye! Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu’ilabandonnait, tant il ‚tait pr‚occup‚ d’une autre richesseinestimable, Boxtel sortit, se laissa glisser le long de l’‚chelle,reporta l’instrument de vol o— il l’avait pris, et, pareil … unanimal de proie, rentra rugissant dans sa maison. VI LA CHAMBRE DE FAMILLE A minuit, on frappa … la porte du Buytenhoff. C’‚tait Corn‚lius vanBaerle que l’on amenait. Quand le ge“lier Gryphus re‡ut ce nouvelh“te et qu’il eut vu sur la lettre d’‚crou la qualit‚ du prisonnier: –Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire dege“lier; ah! jeune homme, nous avons justement ici la chambre defamille; nous allons vous la donner. Et enchant‚ de la plaisanterie qu’il venait de faire, le faroucheorangiste prit son falot et les clefs pour conduire le filleul dansla chambre du parrain. Sur la route qu’il fallait parcourir pour arriver … cette chambre led‚sesp‚r‚ fleuriste n’entendit rien que l’aboiement d’un chien, nevit rien que le visage d’une jeune fille. Le chien sortit d’une niche creus‚e dans le mur, en secouant unegrosse chaŒne, et il flaira Corn‚lius afin de le bien reconnaŒtre aumoment o— il serait ordonn‚ de le d‚vorer. La jeune fille, quand le prisonnier fit g‚mir la rampe de l’escaliersous sa main alourdie, entr’ouvrit le guichet d’une chambre qu’ellehabitait dans l’‚paisseur de cet escalier mˆme. Et la lampe … lamain droite, elle ‚claira son charmant visage rose encadr‚ dansd’admirables cheveux blonds … torsades ‚paisses. C’‚tait un bien beau tableau … peindre et en tout digne de maŒtreRembrandt que cette spirale noire de l’escalier illumin‚e par lefalot rougeƒtre de Gryphus avec la sombre figure du ge“lier ausommet, la m‚lancholique figure de Corn‚lius qui se penchait sur larampe pour regarder; au-dessous de lui, encadr‚ par le guichetlumineux, le suave visage de Rosa; puis, en bas, tout … fait dansl’ombre, … cet endroit de l’escalier o— l’obscurit‚ faisaitdisparaŒtre les d‚tails, les yeux d’escarbou. Mais ce que n’aurait pu rendre dans son tableau le sublime maŒtre,c’est l’expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quandelle vit ce beau jeune homme pƒle monter l’escalier lentement etqu’elle put lui appliquer ces sinistres paroles prononc‚es par sonpŠre: –Vous aurez la chambre de famille. Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n’avonsmis … la d‚crire. Puis Gryphus continua son chemin, Corn‚lius futforc‚ de le suivre, et cinq minutes aprŠs il entrait dans le cachot,qu’il est inutile de d‚crire, puisque le lecteur le connait d‚j….Gryphus, aprŠs avoir montr‚ du doigt le lit au prisonnier, reprit sonfalot et sortit. Quant … Corn‚lius, rest‚ seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormitpoint. Il ne cessa d’avoir l’oeil fix‚ sur l’‚troite fenˆtre …treillis de fer qui prenait son jour sur le Buytenhoff; il vit decette fa‡on blanchir par del… les arbres ce premier rayon de lumiŠreque le ciel laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau. Corn‚lius, impatient de savoir si quelque chose vivait … l’entour delui, s’approcha de la fenˆtre et promena circulairement un tristeregard. A l’extr‚mit‚ de la place, une masse noirƒtre teint‚e de bleu sombrepar les brumes matinales, s’‚levait d‚coupant sur les maisons pƒlessa silhouette irr‚guliŠre. Corn‚lius reconnut le gibet. A ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n’‚taient plus quedes squelettes encore saignants. Le bon peuple de la Haye avait d‚chiquet‚ les chairs de ses victimes,mais rapport‚ fidŠlement au gibet le pr‚texte d’une doubleinscription trac‚e sur une ‚norme pancarte. Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Corn‚liusparvint … lire les lignes suivantes: “Ici pendent le grand sc‚l‚rat nomm‚ Jean de Witt et le petit coquinCorneille de Witt, son frŠre, deux ennemis du peuple, mais grandsamis du roi de France.” Corn‚lius poussa un cri d’horreur, et dans le transport de sa terreurd‚lirante frappa des pieds et des mains … sa porte, si rudement et sipr‚cipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d’‚normesclefs … la main. Il ouvrit la porte en prof‚rant d’horribles impr‚cations contre leprisonnier qui le d‚rangeait en dehors des heures o— il avaitl’habitude de se d‚ranger. –Ah ‡a mais! dit-il, est-il enrag‚ cet autre de Witt? s’‚cria-t-il,mais ces de Witt ont donc le diable au corps! –Monsieur, monsieur, dit Corn‚lius en saisissant le ge“lier par lebras et en le traŒnant vers la fenˆtre; monsieur, qu’ai- je donc lul…-bas? –O—, l…-bas? –Sur cette pancarte. Et tremblant, pƒle et haletant, il lui montrait, au fond de la place,le gibet surmont‚ de la cynique inscription. Gryphus se mit … rire. –Ah! ah! r‚pondit-il. Oui, vous avez lu….Eh bien! mon chermonsieur, voil… o— l’on arrive quand on a des intelligencces avec lesennemis de monsieur le prince d’Orange. –Messieurs de Witt ont ‚t‚ assassin‚s! murmura Corn‚lius, la sueurau front et en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, lesyeux ferm‚s. –Messieurs de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus;appelez- vous cela assassin‚s, vous? moi, je dis ex‚cut‚s. Et, voyant que le prisonnier ‚tait arriv‚ non seulement au calme,mais … l’an‚antissement, il sortit de la chambre, tirant la porteavec violence, et faisant rouler les verrous avec bruit. En revenant … lui, Corn‚lius se trouva seul et reconnut la chambre o—il se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l’avait appel‚eGryphus, comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui … unetriste mort. Et comme c’‚tait un philosophe, comme c’‚tait surtout un chr‚tien, ilcommen‡a par prier pour l’ƒme de son parrain, puis pour celle dugrand pensionnaire, puis enfin il se r‚signa lui-mˆme … tous les mauxqu’il plairait … Dieu de lui envoyer. Puis, aprŠs s’ˆtre bien assur‚ qu’il ‚tait seul, il tira de sapoitrine les trois ca‹eux de la tulipe noire et les cacha derriŠre ungrŠs sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le coin leplus obscur de la prison. Inutile labeur de tant d’ann‚es! destruction de si douces esp‚rances!sa d‚couverte allait donc aboutir au n‚ant comme lui … la mort! Danscette prison, pas un brin d’herbe, pas un atome de terre, pas unrayon de soleil. A cette pens‚e, Corn‚lius entra dans un sombre d‚sespoir dont il nesortit que par une circonstance extraordinaire. Quelle ‚tait cette circonstance? C’est ce que nous nous r‚servons de dire dans le chapitre suivant. VII LA FILLE DU GE“LIER Le mˆme soir, comme il apportait la pitance du prisonnier, Gryphus,en ouvrant la porte de la prison, glissa sur la dalle humide et tomba; il se cassa le bras au-dessus du poignet. Corn‚lius fit unmouvement vers le ge“lier ; mais comme il ne se doutait pas de lagravit‚ de l’accident: –Ce n’est rien, dit Gryphus, ne bougez pas. Et il voulut se relever en s’appuyant sur son bras, mais l’os plia ;Gryphus seulement alors sentit la douleur et jeta un cri. Il compritqu’il avait le bras cass‚, et cet homme si dur pour les autresretomba ‚vanoui sur le seuil de la porte, o— il demeura inerte etfroid, semblable … un mort. Pendant ce temps, la porte de la prison‚tait demeur‚e ouverte, et Corn‚lius se trouvait presque libre. Maisl’id‚e ne lui vint mˆme pas … l’esprit de profiter de cet accident;il avait vu, … la fa‡on dont le bras avait pli‚, qu’il y avaitfracture, qu’il y avait douleur; il ne songea pas … autre chose qu’…porter secours au bless‚. Au bruit que Gryphus avait fait en tombant, un pas pr‚cipit‚ se fitentendre dans l’escalier. C’‚tait la belle Frisonne, qui, voyant sonpŠre ‚tendu … terre et le prisonnier courb‚ sur lui, avait crud’abord que Gryphus, dont elle connaissait la brutalit‚, ‚tait tomb‚… la suite d’une lutte engag‚e entre lui et le prisonnier. Mais ramen‚e par le premier coup d’oeil … la v‚rit‚, et honteuse dece qu’elle avait pu penser, elle leva sur le jeune homme ses beauxyeux humides et lui dit: –Pardon et merci, monsieur. Pardon de ce que j’avais pens‚, et mercide ce que vous faites. Corn‚lius rougit. –Je ne fais que mon devoir de chr‚tien, dit-il, en secourant monsemblable. Gryphus, revenu de son ‚vanouissement, ouvrit les yeux, et sabrutalit‚ accoutum‚e lui revenant avec la vie: –Ah! voil… ce que c’est, dit-il, on se presse d’apporter le souperdu prisonnier, on tombe en se hƒtant, en tombant on se casse le bras,et l’on vous laisse sur le carreau.–Silence, mon pŠre, dit Rosa, vous ˆtes injuste envers ce jeunemonsieur, que j’ai trouv‚ occup‚ … vous secourir.–Lui? fit Gryphus avec un air de doute.–Cela est si vrai, monsieur, que je suis tout prˆt … vous secourirencore.–Vous? dit Gryphus ; ˆtes-vous donc docteur?–C’est mon premier ‚tat, dit le prisonnier.–De sorte que vous pourriez me remettre le bras?–Parfaitement.–Et que vous faut-il pour cela, voyons?–Deux clavettes de bois et des bandes de linge.–Tu entends, Rosa, dit Gryphus, le prisonnier va me remettre le bras; c’est une ‚conomie ; voyons, aide-moi … me lever, je suis de plomb. Rosa pr‚senta au bless‚ son ‚paule ; le bless‚ entoura le col de lajeune fille de son bras intact, et faisant un effort, il se mit surses jambes, tandis que Corn‚lius, pour lui ‚pargner le chemin,roulait vers lui un fauteuil. Gryphus s’assit dans le fauteuil, puisse retournant vers sa fille: –Eh bien! n’as-tu pas entendu? lui dit-il. Va chercher ce que l’onte demande. Rosa descendit et rentra un instant aprŠs avec deux douves de barilet une grande bande de linge. –Est-ce bien cela que vous d‚sirez, monsieur? demanda Rosa.–Oui, mademoiselle, fit Corn‚lius en jetant les yeux sur les objetsapport‚s ; oui, c’est bien cela. Maintenant, poussez cette tablependant que je vais soutenir le bras de votre pŠre. Rosa poussa la table. Corn‚lius posa le bras cass‚ dessus, afin qu’ilse trouvƒt … plat, et avec une habilet‚ parfaite, rajusta lafracture, adapta la clavette et serra les bandes. A la derniŠre‚pingle, le ge“lier s’‚vanouit une seconde fois. –Allez chercher du vinaigre, mademoiselle, dit Corn‚lius, nous luien frotterons les tempes, et il reviendra. Mais au lieu d’accomplir la prescription qui lui ‚tait faite, Rosa,aprŠs s’ˆtre assur‚e que son pŠre ‚tait bien sans connaissance,s’avan‡ant vers Corn‚lius: –Monsieur, dit-elle, service pour service.–Qu’est-ce … dire, ma belle enfant? demanda Corn‚lius.–C’est-…-dire, monsieur, que le juge qui doit vous interroger demainest venu s’informer aujourd’hui de la chambre o— vous ‚tiez ; qu’onlui a dit que vous occupiez la chambre de monsieur Corneille de Witt,et qu’… cette r‚ponse, il a ri d’une fa‡on sinistre qui me faitcroire que rien de bon ne vous attend.–Mais, demanda Corn‚lius, que peut-on me faire?–Voyez d’ici ce gibet.–Mais je ne suis point coupable, dit Corn‚lius.–L’‚taient-ils, eux, qui sont l…-bas, mutil‚s, d‚chir‚s?–C’est vrai, dit Corn‚lius en s’assombrissant.–D’ailleurs, continua Rosa, l’opinion publique veut que vous lesoyez, coupable. Mais enfin, coupable ou non, votre procŠs commencerademain ; aprŠs-demain, vous serez condamn‚: les choses vont vite parle temps qui court.–Eh bien! que concluez-vous de tout ceci, mademoiselle?–J’en conclus que je suis seule, que je suis faible, que mon pŠreest ‚vanoui, que le chien est musel‚, que rien par cons‚quuent nevous empˆche de vous sauver. Sauvez-vous donc, voil… ce que jeconclus.–Que dites-vous?–Je dis que je n’ai pu sauver monsieur Corneille ni monsieur Jean deWitt, h‚las! et que je voudrais bien vous sauver, vous.. Seulement,faites vite ; voil… la respiration qui revient … mon pŠre, dans uneminute peut-ˆtre il rouvira les yeux, et il sera trop tard. Voush‚sitez? En effet, Corn‚lius demeurait immobile, regardant Rosa, mais commes’il la regardait sans l’entendre.–Ne comprenez-vous pas? fit la jeune fille impatiente.–Si fait, je comprends, fit Corn‚lius; mais…–Mais?–Je refuse. On vous accuserait.–Qu’importe? dit Rosa en rougissant.–Merci, mon enfant, reprit Corn‚lius, mais je reste.–Vous restez! Mon Dieu! mon Dieu! N’avez-vous donc pas compris quevous serez condamn‚… . condamn‚ … mort, ex‚cut‚ suur un ‚chafaud etpeut-ˆtre assassin‚, mis en morceaux comme on a assassin‚ et mis enmorceaux monsieur Jean et monsieur Corneille? Au nom du ciel, ne vousoccupez pas de moi et fuyez cette chambre o— vous ˆtes. Prenez-ygarde, elle porte malheur aux de Witt.–Hein! s’‚cria le ge“lier en se r‚veillant. Qui parle de sescoquins, de ces mis‚rables, de ces sc‚l‚rats de de Witt?–Ne vous emportez pas, mon brave homme, dit Corn‚lius avec son douxsourire ; ce qu’il y a de pis pour les fractures, c’est des’‚chauffer le sang. Puis, tout bas … Rosa: –Mon enfant, dit-il, je suis innocent, j’attendrai mes juges avec latranquillit‚ et le calme d’un innocent.–Silence! dit Rosa.–Silence, et pourquoi?–Il ne faut pas que mon pŠre soup‡onne que nous avons caus‚ ensemble.–O— serait le mal?–O— serait le mal? C’est qu’il m’empˆcherait de jamais revenir ici,dit la jeune fille.–Corn‚lius re‡ut cette na‹ve confidence avec un sourire; il luisemblait qu’un peu de bonheur luisait sur son infortune.–Eh bien! que marmottez-vous l… tous deux? dit Gryphus en se levantet en soulevant son bras droit avec son bras gauche.–Rien, r‚pondit Rosa ; monsieur me prescrit le r‚gime que vous avez… suivre.–Le r‚gime que je dois suivre! le r‚gime que je dois suivre! Vousaussi, vous en avez un … suivre, la belle!–Et lequel, mon pŠre?–C’est de ne pas venir dans la chambre des prisonniers, ou, quandvous y venez, d’en sortir le plus vite possible ; marchez donc devantmoi, et lestement! Rosa et Corn‚lius ‚changŠrent un regard.Celui de Rosa voulait dire:–Vous voyez bien!Celui de Corn‚lius signifiait:–Qu’il soit fait ainsi qu’il plaira au Seigneur! VIII LE TESTAMENT DE CORNELIUS VAN BAERLE ————-Van Baerle was tried the second day after his incarceration in theBuytenhoff. He pleaded ignorance of the contents of the documentsfound in his possession, but his judges, who were Orangists, haddetermined to convict him of treason, and deliberated only as amatter of form.————- Comme cette d‚lib‚ration avait ‚t‚ s‚rieuse, elle avait dur‚ unedemi-heure, et pendant cette demi-heure, le prisonnier avait ‚t‚r‚int‚gr‚ dans sa prison. Ce fut l… que le greffier des Etats vintlui lire l’arrˆt. MaŒtre Gryphus ‚tait retenu sur son lit par la fiŠvre que lui causaitla fracture de son bras. Ses clefs ‚taient pass‚es aux mains d’un deses valets surnum‚raires, et derriŠre ce valet, qui avait introduitle greffier, Rosa, la belle Frisonne, s’‚tait venue placer …l’encoignure de la porte, un mouchoir sur sa bouche pour ‚touffer sessoupirs et ses sanglots. Corn‚lius ‚couta la sentence avec un visageplus ‚tonn‚ que triste. La sentence lue, le greffier lui demandas’il avait quelque chose … r‚pondre. –Ma foi, non, r‚pondit-il.Et comme le greffier allait sortir:–A propos, monsieur le greffier, dit Corn‚lius, pour quel jour estla chose, s’il vous plaŒt?–Mais pour aujourd’hui, r‚pondit le greffier un peu gˆn‚ par lesang-froid du condamn‚. Un sanglot ‚clata derriŠre la porte. Corn‚lius se pencha pour voirqui avait pouss‚ ce sanglot, mais Rosa avait devin‚ le mouvement ets’‚tait rejet‚e en arriŠre. –Et, ajouta Corn‚lius, … quelle heure l’ex‚cution?–Monsieur, pour midi.–Diable! fit Corn‚lius, j’ai entendu, ce me semble, sonner dixheures il y a au moins vingt minutes. Je n’ai pas de temps … perdre.–Pour vous reconcilier avec Dieu, oui, monsieur, fit le greffier ensaluant jusqu’… terre, et vous pouvez demander tel ministre qu’ilvous plaira. En disant ces mots, il sortit … reculons, et le ge“lier rempla‡antl’allait suivre en refermant la porte de Corn‚lius, quand un brasblanc et qui tremblait s’interposa entre cet homme et la lourdeporte. Corn‚lius ne vit que le casque d’or aux oreillettes dedentelles blanches, coiffure des belles Frisonnes ; il n’entenditqu’un murmure … l’oreille du guichetier ; mais celui-ci remit seslourdes clefs dans la main blanche qu’on lui tendait, et, descendantquelques marches, il s’assit au milieu de l’escalier, gard‚ ainsi enhaut par lui, en bas par le chien. Le casque d’or fit volte-face, etCorn‚lius reconnut le visage sillonn‚ de pleurs et les grands yeuxbleus tout noy‚s de la belle Rosa. La jeune fille s’avan‡a versCorn‚lius en appuyant ses deux mains sur sa poitrine bris‚e. –Oh! monsieur! monsieur! dit-elle. Et elle n’acheva point. –Ma belle enfant, r‚pliqua Corn‚lius ‚mu, que d‚sirez- vous de moi?Je n’ai pas grand pouvoir d‚sormais sur rien, je vous en avertis. –Monsieur, je viens r‚clamer de vous une grƒce, dit Rosa, tendantses mains moiti‚ vers Corn‚lius, moiti‚ vers le ciel.–Ne pleurez pas ainsi, Rosa, dit le prisonnier ; car vos larmesm’attendrissent bien plus que ma mort prochaine. Et, vous le savez,plus le prisonnier est innocent, plus il doit mourir avec calme etmˆme avec joie, puisqu’il meurt martyr. Voyons, ne pleurez plus etdites-moi vos d‚sirs, ma belle Rosa. La jeune fille se laissa glisser … genoux. –Pardonnez … mon pŠre, dit-elle.–A votre pŠre! fit Corn‚lius ‚tonn‚.–Oui, il a ‚t‚ si dur pour vous! mais il est ainsi de sa nature, ilest ainsi pour tous, et ce n’est pas vous particuliŠremeent qu’il abrutalis‚.–Il est puni, chŠre Rosa, plus que puni mˆme par l’accident qui luiest arriv‚, et je lui pardonne.–Merci! dit Rosa. Et maintenant, dites, puis-je, moi, … mon tour,quelque chose pour vous?–Vous pouvez s‚cher vos beaux yeux, chŠre enfant, r‚pondit Corn‚liusavec son doux sourire.–Mais pour vous–pour vous?–Celui qui n’a plus … vivre qu’une heure est un grand sybarite s’ila besoin de quelque chose, chŠre Rosa.–Ce ministre qu’on vous avait offert?–J’ai ador‚ Dieu toute ma vie, Rosa. Je l’ai ador‚ dans ses oeuvres,b‚ni dans sa volont‚. Dieu ne peut rien avoir contre moi. Je ne vousdemanderai donc pas un ministre. La derniŠre pens‚e qui m’occupe,Rosa, se rapporte … la glorification de Dieu. Aidez-moi, ma chŠre, jevous en prie, dans l’accomplissement de cette derniŠre pens‚e.–Ah! monsieur Corn‚lius, parlez, parlez! s’‚cria la jeune filleinond‚e de larmes.–Donnez-moi votre belle main, et promettez-moi de ne pas rire, monenfant.–Rire! s’‚cria Rosa au d‚sespoir, rire en ce moment! Mais vous nem’avez donc pas regard‚e, monsieur Corn‚lius?–Je vous ai regard‚e, Rosa, et avec les yeux du corps et avec lesyeux de l’ƒme. Jamais femme plus belle, jamais ƒme plus pure nes’‚tait offerte … moi; et si je ne vous regarde plus … partir de cemoment, pardonnez-moi, c’est parce que, prˆt … sortir de la vie,j’aime mieux n’avoir rien … y regretter. Rosa tresaillit. Comme le prisonnier disait ces paroles, onze heuressonnaient au beffroi du Buytenhoff. Corn‚lius comprit. –Oui, oui, hƒtons-nous, dit-il, vous avez raison, Rosa. Alorstirant de sa poitrine, o— il l’avait cach‚ de nouveau depuis qu’iln’avait plus peur d’ˆtre fouill‚, le papier qui enveloppait les troisca‹eux:–Ma belle amie, dit-il, j’ai beaucoup aim‚ les fleurs. C’‚tait dansle temps o— j’ignorais que l’on p–t aimer autre chose. Oh! nerougissez pas, ne vous d‚tournez pas. J’aimais les fleurs, Rosa, etj’avais trouv‚, je le crois du moins, le secret de la grande tulipenoire que l’on croit impossible, et qui est, vous le savez ou vous nele savez pas, l’objet d’un prix de cent mille florins propos‚ par lasoci‚t‚ horticole de Harlem. Ces cent mille florins, et Dieu sait quece ne sont pas eux que je regrette, ces cent mille florins je les ail… dans ce papier; ils sont gagn‚s avec les trois ca‹eux qu’ilrenferme, et que vous pouvez prendre, Rosa, car je vous les donne.–Monsieur Corn‚lius!–Oh! vous pouvez les prendre, Rosa, vous ne faites de tort …personne, mon enfant. Je suis seul au monde; mon pŠre et ma mŠre sontmorts; je n’ai jamais eu ni soeur ni frŠre; je n’ai jamais pens‚ …aimer personne d’amour, et si quelqu’un a pens‚ … m’aimer, je ne l’aijamais su. Vous le voyez bien d’ailleurs, Rosa, que je suisabandonn‚, puisqu’… cette heure vous seule ˆtes dans mon cachot, meconsolant et me secourant.–Mais, monsieur, cent mille florins…–Ah! soyons s‚rieux, chŠre enfant, dit Corn‚lius. Cent milleflorins seront une belle dot … votre beaut‚; vous les aurez, les centmille florins, car je suis s–r de mes ca‹eux. Vous les aurez donc,chŠre Rosa, et je ne vous demande en ‚change que la promessed’‚pouser un brave gar‡on, jeune, que vous aimerez, et qui vousaimera autant que moi j’aimais les fleurs. Ne m’interrompez pas,Rosa, je n’ai plus que quelques minutes. La pauvre fille ‚touffait sous ses sanglots. Corn‚lius lui prit lamain. –Ecoutez-moi, continua-t-il, voici comment vous proc‚derez. Vousprendrez de la terre dans mon jardin de Dordrecht. Demandez …Butruysheim, mon jardinier, du terreau de ma plate-bande num‚ro 6;vous y planterez dans une caisse profonde ces trois ca‹eux, ilsfleuriront en mai prochain, c’est-…-dire dans sept mois, et quandvous verrez la fleur sur la tige, passez les nuits … la garantir duvent, les jours … la sauver du soleil. Elle fleurira noire, j’ensuis s–r. Alors vous ferez pr‚venir le pr‚sident de la soci‚t‚ deHarlem. Il fera constater par le congrŠs la couleur de la fleur, etl’on vous comptera les cent mille florins. Rosa poussa un grand soupir. –Maintenant, continua Corn‚lius, je ne d‚sire plus rien, sinon quela tulipe s’appelle “Rosa Barlaensis,” c’est-…-dire qu’elle rappelleen mˆme temps votre nom et le mien, et comme ne sachant pas le latin,bien certainement, vous pourriez oublier ce mot, tƒchez de m’avoir uncrayon et du papier, que je vous l’‚crive. Rosa ‚clata en sanglotset tendit un livre qui portait les initiales de C. W.–Qu’est-ce que cela? demanda le prisonnier.–H‚las! r‚pondit Rosa, c’est la Bible de votre pauvre parrain,Corneille de Witt. Il y a puis‚ la force de subir la torture etd’entendre sans pƒlir son jugement. Je l’ai trouv‚e dans cettechambre aprŠs la mort du martyr, je l’ai gard‚e comme un relique.Ecrivez dessus ce que vous avez … ‚crire, monsieur Corn‚lius, etquoique j’aie le malheur de ne pas savoir lire, ce que vous ‚crirezsera accompli. Corn‚lius prit la Bible et la baisa respectueusement. –Avec quoi ‚crirai-je? demanda-t-il?–Il y a un crayon dans la Bible, dit Rosa. Il y ‚tait, je l’aiconserv‚. Corn‚lius le prit, et sur la seconde page,–car, on se le rappelle,la premiŠre avait ‚t‚ d‚chir‚e,–prŠs de mourir … son tour comme sonparrain, il ‚crivit d’une main non moins ferme: “Ce 23 ao–t 1672, sur le point de rendre, quoique innocent, mon ƒme …Dieu sur un ‚chafaud, je lŠgue … Rosa Gryphus le seul bien qui mesoit rest‚ de tous mes biens dans ce monde, les autres ayant ‚t‚confisqu‚s; je lŠgue, dis-je, … Rosa Gryphus trois ca‹eux qui, dansma conviction profonde, doivent donner, au mois de mai prochain lagrande tulipe noire, objet du prix de cent mille florins propos‚ parla soci‚t‚ de Harlem, d‚sirant qu’elle touche ces cent mille florinsen mon lieu et place et comme mon unique h‚ritiŠre, … la seule charged’‚pouser un jeune homme de mon ƒge … peu prŠs, qui l’aimera etqu’elle aimera, et de donner … la grande tulipe noire qui cr‚era unenouvelle espŠce le nom de Rosa Barlaensis, c’est-…-dire son nom et lemien r‚unis.Dieu me trouve en grƒce et elle en sant‚!CORNELIUS VAN BAERLE.” Puis, donnant la Bible … Rosa: –Lisez, dit-il.–H‚las! r‚pondit la jeune fille … Corn‚lius, je vous l’ai d‚j… dit,je ne sais pas lire. Alors Corn‚lius lut … Rosa le testament qu’ilvenait de faire. Les sanglots de la pauvre enfant redoublŠrent.–Acceptez-vous mes conditions? demanda le prisonnier en souriantavec m‚lancholie et en baisant le bout des doigts tremblants de labelle Frisonne.–Oh! je ne saurais, monsieur, balbutia-t-elle.–Vous ne sauriez, mon enfant, et pourquoi donc?–Parce qu’il y a une de ces conditions que je ne saurais tenir.–Laquelle?–Vous me donnez les cent mille florins … titre de dot?–Oui.–Et pour ‚pouser un homme que j’aimerai?–Sans doute.–Eh bien! monsieur, cet argent ne peut ˆtre … moi. Je n’aimeraijamais personne et ne me marierai pas. Et aprŠs ces mots p‚niblement prononc‚s, Rosa fl‚chit sur ses genouxet faillit s’‚vanouir de douleur. Corn‚lius, effray‚ de la voir sipƒle et si mourante, allait la prendre dans ses bras, lorsqu’un paspesant, suivi d’autres bruits sinistres, retentit dans les escaliersaccompagn‚ des aboiements du chien. –On vient vous chercher! s’‚cria Rosa en se tordant les mains. MonDieu! mon Dieu! monsieur, n’avez-vous pas encore quelque chose … medire? Et elle tomba … genoux, la tˆte enfonc‚e dans ses bras, et toutesuffoqu‚e de sanglots et de larmes. –J’ai … vous dire de cacher pr‚cieusement vos trois ca‹eux et de lessoigner selon les prescriptions que je vous ai dites, eet pourl’amour de moi. Adieu, Rosa.–Oh! oui, dit-elle, sans lever la tˆte, oh! oui, tout ce que vousavez dit, je le ferai. Except‚ de me marier, ajouta-t-ellle tout bas,car cela, oh! cela, je le jure, c’est pour moi une chose impossible. Et elle enfon‡a dans son sein le cher tr‚sor de Corn‚lius. Ce bruitqu’avaient entendu Corn‚lius et Rosa, c’‚tait celui que faisait legreffier qui revenait chercher le condamn‚, suivi de l’ex‚cuteur, dessoldats destin‚s … fournir la garde de l’‚chafaud, et des curieuxfamiliers de la prison. Corn‚lius, sans faiblesse comme sansfanfaronnade, les re‡ut en amis plut“t qu’en pers‚cuteurs, et selaissa imposer telles conditions qu’il plut … ces hommes pourl’ex‚cution de leur office. Quand il lui fallut descendre poursuivre les gardes, Corn‚lius chercha des yeux le regard ang‚lique deRosa, mais il ne vit derriŠre les ‚p‚es et les hallebardes qu’uncorps ‚tendu prŠs d’un banc de bois et un visage livide … demi voil‚par de longs cheveux. Mais, en tombant inanim‚e, Rosa, pour ob‚ir encore … son ami, avaitappuy‚ sa main sur son corsage de velours, et mˆme dans l’oubli detoute vie, continuait instinctivement … recueillir le d‚p“t pr‚cieuxqui lui avait confi‚ Corn‚lius. Et en quittant le cachot, le jeunehomme put entrevoir dans les doigts crisp‚s de Rosa la feuillejaunƒtre de cette Bible sur laquelle Corn‚lius de Witt avait sip‚niblement et si douloureusement ‚crit les quelques lignes quieussent infailliblement, si Corn‚lius les avait lues, sauv‚ un hommeet une tulipe. IX LES PIGEONS DE DORDRECHT ———————At the last minute the death sentence was commuted to imprisonmentfor life and Cornelius was taken directly from the scaffold to thestate prison of Loewestein near Dordrecht. Boxtel, disguised as aburgher of the Hague, had made friends with the executioner, andhoped to get the tulip bulbs after the execution of van Baerle, butthe commutation of the sentence again frustrated his plans, and,thinking Cornelius had the bulbs on his person, he decided to followthe prisoner. After several months of confinement at Loewestein,Cornelius caught and domesticated some pigeons that came fromDordrecht, and in that way sent a letter to his old nurse. In thisletter was a message for Rosa.———————– Vers les premiers jours de f‚vrier, comme les premiŠres heures dusoir descendaient du ciel laissant derriŠre elles les ‚toilesnaissantes, Corn‚lius entendit dans l’escalier de la tourelle unevoix qui le fit tresaillir. Il porta la main … son coeur et ‚couta.C’‚tait la voix douce et harmonieuse de Rosa. Avouons-le, Corn‚liusne fut pas si ‚tourdi de surprise, si extravagant de joie qu’il l’e–t‚t‚ sans l’histoire du pigeon. Le pigeon lui avait en ‚change de salettre rapport‚ l’espoir sous son aile vide, et il s’attendait chaquejour, car il connaissait Rosa, … avoir, si le billet lui avait ‚t‚remis, des nouvelles de son amour et de ses ca‹eux. Il se leva, prˆtant l’oreille, inclinant le corps du c“t‚ de laporte. Oui, c’‚taient bien les accents qui l’avaient ‚mu sidoucement … la Haye. Mais maintenant Rosa, qui avait fait le voyagede la Haye … Loewestein ; Rosa qui avait r‚ussi, Corn‚lius ne savaitcomment, … p‚n‚trer dans la prison ; Rosa parviendrait-elle aussiheureusement … p‚n‚trer jusqu’au prisonnier? Tandis que Corn‚lius, …ce propos, ‚chafaudait pens‚e sur pens‚e, d‚sirs sur inqui‚tudes, leguichet plac‚ … la porte de sa cellule s’ouvrit, et Rosa, brillantede joie, de parure, belle surtout du chagrin qui avait pƒli ses jouesdepuis cinq mois, Rosa colla sa figure au grillage de Corn‚lius enlui disant: –Oh! monsieur! monsieur! me voici. Corn‚lius ‚tendit les bras, regarda le ciel et poussa un cri de joie. –Oh! Rosa! Rosa! cria-t-il.–Silence! parlons bas, mon pŠre me suit, dit la jeune fille.–Votre pŠre?–Oui, il est l… dans la cour au bas de l’escalier, il re‡oit lesinstructions du gouverneur, il va monter.–Les instructions du gouverneur?…–Ecoutez, je vais tƒcher de tout vous dire en deux mots: Lestathouder a une maison de campagne … une lieue de Leyde, une grandelaiterie, pas autre chose: c’est ma tante, sa nourrice, qui a ladirection de tous les animaux qui sont renferm‚s dans cette m‚tairie.DŠs que j’ai re‡u votre lettre, votre lettre que je n’ai pas pu lire,h‚las! mais que votre nourrice m’a lue, j’ai couru chez ma tante, l…je suis rest‚e jusqu’… ce que le prince vŒnt … la laiterie, et quandil y vint, je lui demandai que mon pŠre troquƒt ses fonctions depremier porte-clefs de la prison de la Haye contre les fonctions dege“lier … la forteresse de Loewestein. Il ne se doutait pas de monbut; s’il l’e–t connu, peut-ˆtre e–t-il refus‚ ; au contraire, ilaccorda. –De sorte que vous voil….–Comme vous voyez.–De sorte que je vous verrai tous les jours?–Le plus souvent que je pourrai.–O Rosa! ma belle madone Rosa! dit Corn‚lius, vous m’aimez donc unpeu?–Un peu… dit-elle, oh! vous n’ˆtes pas assez exigeant, monsieurCorn‚lius. Corn‚lius lui tendit passionn‚ment les mains, mais leurs doigts seulspurent se toucher … travers le grillage. –Voici mon pŠre! dit la jeune fille. Et Rosa quitta vivement la porte et s’‚lan‡a vers le vieux Gryphusqui apparaissait au haut de l’escalier. X LE GUICHET Gryphus ‚tait suivi du molosse. Il lui faisait faire sa ronde pourqu’… l’occasion il reconn–t les prisonniers. Gryphus ouvrit la porteet commen‡a son discours au prisonnier. –Monsieur, dit Gryphus en levant sa lanterne pour tƒcher de projeterun peu de lumiŠre autour de lui, vous voyez en moi votrre nouveauge“lier. Je suis chef des porte-clefs et j’ai les chambres sur masurveillance. Je ne suis pas m‚chant, mais je suis inflexible pourtout ce qui concerne la discipline.–Mais je vous connais parfaitement, mon cher monsieur Gryphus, ditle prisonnier en entrant dans le cercle de lumiŠre que projetait lalanterne.–Tiens, tiens, c’est vous, monsieur van Baerle, dit Gryphus; ah!c’est vous; tiens, tiens, comme on se rencontre!–Oui, et c’est avec un grand plaisir, mon cher monsieur Gryphus, queje vois que votre bras va … merveille, puisque c’est de ce bras quevous tenez une lanterne. Gryphus fron‡a le sourcil. –Voyez ce que c’est, dit-il, en politique on fait toujours desfautes. Son Altesse vous a laiss‚ la vie, je ne l’aurais pas fait,moi.–Bah! demanda Corn‚lius, et pourquoi cela?–Parce que vous ˆtes homme … conspirer de nouveau; vous autressavants, vous avez commerce avec le diable. J’aimerais mieux avoirdix militaires … garder qu’un seul savant. Les militaires, ilsfument, ils boivent, ils s’enivrent ; ils sont doux comme des moutonsquand on leur donne de l’eau-de-vie ou du vin de la Meuse. Mais unsavant, boire, fumer, s’enivrer! ah bien oui! C’est sobre, ‡a ned‚pense rien, ‡a garde sa tˆte fraŒche pour conspirer. Mais jecommence par vous dire que ‡a ne vous sera pas facile, … vous, deconspirer.–Je vous assure, maŒtre Gryphus, reprit van Baerle, que peut-ˆtrej’ai eu un instant l’id‚e de me sauver, mais que bien certainement jene l’ai plus.–C’est bien! c’est bien! dit Gryphus, veillez sur vous, j’en feraiautant. C’est ‚gal, c’est ‚gal, Son Altesse a fait une lourde faute.–En ne me faisant pas couper la tˆte?… Merci, merci, maŒtreGryphus.–Sans doute. Voyez si messieurs de Witt ne se tiennent pas bientranquilles maintenant.–C’est affreux ce que vous dites l…, monsieur Gryphus, dit vanBaerle en se d‚tournant pour cacher son d‚go–t. Vous oubliez que l’undes ces malheureux ‚tait mon ami, et l’autre… l’autre mon secondpŠre.–Oui, mais je me souviens que l’un et l’autre ‚tait desconspirateurs. Et puis, c’est par philanthropie que je parle.–Ah! vraiment! Expliquez donc un peu cela, cher monsieur Gryphus, jene comprends pas bien.–Oui. Si vous ‚tiez rest‚ sur le billot de maŒtre Harbruck…–Eh bien?–Eh bien! vous ne souffririez plus. Tandis qu’ici je ne vous cachepas que je vais vous rendre la vie trŠs dure.–Merci de la promesse, maŒtre Gryphus. Et tandis que le prisonnier souriait ironiquement au vieux ge“lier,Rosa, derriŠre la porte, lui r‚pondait par un sourire pleind’ang‚lique consolation. Gryphus alla vers la fenˆtre. Il faisaitencore assez jour pour qu’il vŒt sans le distinguer un horizonimmense qui se perdait dans une brume grisƒtre. –Quelle vue a-t-on d’ici? demanda le ge“lier.–Mais fort belle, dit Corn‚lius en regardant Rosa.–Oui, oui, trop de vue, trop de vue. En ce moment, les deux pigeons, effarouch‚s par la vue et surtout parla voix de cet inconnu, sortirent de leur nid, et disparurent touteffar‚s dans le brouillard. –Oh! oh! qu’est-ce que cela? demanda le ge“lier.–Mes pigeons, r‚pondit Corn‚lius.–Mes pigeons! s’‚cria le ge“lier, mes pigeons! Est-ce qu’unprisonnier a quelque chose … lui?–Alors, dit Corn‚lius, les pigeons que le bon Dieu m’a prˆt‚s.–Voil… d‚j… une contravention, r‚pliqua Gryphus; des pigeons! Ah!jeune homme, jeune homme, je vous pr‚viens d’une chose, c”est que,pas plus tard que demain, ces oiseaux bouilliront dans ma marmite. Et, tout en faisant cette m‚chante promesse … Corn‚lius, Gryphus sepencha en dehors pour examiner la structure du nid. Ce qui donna letemps … van Baerle de courir … la porte et de serrer la main de Rosa,qui lui dit: –A neuf heures, ce soir. Gryphus, tout occup‚ du d‚sir de prendre dŠs le lendemain lespigeons, comme il avait promis de le faire, ne vit rien, n’entenditrien, et comme il avait ferm‚ la fenˆtre, il prit sa fille par lebras, sortit, donna un double tour … la serrure, poussa les verrous,et alla faire les mˆmes promesses … un autre prisonnier. A peinee–t-il disparu, que Corn‚lius courut … la fenˆtre et d‚molit de fonden comble le nid des pigeons. Il aimait mieux les chasser … toutjamais de sa pr‚sence que d’exposer … la mort les gentils messagersauxquels il devait le bonheur d’avoir revu Rosa. Cette visite du ge“lier, ses menaces brutales, la sombre perspectivede sa surveillance dont il connaissait les abus, rien de tout cela neput distraire Corn‚lius des douces pens‚es et surtout du doux espoirque la pr‚sence de Rosa venait de resusciter dans son coeur. Ilattendit impatiemment que neuf heures sonnassent au donjon deLoewestein. Rosa avait dit, ®A neuf heures, attendez-moi.¯ La derniŠre note de bronze vibrait encore dans l’air lorsqueCorn‚lius entendit dans l’escalier le pas l‚ger et la robe onduleusede la belle Frisonne, et bient“t le grillage de la porte sur laquelleCorn‚lius fixait ardemment les yeux s’‚claira. Le guichet venait des’ouvrir en dehors. –Me voici, dit Rosa encore tout essouffl‚e d’avoir gravi l’escalier,me voici!–Oh! bonne Rosa!–Vous ˆtes donc content de me voir?–Vous le demandez! Mais comment avez-vous fait pour venir? dites.–Ecoutez, mon pŠre s’endort chaque soir presque aussit“t qu’il asoup‚: alors, je le couche, un peu ‚tourdi par le geniŠvre; n’endites rien … personne, car, grƒce … ce sommeil, je pourrai chaquesoir venir causer une heure avec vous.–Oh! je vous remercie, Rosa, chŠre Rosa! Et Corn‚lius avan‡a, en disant ces mots, son visage si prŠs duguichet que Rosa retira le sien. –Je vous ai rapport‚ vos ca‹eux de tulipe, dit-elle. Le coeur de Corn‚lius bondit. Il n’avait point os‚ demander encore …Rosa ce qu’elle avait fait du pr‚cieux tr‚sor qu’il lui avait confi‚. –Ah! vous les avez donc conserv‚s?–Ne me les aviez-vous donc pas donn‚s comme une chose qui vous ‚taitchŠre?–Oui, mais seulement parce que je vous les avais donn‚s, il mesemble qu’ils ‚taient … vous.–Ils ‚taient … moi aprŠs votre mort et vous ˆtes vivant, parbonheur. Ah! comme j’ai b‚ni Son Altesse. Vous ‚tiez vivant, dis-jeet j’‚tais r‚solue … vous apporter vos ca‹eux; seulement je ne savaiscomment faire. Or je venais de prendre la r‚solution d’aller demanderau stathouder la place de ge“lier de Gorcum pour mon pŠre, lorsque lanourrice m’apporta votre lettre. Ah! nous pleurƒmes bien ensemble, jevous en r‚ponds. Mais votre lettre ne fit que m’affermir dans mar‚solution. C’est alors que je partis pour Leyde; vous savez lereste.–Comment, chŠre Rosa, reprit Corn‚lius, vous pensiez, avant malettre re‡ue, … venir me rejoindre?–Si j’y pensais! r‚pondit Rosa, laissant prendre … son amour le passur sa pudeur, mais je ne pensais qu’… cela! Et en disant ces mots, Rosa devint si belle que, pour la secondefois, Corn‚lius pr‚cipita son visage sur le grillage, et cela sansdoute pour remercier la belle jeune fille. Rosa se recula comme lapremiŠre fois. –En v‚rit‚, dit-elle avec cette coquetterie qui bat dans le coeur detoute jeune fille, en v‚rit‚, j’ai bien souvent regrett‚ de ne passavoir lire; mais jamais autant et de la mˆme fa‡on que lorsque votrenourrice m’apporta votre lettre; j’ai tenu dans ma main cette lettrequi parlait pour les autres et qui, pauvre sotte que j’‚tais, ‚taitmuette pour moi.–Vous avez souvent regrett‚ de ne pas savoir lire? dit Corn‚lius, et… quelle occasion?–Dame! fit la jeune fille en riant, pour lire toutes les lettres quel’on m’‚crivait.–Vous receviez des lettres, Rosa?–Par centaines.–Mais qui vous ‚crivait donc?…–Qui m’‚crivait? Mais d’abord tous les ‚tudiants qui passaient surle Buytenhoff, tous les officiers qui allaient … la place d’armes,tous les commis et mˆme les marchands qui me voyaient … ma petitefenˆtre.–Et tous ces billets, chŠre Rosa, qu’en faisiez-vous?–Autrefois, r‚pondit Rosa, je me les faisais lire par quelque amie,et cela m’amusait beaucoup; mais depuis un certain temps,–a quoi bonperdre son temps … ‚couter toutes ces sottises?–depuis un certaintemps je les br–le.–Depuis un certain temps! s’‚cria Corn‚lius avec un regard troubl‚tout … la fois par l’amour et la joie. Rosa baissa les yeux toute rougissante. De sorte qu’elle ne vit pass’approcher Corn‚lius qui ne rencontra, h‚las! que le grillage ;mais qui, malgr‚ cet obstacle, envoya … la jeune fille le plus tendrebaiser. Rosa s’enfuit si pr‚cipitamment qu’elle oublia de rendre …Corn‚lius les trois ca‹eux de la tulipe noire. XI MAITRE ET ECOLIERE Le bonhomme Gryphus, on a pu le voir, ‚tait loin de partager la bonnevolont‚ de sa fille pour le filleul de Corneille de Witt. Il n’avaitque cinq prisonniers … Loewestein: la tƒche de gardien n’‚tait doncpas difficle … remplir, et la ge“le ‚tait une sorte de sin‚curedonn‚e … son ƒge. Mais dans son zŠle, le digne ge“lier avait grandide toute la puissance de son imagination la tƒche qui lui ‚taitimpos‚e. Pour lui, Corn‚lius avait pris la proportion gigantesqued’un criminel de premier ordre. Il ‚tait en cons‚quence devenue leplus dangereux de ses prisonniers. Il surveillait chacune de sesd‚marches, ne l’abordait qu’avec un visage courrouc‚, lui faisantporter la peine de ce qu’il appelait son effroyable r‚bellion contrele cl‚ment stadhouder. Il entrait trois fois par jour dans lachambre de van Baerle, croyant le surprendre en faute; mais Corn‚liusavait renonc‚ aux correspondances depuis qu’il avait sacorrespondance sous la main. Il ‚tait mˆme probable que Corn‚lius,e–t-il obtenu sa libert‚ entiŠre et permission complŠte de se retirero— il e–t voulu, le domicile de la prison avec Rosa et ses ca‹eux luie–t paru pr‚f‚rable … tout autre domicile sans ses ca‹eux et sansRosa. C’est qu’en effet chaque soir … neuf heures, Rosa avait promisde venir causer avec le cher prisonnier, et dŠs le premier soir,Rosa, nous l’avons vu, avait tenu parole. Le lendemain, elle monta comme la veille, avec le mˆme mystŠre et lesmˆmes pr‚cautions. Seulement elle s’‚tait promis … elle- mˆme de nepas trop approcher sa figure du grillage. D’ailleurs, pour entrer dupremier coup dans une conversation qui p–t occuper s‚rieusement vanBaerle, elle commen‡a par lui tendre … travers le grillage ses troisca‹eux toujours envelopp‚s dans le mˆme papier. Mais, au grand‚tonnement de Rosa, van Baerle repoussa sa blanche main du bout deses doigts. Le jeune homme avait r‚fl‚chi. –Ecoutez-moi, dit-il, nous risquerions trop, je crois, de mettretoute notre fortune dans le mˆme sac. Songez qu’il s’agit,, ma chŠreRosa, d’accomplir une entreprise que l’on a regard‚ejusqu’aujourd’hui comme impossible. Il s’agit de faire fleurir lagrande tulipe noire. Prenons donc toutes les pr‚cautions. Voicicomment j’ai calcul‚ que nous parviendrions … notre but.–J’‚coute, dit Rosa.–Vous avez bien dans cette forteresse un petit jardin, … d‚faut dejardin une cour quelconque, … d‚faut de cour une terrassee.–Nous avons un trŠs beau jardin, dit Rosa.–Pouvez-vous, chŠre Rosa, m’apporter un peu de la terre de ce jardinafin que j’en juge?–DŠs demain.–Vous en prendrez … l’ombre et au soleil afin que je juge de sesqualit‚s sous les deux conditions de s‚cheresse et d’humidiit‚.–Soyez tranquille.–La terre choisie par moi et modifi‚e s’il est besoin, nous feronstrois parts de nos trois ca‹eux, vous en prendrez un que vousplanterez le jour que je vous dirai dans la terre choisie par moi; ilfleurira certainement si vous le soignez selon mes indications.–Je ne m’en ‚loignerai pas une seconde.–Vous m’en donnerez un autre que j’essayerai d’‚lever ici dans machambre, ce qui m’aidera … passer ces longues journ‚es penndantlesquelles je ne vous vois pas. J’ai peu d’espoir, je vous l’avouepour celui-l…, et, d’avance, je regarde ce malheureux comme sacrifi‚… mon ‚go‹sme. Cependant le soleil me visite quelquefois. Enfin noustiendrons, ou plut“t vous tiendrez en r‚serve le troisiŠme ca‹eu,notre derniŠre ressource pour le cas o— nos premiŠres exp‚riencesauraient manqu‚. De cette maniŠre, ma chŠre Rosa, il est impossibleque nous n’arrivions pas … gagner les cent mille florins de votre dotet … nous procurer le suprˆme bonheur de voir r‚ussir notre oeuvre.–J’ai compris, dit Rosa. Je vous apporterai demain de la terre, vouschoisirez la mienne et la v“tre. Quant … la v“tre, il me faudraplusieurs voyages, car je ne pourrai vous en apporter que peu … lafois.–Oh! nous ne sommes pas press‚s, chŠre Rosa; nos tulipes ne doiventpas ˆtre enterr‚es avant un grand mois. Ainsi vous voyez que nousavons tout le temps: seulement, pour planter votre ca‹eu, voussuivrez toutes mes instructions, n’est-ce pas?–Je vous le promets.–Et une fois plant‚, vous me ferez part de toutes les circonstancesqui pourront int‚resser notre ‚lŠve, tels que changementsatmosph‚riques, traces dans les all‚es, traces sur les plates-bandes.Vous ‚couterez la nuit si votre jardin n’est pas fr‚quent‚ par deschats. Deux de ces malheureux animaux m’ont, … Dordrecht, ravag‚deux plates- bandes.–J’‚couterai.–Les jours de lune… Avez-vous vue sur le jardin, chŠre enfant?–La fenˆtre de ma chambre … coucher y donne.–Bon. Les jours de lune, vous regarderez si des trous du mur nesortent point des rats. Les rats sont des rongeurs fort … craindre.–Je regarderai, et s’il y a des chats ou des rats…–Eh bien! il faudra aviser. Ensuite, continua van Baerle, il y a unanimal bien plus … craindre encore que le chat et le rat!–Et quel est cet animal?–C’est l’homme! Vous comprenez, chŠre Rosa, on vole un florin, etl’on risque le bagne pour une pareille misŠre; … plus forte raisonpeut-on voler un ca‹eu de tulipe que vaut cent mille florins.–Personne que moi n’entrera dans le jardin.–Vous me le promettez?–Je vous le jure!–Bien, Rosa! merci, chŠre Rosa! oh! toute joie va donc me venir devous! Et, comme le visage de van Baerle se rapprochait du grillage avec lamˆme ardeur que la veille, et que, d’ailleurs, l’heure de la retraite‚tait arriv‚e, Rosa ‚loigna la tˆte et allongea la main. Dans cette jolie main ‚tait le ca‹eu. Corn‚lius baisa passionn‚ment le bout des doigts de cette main.Etait-ce parce que cette main tenait un des ca‹eux de la grandetulipe noire? Etait-ce que cette main ‚tait la main de Rosa? C’estce que nous laissons deviner … de plus savants que nous. Rosa seretira donc avec les deux autres ca‹eux, les serrant contre sapoitrine. Les serrait-elle contre sa poitrine parce que c’‚taientles ca‹eux de la grande tulipe noire, ou parce que les ca‹eux luivenaient de Corn‚lius van Baerle? Ce point, nous le croyons, seraitplus facile … pr‚ciser que l’autre. Quoi qu’il en soit, … partir dece moment, la vie devint douce et remplie pour le prisonnier. Rosa, on l’a vu, lui avait remis un des ca‹eux. Chaque soir elle luiapportait, poign‚e … poign‚e, la terre de la portion du jardin qu’ilavait trouv‚e la meilleure et qui en effet ‚tait excellente. Unelarge cruche, que Corn‚lius avait cass‚e habilement, lui donna unfond propice, il l’emplit … moiti‚ et m‚langea la terre apport‚e parRosa d’un peu de boue de riviŠre qu’il fit s‚cher et qui lui fournitun excellent terreau. Puis, vers le commencement d’avril, il yd‚posa le premier ca‹eu. Dire ce que Corn‚lius d‚ploya de soins, d’habilet‚ et de ruse pourd‚rober … la surveillance de Gryphus la joie de ses travaux, nous n’yparviendrions pas. Il ne se passait point de jour que Rosa ne vŒntcauser avec Corn‚lius. Les tulipes, fournissaient le fond de laconversation; mais si int‚ressant que soit ce sujet, on ne peut pastoujours parler tulipes. Alors on parlait d’autre chose, et … songrand ‚tonnement le tulipier s’apercevait de l’extension immense quepouvait prendre le cercle de la conversation. Seulement Rosa avait pris une habitude: elle tenait son beau visageinvariablement … six pouces du guichet, car la belle Frisonne ‚taitsans doute d‚fiante d’elle-mˆme, depuis qu’elle avait senti … traversle grillage combien le souffle d’un prisonnier peut br–ler le coeurd’une jeune fille. Il y a une chose surtout qui inqui‚tait … cetteheure le tulipier presque autant que ses ca‹eux, et sur laquelle ilrevenait sans cesse. C’‚tait la d‚pendance o— ‚tait Rosa de sonpŠre. Le bonheur de Corn‚lius d‚pendait de cet homme; cet homme pouvait unbeau matin s’ennuyer … Loewestein, trouver que l’air y ‚tait mauvais,que le geniŠvre n’y ‚tait pas bon, quitter la forteresse et emmenersa fille,–et encore une fois Corn‚lius et Rosa ‚taient s‚par‚s. –Et alors … quoi bon les pigeons voyageurs? disait Corn‚lius … lajeune fille; puisque, chŠre Rosa, vous ne saurez ni lire ce que jevous ‚crirai, ni m’‚crire ce que vous aurez pens‚.–Eh bien! r‚pondit Rosa, qui au fond du coeur craignait las‚paration autant que Corn‚lius, nous avons une heure tous les soirs,employons- la bien.–Mais il me semble, reprit Corn‚lius, que nous ne l’employons pasmal.–Employons-la mieux encore, dit Rosa en souriant. Montrez-moi … lireet … ‚crire; je profiterai de vos le‡ons, croyez-moi, et de cettefa‡on nous ne serons plus jamais s‚par‚s que par notre volont‚ …nous-mˆmes.–Oh! alors, s’‚cria Corn‚lius, nous avons l’‚ternit‚ devant nous. Rosa sourit et haussa doucement les ‚paules. –Est-ce que vous resterez toujours en prison? r‚pondit-elle. Est-cequ’aprŠs vous avoir donn‚ la vie, Son Altesse ne vous donnera pas lalibert‚? Est-ce qu’alors vous ne rentrerez pas dans vos biens?Est-ce que vous ne serez point riche? Est-ce qu’une fois libre etriche, vous daignerez regarder, quand vous passerez … cheval ou encarrosse, la petite Rosa, une fille de ge“lier? Corn‚lius voulut protester, et certes il l’e–t fait de tout son coeuret dans la sinc‚rit‚ d’une ƒme remplie d’amour. La jeune fillel’interrompit. –Comment va votre tulipe? demanda-t-elle en souriant. Parler … Corn‚lius de sa tulipe, c’‚tait un moyen pour Rosa de toutfaire oublier … Corn‚lius, mˆme Rosa. –Mais assez bien, dit-il; la pellicule noircit, le travail de lafermentation a commenc‚. Et la v“tre, Rosa?–Oh! moi, j’ai fait les choses en grand et d’aprŠs vos indications.–Voyons, Rosa, qu’avez-vous fait? dit Corn‚lius.–J’ai, dit en souriant la jeune fille,–car au fond du coeur elle nepouvait s’empˆcher d’‚tudier ce double amour du prisonnnier pour elleet pour la tulipe noire;–j’ai fait les choses en grand: je me suispr‚par‚ dans un carr‚ nu, loin des arbres et des murs, dans une terrel‚gŠrement sablonneuse, plut“t humide que sŠche, sans un grain depierre, sans un caillou, je me suis dispos‚ une plate-bande commevous me l’avez d‚crite.–Bien, bien, Rosa.–Le terrain pr‚par‚ de la sorte m’attend plus que votreavertissement. Au premier beau jour vous me direz de planter monca‹eu et je le planterai; vous savez que je dois tarder sur vous, moiqui ai toutes les chances du bon air, du soleil et de l’abondance dessucs terrestres.–C’est vrai, c’est vrai, s’‚cria Corn‚lius en frappant avec joie sesmains; vous ˆtes certainement une bonne ‚coliŠre, Rosa, et vousgagnerez certainement vos cent mille florins.–N’oubliez pas, dit en riant Rosa, que votre ‚coliŠre, puisque vousm’appelez ainsi, a encore autre chose … apprendre que la culture destulipes.–Oui, oui, et je suis aussi int‚ress‚ que vous, belle Rosa, … ce quevous sachiez lire.–Quand commencerons-nous?–Tout de suite.–Non, demain.–Pourquoi demain?–Parce qu’aujourd’hui notre heure est ‚coul‚e et qu’il faut que jevous quitte.–D‚j…! mais dans quoi lirons-nous?–Oh! dit Rosa, j’ai un livre, un livre qui, je l’espŠre, nousportera bonheur.–A demain donc?–A demain. Le lendemain Rosa revint avec la Bible de Corneille de Witt. XII PREMIER CAIEU Le lendemain, avons-nous dit, Rosa revint avec la Bible de Corneillede Witt. La jeune fille dut s’appuyer au guichet, la tˆte pench‚e,le livre … la hauteur de la lumiŠre qu’elle tenait … la main droite,et que, pour la reposer un peu, Corn‚lius imagina de fixer par unmouchoir au treillis de fer. DŠs lors Rosa put suivre avec un de sesdoigts sur le livre les lettres et les syllabes que lui faisait‚peler Corn‚lius, lequel, muni d’un f‚tu de paille en guised’indicateur, d‚signait ces lettres par le trou du grillage … son‚coliŠre attentive. Le feu de cette lampe ‚clairait les richescouleurs de Rosa, son oeil bleu et profond, ses tresses blondes sousle casque d’or bruni qui, ainsi que nous l’avons dit, sert decoiffure aux Frisonnes. L’intelligence de Rosa se d‚veloppait rapidement sous le contactvivifiant de l’esprit de Corn‚lius, et quand la difficult‚ paraissaittrop ardue, ces yeux qui plongeaient l’un dans l’autre, d‚tachaientdes ‚tincelles ‚lectriques capables d’‚clairer les t‚nŠbres mˆme del’idiotisme. Et Rosa, descendue chez elle, repassait seule dans sonesprit les le‡ons de lecture, et en mˆme temps dans son ƒme lesle‡ons non avou‚es de l’amour. Un soir elle arriva une demi-heureplus tard que de coutume. –Oh! ne me grondez pas, dit la jeune fille, ce n’est point ma faute.Mon pŠre a renou‚ connaissance … Loewestein avec un boonhomme qui‚tait venu fr‚quemment le solliciter … la Haye pour voir la prison.C’‚tait un bon diable, ami de la bouteille, et qui racontait dejoyeuses histoires.–Vous ne le connaissez pas autrement? demanda Corn‚lius ‚tonn‚.–Non, r‚pondit la jeune fille, c’est depuis quinze jours environ quemon pŠre s’est affol‚ de ce nouveau venu si assidu … le visiter.–Oh! fit Corn‚lius, quelque espion du genre de ceux que l’on envoiedans les forteresses pour surveiller ensemble prisonniers etgardiens.–Je ne crois pas, fit Rosa en souriant ; si ce brave homme ‚piequelqu’un, ce n’est pas mon pŠre.–Qui est-ce alors?–Moi, par exemple.–Vous?–Pourquoi pas? dit en riant Rosa.–Ah! c’est vrai, fit Corn‚lius en soupirant, vous n’aurez pastoujours en vain des pr‚tendants, Rosa; cet homme peut devenir votremari.–Je ne dis pas non.–Et sur quoi fondez-vous cette joie?–Dites cette crainte, monsieur Corn‚lius.–Merci, Rosa, car vous avez raison; cette crainte…–Je la fonde sur ceci.–J’‚coute, dites.–Cet homme ‚tait d‚j… venue plusieurs fois au Buytenhoff, … la Haye; tenez, juste au moment o— vous y f–tes enferm‚. Moi sortie, il ensortit … son tour ; moi venue ici, il y vint. A la Haye il prenaitpour pr‚texte qu’il voulait vous voir.–Me voir, moi?–Oh! pr‚texte, assur‚ment, car aujourd’hui qu’il pourrait encorefaire valoir la mˆme raison, puisque vous ˆtes redevenu prisonnier demon pŠre, il ne se recommande plus de vous, bien au contraire. Jel’entendais dire hier … mon pŠre qu’il ne vous connaissait pas.–Continuez, Rosa, je vous prie, que je tƒche de deviner quel est cethomme et ce qu’il veut.–Vous ˆtes s–r, monsieur Corn‚lius, que nul de vos amis ne peuts’int‚resser … vous?–Je n’ai pas d’amis, Rosa, je n’avais que ma nourrice, vous laconnaissez et elle vous connaŒt. H‚las! cette pauvre Zug, eelleviendrait elle-mˆme et ne ruserait pas.–J’en reviens donc … ce que je pensais, d’autant mieux qu’hier, aucoucher du soleil, comme j’arrangeais la plate-bande o— je doisplanter votre ca‹eu, je vis une ombre qui, par la porte entr’ouverte,se glissait derriŠre les sureaux et les trembles. Je n’eus pas l’airde regarder, c’‚tait notre homme. Il se cacha, me vit remuer laterre, et, certes, c’‚tait bien moi qu’il avait suivie, c’‚tait bienmoi qu’il ‚piait. Je ne donnai pas un coup de rateau, je ne touchaipas un atome de terre qu’il ne s’en rendŒt compte.–Oh! oui, oui, c’est un amoureux, dit Corn‚lius. Est-il jeune,est-il beau? Et il regarda avidement Rosa, attendant impatiemment sa r‚ponse. –Jeune, beau? s’‚cria Rosa ‚clatant de rire. Il est hideux devisage, il a le corps vo–t‚, il approche de cinquante ans, et n’oseme regarder en face ni parler haut.–Et il s’appelle?–Jacob Gisels.–Je ne le connais pas.–Vous voyez bien, alors, que ce n’est pas pour vous qu’il vient.–En tout cas, s’il vous aime, Rosa, ce qui est bien probable, carvous voir c’est vous aimer, vous ne l’aimez pas, vous?–Oh! non, certes.–Vous voulez que je me tranquillise, alors?–Je vous y engage.–Eh bien! maintenant que vous commencez … savoir lire, Rosa, vouslirez tout ce que je vous ‚crirai, n’est-ce pas, sur les tourments dela jalousie et sur ceux de l’absence?–Je lirai si vous ‚crivez bien gros. Puis, comme la tournure que prenait la conversation commen‡ait …inqui‚ter Rosa: –A propos, dit-elle, comment se porte votre tulipe, … vous?–Rosa, jugez de ma joie ; ce matin je la regardais au soleil, aprŠsavoir ‚cart‚ doucement la couche de terre qui couvre le ca‹eu, j’aivu poindre l’aiguillon de la premiŠre pousse.–Vous esp‚rez, alors? dit Rosa en souriant.–Oh! oui, j’espŠre.–Et moi, … mon tour, quand planterai-je mon ca‹eu?–Au premier jour favorable, je vous le dirai; mais surtout, n’allezpoint vous faire aider par personne, surtout ne confiez votre secret… qui que ce soit au monde, un amateur, voyez-vous, serait capable,rien qu’… l’inspection de ce ca‹eu, de reconnaŒtre sa valeur; etsurtout, surtout, ma bien chŠre Rosa, serrez pr‚cieusement letroisiŠme oignon qui vous reste.–Il est encore dans le mˆme papier o— vous l’avez mis et tel quevous me l’avez donn‚, monsieur Corn‚lius, enfoui tout au fond de monarmoire et sous mes dentelles qui le tiennent au sec sans le charger.Mais, adieu, pauvre prisonnier.–Comment, d‚j…?–Il le faut.–Venir si tard et partir si t“t!–Mon pŠre pourrait s’impatienter en ne me voyant pas revenir;l’amoureux pourrait se douter qu’il a un rival. Et elle ‚couta inquiŠte. –Qu’avez-vous donc? demanda van Baerle.–Il m’a sembl‚ entendre…–Quoi donc?–Quelque chose comme un pas qui craquait dans l’escalier.-En effet, dit le prisonnier, ce ne peut ˆtre Gryphus, on l’entend deloin, lui.–Non, ce n’est pas mon pŠre, j’en suis s–re, mais…–Mais…–Mais ce pourrait ˆtre M. Jacob. Rosa s’‚lan‡a dans l’escalier, et l’on entendit en effet une portequi se fermait rapidement avant que la jeune fille e–t descendu lesdix premiŠres marches. Corn‚lius demeura fort inquiet, mais cen’‚tait pour lui qu’un pr‚lude. Le lendemain se passa sans que riende marquant e–t lieu. Gryphus fit ses trois visites. Il ne d‚couvritrien. Quand il entendait venir son ge“lier,–et dans l’esp‚rance desurprendre les secrets de son prisonnier, Gryphus ne venait jamaisaux mˆmes heures,–quand il entendait venir son ge“lier, van Baerle,… l’aide d’une m‚canique qu’il avait invent‚e, avait imagin‚ dedescendre sa cruche au-dessous de l’entablement de tuiles d’abord, etensuite de pierres qui r‚gnait au-dessous de sa fenˆtre. Quant auxficelles … l’aide desquelles le mouvement s’op‚rait, notre m‚canicienavait trouv‚ un moyen de les cacher avec les mousses qui v‚gŠtent surles tuiles et dans le creux des pierres. Gryphus n’y devinait rien.Ce manŠge r‚ussit pendant huit jours. Mais un matin Corn‚lius,absorb‚ dans la contemplation de son ca‹eu, d’o— s’‚lan‡ait d‚j… unpoint de v‚g‚tation, n’avait pas entendu monter le vieux Gryphus, laporte s’ouvrit tout … coup, et Corn‚lius fut surpris sa cruche entreses genoux. Gryphus, voyant un objet inconnu, et par cons‚quent d‚fendu, auxmains de son prisonnier, Gryphus fondit sur cet objet avec plus derapidit‚ que ne fait le faucon sur sa proie. Sa grosse main calleusese posa au beau milieu de la cruche, sur la portion de terreaud‚positaire du pr‚cieux oignon. –Qu’avez-vous l…? s’‚cria-t-il. Ah! je vous y prends! Et il enfon‡a sa main dans la terre. –Moi? Rien, rien! s’‚cria Corn‚lius tout tremblant.–Ah! je vous y prends! Une cruche, de la terre! il y a quelquesecret coupable cach‚ la-dessous!–Cher monsieur Gryphus! supplit van Baerle. Gryphus commen‡ait … creuser la terre avec ses doigts crochus. –Monsieur, monsieur! prenez garde! dit Corn‚lius pƒlissant.–A quoi? … quoi? hurla le ge“lier.–Prenez garde! vous dis-je; vous allez le meurtrir! Et d’unmouvement rapide, presque d‚sesp‚r‚, il arracha des mains du ge“lierla cruche, qu’il cacha comme un tr‚sor sur le rempart de ses deuxbras. Mais Gryphus, entˆt‚ comme un vieillard, et de plus en plusconvaincu qu’il venait de d‚couvrir une conspiration contre le princed’Orange, Gryphus courut sur son prisonnier le bƒton lev‚, et voyantl’impassible r‚solution du captif … prot‚ger son pot de fleurs, ilsentit que Corn‚lius tremblait bien moins pour sa tˆte que pour sacruche. Il chercha donc … la lui arracher de vive force. –Ah! disait le ge“lier furieux, vous voyez bien que vous vousr‚voltez.–Laissez-moi ma tulipe! criait van Baerle.–Oui, oui, tulipe, r‚pliquait le vieillard. On connaŒt les ruses demessieurs les prisonniers.–Mais je vous jure.–Lƒchez, r‚p‚tait Gryphus en frappant du pied. Lƒchez, ou j’appellela garde.–Appelez qui vous voudrez, mais vous n’aurez cette pauvre fleurqu’avec ma vie. Gryphus, exasp‚r‚, enfon‡a ses doigts pour la seconde fois dans laterre, et cette fois en tira le ca‹eu tout noir, et tandis que vanBaerle ‚tait heureux d’avoir sauv‚ le contenant, ne s’imaginant pasque son adversaire poss‚dƒt le contenu, Gryphus lan‡a violemment leca‹eu amolli qui s’‚crasa sur la dalle, et disparut presque aussit“t,broy‚, mis en bouillie, sous le large soulier du ge“lier. Van Baerle vit le meurtre, entrevit les d‚bris humides, comprit cettejoie f‚roce de Gryphus et poussa un cri de d‚sespoir. L’id‚ed’assommer ce m‚chant homme passa comme un ‚clair dans le cerveau dutulipier. Le feu et le sang tout ensemble lui montŠrent au front,l’aveuglŠrent et il leva de ses deux mains la cruche lourde de toutel’inutile terre qui y restait. Un instant de plus, et il la laissaitretomber sur le crƒne chauve du vieux Gryphus. Un cri l’arrˆta, un cri plein de larmes et d’angoisses, le cri quepoussa derriŠre le grillage du guichet la pauvre Rosa. Corn‚liusabandonna la cruche qui se brisa en mille piŠces avec un fracas‚pouvantable. Et alors Gryphus comprit le danger qu’il venait decourir, et prof‚ra de terrible m‚naces. –Oh! il faut, lui dit Corn‚lius, que vous soyez un homme bien lƒcheet bien manant pour arracher … un pauvre prisonnier sa seuleconsolation, un oignon de tulipe.–Fi! mon pŠre, ajouta Rosa, c’est un crime que vous venez decommettre.–Ah! c’est vous, p‚ronnelle, s’‚cria en se retournant vers sa fillele vieillard bouillant de colŠre, mˆlez-vous de ce qui vous regarde,et surtout descendez au plus vite.–Malheureux! malheureux! continuait Corn‚lius au d‚sespoir.–AprŠs tout, ce n’est qu’une tulipe, ajouta Gryphus un peu honteux.On vous en donnera tant que vous voudrez, des tulipes, j’en ai troiscents dans mon grenier.–Au diable vos tulipes! s’‚cria Corn‚lius. Elles vous valent et vousles valez. Oh! cent milliards de millions! si je les avais je lesdonnerais pour celle que vous avez ‚cras‚e l….–Ah! fit Gryphus triomphant. Vous voyez bien que ce n’est pas … latulipe que vous teniez. Vous voyez bien qu’il y avait dans ce fauxoignon quelques sorcelleries, un moyen de correspondance peut-ˆtreavec les ennemis de Son Altesse, qui vous a fait grƒce. Je le disaisbien, qu’on avait eu tort de ne pas vous couper le cou.–Mon pŠre! mon pŠre! s’‚criait Rosa.–Eh bien! tant mieux! tant mieux! r‚p‚tait Gryphus en s’animant, jel’ai d‚truit, je l’ai d‚truit. Il en sera de mˆme chaque fois quevous recommencerez. Ah! je vous avais pr‚venu, mon bel ami, que jevous rendrais la vie dure.–Maudit! maudit! hurla Corn‚lius tout … son d‚sespoir en retournantavec ses doigts tremblants les derniers vestiges du ca‹eu, cadavre detant de joies et de tant d’esp‚rances.–Nous planterons l’autre demain, cher monsieur Corn‚lius, dit … voixbasse Rosa, qui comprenait l’immense douleur du tulipier et qui jetacette douce parole comme une goutte de baume sur la blessuresaignante de Corn‚lius. XIII L’AMOUREUX DE ROSA Rosa avait … peine jet‚ ces paroles de consolation … Corn‚lius quel’on entendit dans l’escalier une voix qui demandait … Gryphus desnouvelles de ce qui se passait. –Mon pŠre, dit Rosa, entendez-vous?–Quoi?–M. Jacob vous appelle. Il est inquiet.–On a fait tant de bruit, fit Gryphus. N’e–t-on pas dit qu’ilm’assassinait, ce savant? Ah! que de mal on a toujours avec lessavants! Puis, indiquant du doigt l’escalier … Rosa: –Marchez devant, mademoiselle! dit-il. Et, fermant la porte: –Je vous rejoins, ami Jacob, acheva-t-il. Et Gryphus sortit, emmenant Rosa et laissant dans sa solitude et danssa douleur amŠre le pauvre Corn‚lius qui murmurait: –Oh! c’est toi qui m’as assassin‚, vieux bourreau. Je n’y survivraipas! Et en effet le pauvre prisonnier f–t tomb‚ malade sans cecontre-poids que la Providence avait mis … sa vie et que l’onappelait Rosa. Le soir, la jeune fille revint. Son premier mot futpour annoncer … Corn‚lius que d‚sormais son pŠre ne s’opposait plus …ce qu’il cultivƒt des fleurs. –Et comment savez-vous cela? dit d’un air dolent le prisonnier … lajeune fille.–Je le sais parce qu’il l’a dit.–Pour me tromper peut-ˆtre?–Non, il se repent.–Oh! oui, mais trop tard.–Ce repentir ne lui est pas venu de lui-mˆme.–Et comment lui est-il donc venu?–Si vous saviez combien son ami le gronde!–Ah! monsieur Jacob; il ne vous quitte donc pas, monsieur Jacob?–En tout cas il nous quitte le moins qu’il peut. Et elle sourit de telle fa‡on que ce petit nuage de jalousie quiavait obscurci le front de Corn‚lius se dissipa. –Comment cela s’est-il fait? demanda le prisonnier.–Eh bien! interrog‚ par son ami, mon pŠre … souper a racont‚l’histoire de la tulipe ou plut“t du ca‹eu, et le bel exploit qu’ilavait fait en l’‚crasant.–Si vous eussiez vu en ce moment maŒtre Jacob! continua Rosa. Vousavez fait cela, s’‚cria Jacob, vous avez ‚cras‚ le ca‹eu? –Sansdoute, fit mon pŠre.–C’est infƒme! continua-t-il, c’est odieux! c’est un crime que vousavez commis l…! hurla Jacob.–Mais, fit mon pŠre, comment s’‚tait-il procur‚ cet oignon? Voil… cequ’il serait bon de savoir, ce me semble. Je d‚tournai les yeux pour‚viter le regard de mon pŠre. Mais je fus arrˆt‚e par un mot quej’entendis, si bas qu’il f–t prononc‚. Jacob disait … mon pŠre:–Ce n’est pas chose difficile que de s’en assurer, parbleu.–C’est de le fouiller, dit mon pŠre, et s’il a les autres ca‹euxnous les trouverons.–Oui, ordinairement, il y en a trois.–Il y en a trois! s’‚cria Corn‚lius. Il a dit que j’avais troisca‹eux?–Vous comprenez, le mot m’a frapp‚e comme vous. Je me retournai.–Mais, dit mon pŠre, il ne les a peut-ˆtre pas sur lui, ses oignons.–Alors, dit Jacob, faites-le descendre sous un pr‚texte quelconque,pendant ce temps je fouillerai sa chambre.–Oh! oh! fit Corn‚lius. Mais c’est un sc‚l‚rat que votre monsieurJacob.–J’en ai peur.–Dites-moi, Rosa, continua Corn‚lius tout pensif.–Quoi?–Ne m’avez-vous pas racont‚ que le jour o— vous aviez pr‚par‚ votreplate-bande, cet homme vous avait suivie?–Oui.–Qu’il ‚tait gliss‚ comme une ombre derriŠre les sureaux?–Sans doute.–Qu’il n’avait pas perdu un de vos coups de rƒteau?–Pas un.–Rosa… fit Corn‚lius pƒlissant.–Eh bien!–Ce n’‚tait pas vous qu’il suivait.–Qui suivait-il donc?–C’‚tait mon ca‹eu qu’il suivait; c’‚tait de ma tulipe qu’il ‚taitamoureux.–Ah! par exemple! cela pourrait bien ˆtre, s’‚cria Rosa.–Voulez-vous vous en assurer?–Et de quelle fa‡on?–Oh! c’est chose bien facile.–Dites.–Allez demain au jardin; tƒchez, comme la premiŠre fois, que Jacobsache que vous y allez; tƒchez, comme la premiŠre fois, qu’il voussuive; faites semblant d’enterrer le ca‹eu, sortez du jardin, maisregardez … travers la porte, et vous verrez ce qu’il fera.–Bien! mais aprŠs?–AprŠs! comme il agira, nous agirons.–Ah! dit Rosa en poussant un soupir, vous aimez bien vos oignons,monsieur Corn‚lius.–Le fait est, dit le prisonnier avec un soupir, que depuis que votrepŠre a ‚cras‚ ce malheureux ca‹eu, il me semble qu’une portion de mavie est paralys‚e.–Voyons! dit Rosa, voulez-vous essayer autre chose encore?–Quoi?–Voulez-vous accepter la proposition de mon pŠre?–Quelle proposition?–Il vous a offert des oignons de tulipes par centaines.–C’est vrai.–Acceptez-en deux ou trois, et au milieu de ces deux ou troisoignons, vous pourrez ‚lever le troisiŠme ca‹eu.–Oui, ce serait bien, dit Corn‚lius le sourcil fronc‚, si votre pŠre‚tait seul; mais cet autre, ce Jacob, qui nous ‚pie…–Ah! c’est vrai; cependant, r‚fl‚chissez! vous vous privez l…, je levois, d’une grande distraction. Et elle pronon‡a ces paroles avec un sourire qui n’‚tait pasentiŠrement exempt d’ironie. En effet, Corn‚lius r‚fl‚chit uninstant, il ‚tait facile de voir qu’il luttait contre un grand d‚sir. –Eh bien! non! s’‚cria-t-il avec un sto‹cisme tout antique, non! ceserait une faiblesse, ce serait une folie, ce serait une lƒchet‚! sije livrais ainsi … toutes les mauvaises chances de la colŠre et del’envie la derniŠre ressource qui nous reste, je serais un hommeindigne de pardon. Non! Rosa, non! demain nous prendrons uner‚solution … l’endroit de votre tulipe, vous la cultiverez selon mesinstructions; et quant au troisiŠme ca‹eu, gardez-le dans votrearmoire; gardez-le comme l’avare garde sa premiŠre ou sa derniŠrepiŠce d’or, comme la mŠre garde son fils, comme le bless‚ garde lasuprˆme goutte de sang de ses veines; gardez- le, Rosa! quelquechose me dit que l… est notre salut, que l… est notre richesse!–Soyez tranquille, monsieur Corn‚lius, dit Rosa avec un doux m‚langede tristesse et de solennit‚; soyez tranquille, vos d‚sirs sont desordres pour moi.–Et mˆme, continua le jeune homme, s’enfi‚vrant de plus en plus, sivous vous aperceviez que vous ˆtes suivie, que vos conversations‚veillent les soup‡ons de votre pŠre ou de cet affreux Jacob que jed‚teste; eh bien! Rosa, sacrifie-moi tout de suite, moi qui ne visplus que par vous, qui n’ai plus que vous au monde, sacrifiez-moi, neme voyez plus. Rosa sentit son coeur se serrer dans sa poitrine; des larmesjaillirent de ses yeux. –H‚las! dit-elle.–Quoi? demanda Corn‚lius.–Je vois une chose.–Que voyez-vous?–Je vois, dit la jeune fille, ‚clatant en sanglots, je vois que vousaimez tant les tulipes, qu’il n’y a plus place dans votre coeur pourune autre affection. Et elle s’enfuit. Corn‚lius passa ce soir-l… et aprŠs le d‚part de la jeune fille unedes plus mauvaises nuits qu’il e–t jamais pass‚es. Rosa ‚taitcourrouc‚e contre lui, et elle avait raison. Elle ne reviendraitplus voir le prisonnier peut-ˆtre, et il n’aurait plus de nouvelles,ni de Rosa ni de ses tulipes. Nous l’avouons … la honte de notreh‚ros et de l’horticulture, de ses deux amours, celui que Corn‚liusse sentit le plus enclin … regretter, ce fut l’amour de Rosa, etlorsque vers trois heures du matin il s’endormit harass‚ de fatigue,harcel‚ de craintes, bourrel‚ de remords, la grande tulipe noire c‚dale premier rang, dans ses rˆves, aux yeux bleus si doux de laFrisonne blonde. XIV FEMME ET FLEUR Mais la pauvre Rosa, enferm‚e dans sa chambre, ne pouvait savoir …qui ou … quoi rˆvait Corn‚lius. Il en r‚sultait que, d’aprŠs cequ’il lui avait dit, Rosa ‚tait bien plus encline … croire qu’ilrˆvait … sa tulipe qu’… elle, et cependant Rosa se trompait. Maiscomme personne n’‚tait l… pour dire … Rosa qu’elle se trompait, commeles paroles imprudentes de Corn‚lius ‚taient tomb‚es sur son ƒmecomme des gouttes de poison, Rosa ne rˆvait pas, elle pleurait. Eneffet, comme Rosa ‚tait une cr‚ature d’esprit ‚lev‚, d’un sens droitet profond, Rosa se rendait justice, non point quant … ses qualit‚smorales et physiques, mais quant … la position sociale. Corn‚lius‚tait savant, Corn‚lius ‚tait riche, ou du moins l’avait ‚t‚ avant laconfiscation de ses biens. Corn‚lius pouvait donc trouver Rosa bonnepour une distraction, mais … coup s–r quand il s’agirait d’engagerson coeur, ce serait plut“t … une tulipe, c’est-…- dire … la plusnoble et … la plus fiŠre des fleurs qu’il l’engagerait, qu’… Rosa,humble fille d’un ge“lier. Aussi Rosa avait-elle pris une r‚solution pendant cette nuitterrible, pendant cette nuit d’insomnie qu’elle avait pass‚e. Cetter‚solution, c’‚tait de ne plus revenir au guichet. —————–Cornelius anxiously awaited the evening visit. But Rosa did not comethat day, nor the next, nor the next. At last Cornelius understoodthat he had offended the girl, and that she thought he loved only thetulip. In despair he refused to eat. Gryphus was delighted.—————– –Bon, dit Gryphus en descendant aprŠs la derniŠre visite; bon, jecrois que nous allons ˆtre d‚barrass‚s du savant. Rosa tressaillit. –Bah! dit Jacob, et comment cela?–Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lŠve plus, dit Gryphus. Rosa devint pƒle comme la mort. –Oh! murmura-t-elle, je comprends; il est inquiet de sa tulipe. Et se levant tout oppress‚e, elle rentra dans sa chambre, o— elleprit une plume et du papier, et pendant toute la nuit, s’exer‡a …tracer des lettres. Le lendemain, en se levant pour se traŒner … lafenˆtre, Corn‚lius aper‡ut un papier qu’on avait gliss‚ sous laporte. Il s’‚lan‡a sur ce papier, l’ouvrit, et lut: ®Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.¯ Quoique ce petit mot de Rosa calmƒt une partie des douleurs deCorn‚lius, il n’en fut pas moins sensible … l’ironie. Ainsi, c’‚taitbien cela, Rosa n’‚tait point malade, elle ‚tait bless‚e; ce n’‚taitpas par force que Rosa ne venait plus, c’‚tait volontairement qu’ellerestait ‚loign‚e de Corn‚lius. Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait danssa volont‚ la force de ne pas venir voir celui qui mourait du chagrinde ne pas l’avoir vue. Corn‚lius avait du papier et un crayon quelui avait apport‚s Rosa. Il comprit que la jeune fille attendait uner‚ponse, mais que cette r‚ponse elle ne la viendrait chercher que lanuit. En cons‚quence il ‚crivit sur un papier pareil … celui qu’ilavait re‡u: ®Ce n’est point l’inqui‚tude que me cause ma tulipe qui me rendmalade; c’est le chagrin que j’‚prouve de ne pas vous voir.¯ Puis Gryphus sorti, le soir venu, il glissa le papier sous la porteet ‚couta. Mais, avec quelque soin qu’il prˆtƒt l’oreille, iln’entendit ni son pas ni le froissement de sa robe. Il n’entenditqu’une voix faible comme un souffle, et douce comme une caresse, quilui jetait par le guichet ces deux mots: –A demain. Demain,–c’‚tait le huitiŠme jour.–Pendant huit jours Corn‚lius etRosa ne s’‚taient point vus. XV CE QUI S’ETAIT PASSE PENDANT CES HUIT JOURS. Le lendemain en effet, … l’heure habituelle, van Baerle entenditgratter … son guichet comme avait l’habitude de le faire Rosa dansles bons jours de leur amiti‚. On devine que Corn‚lius n’‚tait pasloin de cette porte … travers le grillage de laquelle il allaitrevoir enfin la charmante figure disparue depuis trop longtemps.Rosa, qui l’attendait sa lampe … la main, ne put retenir un mouvementquand elle vit le prisonnier si triste et si pƒle. –Vous ˆtes souffrant, monsieur Corn‚lius? demanda-t-elle.–Oui, mademoiselle, r‚pondit Corn‚lius, souffrant d’esprit et decorps.–J’ai vu, monsieur, que vous ne mangiez plus, dit Rosa; mon pŠre m’adit que vous ne vous leviez plus; alors je vous ai ‚crit pour voustranquilliser sur le sort du pr‚cieux objet de vos inqui‚tudes.–Et moi, dit Corn‚lius, je vous ai r‚pondu. Je croyais, en vousvoyant revenir, chŠre Rosa, que vous aviez re‡u ma lettre.–C’est vrai, je l’ai re‡ue.–Vous ne donnerez pas pour excuse, cette fois, que vous ne savez paslire. Non seulement vous lisez couramment, mais encore vous avez‚norm‚ment profit‚ sous le rapport de l’‚criture.–En effet, j’ai non seulement re‡u, mais lu votre billet. C’est pourcela que je suis venue pour voir s’il n’y aurait pas quelque moyen devous rendre … la sant‚.–Me rendre … la sant‚! s’‚cria Corn‚lius, mais vous avez doncquelque bonne nouvelle … m’apprendre? Et en parlant ainsi, le jeune homme attachait sur Rosa des yeuxbrillants d’espoir. Soit qu’elle ne comprŒt pas ce regard, soitqu’elle ne voul–t pas le comprendre, la jeune fille r‚ponditgravement: –J’ai seulement … vous parler de votre tulipe, qui est, je le sais,la plus grave pr‚occupation que vous ayez. Rosa pronon‡a ce peu de mots avec un accent glac‚ qui fit tressaillirCorn‚lius. Le z‚l‚ tulipier ne comprenait pas tout ce que cachait,sous le voile de l’indiff‚rence, la pauvre enfant toujours aux prisesavec sa rivale, la tulipe noire. –Ah! murmura Corn‚lius encore, encore! Rosa, ne vous ai-je pas dit,mon Dieu! que je ne songeais qu’… vous, que c’‚tait vous seule queje regrettais, vous seule qui, par votre absence, me retiriez l’air,le jour, la chaleur, la lumiŠre, la vie? Rosa sourit m‚lancoliquement. –Ah! dit-elle, c’est que votre tulipe a couru un si grand danger! Corn‚lius tressaillit malgr‚ lui, et se laissa prendre au piŠge sic’en ‚tait un. –Un si grand danger! s’‚cria-t-il tout tremblant, mon Dieu! etlequel? Rosa le regarda avec une douce compassion, elle sentait que cequ’elle voulait ‚tait au-dessus des forces de cet homme, et qu’ilfallait accepter celui-l… avec sa faiblesse. –Oui, dit-elle, vous aviez devin‚ juste, le pr‚tendant, l’amoureux,le Jacob ne venait point pour moi.–Et pour qui venait-il donc? demanda Corn‚lius avec anxi‚t‚.–Il venait pour la tulipe.–Oh! fit Corn‚lius pƒlissant … cette nouvelle plus qu’il n’avaitpƒli lorsque Rosa, se trompant, lui avait annonc‚ quinze joursauparavant que Jacob venait pour elle. Rosa vit cette terreur, etCorn‚lius s’aper‡ut … l’expression de son visage, qu’elle pensait ceque nous venons de dire.–Oh! pardonnez-moi, Rosa, dit-il, je vous connais, je sais la bont‚et l’honnˆtet‚ de votre coeur. Vous, Dieu vous a donn‚ la pens‚e, lejugement, la force et le mouvement pour vous d‚fendre, mais … mapauvre tulipe menac‚e, Dieu n’a rien donn‚ de tout cela. Rosa ne r‚pondit point … cette excuse du prisonnier et continua: –Du moment o— cet homme, qui m’avait suivie au jardin et que j’avaisreconnu pour Jacob, vous inqui‚tait, il m’inqui‚tait bien plusencore. Je fis donc ce que vous aviez dit, le lendemain du jour o— jevous ai vu pour la derniŠre fois et o— vous m’avez dit… Corn‚lius l’interrompit. –Pardon, encore une fois, Rosa, s’‚cria-t-il. Ce que je vous ai dit,j’ai eu tort de vous le dire. J’ai d‚j… demand‚ mon pardon de cettefatale parole. Je le demande encore. Sera-ce donc toujours vainement?–Le lendemain de ce jour-l…, reprit Rosa, me rappelant ce que vousm’aviez dit… de la ruse … employer pour m’assurer si c’‚tait moi oula tulipe que cet odieux homme suivait…–Oui, odieux… N’est-ce pas, dit-il, vous le ha‹ssez bien, cethomme?–Oui, je le hais, dit Rosa, car il est cause que j’ai bien souffertdepuis huit jours.–Ah! vous aussi, vous avez donc souffert? Merci de cette bonneparole, Rosa.–Le lendemain de ce malheureux jour, continua Rosa, je descendisdonc au jardin, et m’avan‡ai vers la plate-bande o— je devais planterla tulipe, tout en regardant derriŠre moi si, cette fois commel’autre, j’‚tais suivie.–Eh bien? demanda Corn‚lius.–Eh bien! la mˆme ombre se glissa entre la porte et la muraille, etdisparut encore derriŠre les sureaux. Je m’inclinai sur laplate-bande que je creusai avec une bˆche comme si je plantais leca‹eu.–Et lui… lui… pendant ce temps?–Je voyais briller ses yeux ardents comme ceux d’un tigre … traversles branches des arbres.–Voyez-vous? voyez-vous? dit Corn‚lius.–Puis, ce semblant d’op‚ration achev‚, je me retirai. Il attenditun instant, sans doute pour s’assurer que je ne reviendraais pas,puis il sortit … pas de loup de sa cachette, s’approcha de laplate-bande par un long d‚tour, puis arriv‚ enfin … son but, c’est-…-dire en face de l’endroit o— la terre ‚tait fraŒchement remu‚e, ils’arrˆta d’un air indiff‚rent, regarda de tous c“t‚s, interrogeachaque angle du jardin, interrogea chaque fenˆtre des maisonsvoisines, interrogea la terre, le ciel, l’air, et croyant qu’il ‚taitbien seul, bien isol‚, bien hors de la vue de tout le monde, il sepr‚cipita sur la plate-bande, enfon‡a ses deux mains dans la terremolle, et enleva une portion qu’il brisa doucement entre ses mainspour voir si le ca‹eu s’y trouvait, recommen‡a trois fois le mˆmemanŠge, et chaque fois avec une action plus ardente, jusqu’… cequ’enfin, commen‡ant … comprendre qu’il pouvait ˆtre dupe de quelquesupercherie, il calma l’agitation qui le d‚vorait, prit le rƒteau,‚galisa le terrain pour le laisser … son d‚part dans le mˆme ‚tat o—il se trouvait avant qu’il ne l’e–t fouill‚, et tout honteux, toutpenaud, il reprit le chemin de la porte, affectant l’air innocentd’un promeneur ordinaire.–Oh! le mis‚rable, murmura Corn‚lius essuyant les gouttes de sueurqui ruisselaient sur son front. Oh! le mis‚rable, je l’avais devin‚.Mais le ca‹eu, Rosa, qu’en avez-vous fait? H‚las! il est d‚j… un peutard pour le planter.–Le ca‹eu, il est depuis six jours en terre.–O— cela? comment cela? s’‚cria Corn‚lius. Oh! mon Dieu! quelleimprudence! O— est-il? Dans quelle terre est-il? Est-il bien ou malexpos‚? Ne risque-t-il pas de nous ˆtre vol‚ par cet affreux Jacob?–Il ne risque pas de nous ˆtre vol‚, … moins que Jacob ne force laporte de ma chambre.–Ah! il est chez vous, il est dans votre chambre, Rosa! ditCorn‚lius un peu tranquillis‚. Mais dans quelle terre, dans quelr‚cipient? Vous ne le faites pas germer dans l’eau comme les bonnesfemmes de Harlem et de Dordrecht, qui s’entˆtent … croire que l’eaupeut remplacer la terre, comme si l’eau, qui est compos‚e detrente-trois parties d’oxygŠne et de soixante-six partiesd’hydrogŠne, pouvait remplacer… Mais qu’est-ce que je vous dis l…,Rosa!–Oui, c’est un peu savant pour moi, r‚pondit en souriant la jeunefille. Je me contenterai donc de vous r‚pondre, pour voustranquilliser, que votre ca‹eu n’est pas dans l’eau.–Ah! je respire.–Il est dans un bon pot de grŠs, juste de la largeur de la cruche o—vous aviez enterr‚ le v“tre. Il est dans un terrain compos‚ de troisquarts de terre ordinaire prise au meilleur endroit du jardin, etd’un quart de terre de rue. Oh! j’ai entendu dire si souvent … vouset cet infame Jacob, comme vous l’appelez, dans quelle terre doitpousser la tulipe, que je sais cela comme le premier jardinier deHarlem!–Ah! maintenant reste l’exposition. A quelle exposition est-il,Rosa?–Maintenant il a le soleil toute la journ‚e, les jours o— il y a dusoleil. Mais quand il sera sorti de terre, quand le soleil sera pluschaud, je ferai comme vous faisiez ici, cher monsieur Corn‚lius. Jel’exposerai sur ma fenˆtre au levant de huit heures du matin … onzeheures, et sur ma fenˆtre du couchant depuis trois heures de l’aprŠs-midi jusqu’… cinq.–Oh! c’est cela! s’‚cria Corn‚lius, et vous ˆtes un jardinierparfait, ma belle Rosa. Mais j’y pense, la culture de ma tulipe vavous prendre tout votre temps.–Oui, c’est vrai, dit Rosa ; mais qu’importe? votre tulipe, c’est mafille. Je lui donne le temps que je donnerais … mon enfant, sij’‚tais mŠre. Il n’y a qu’en devenant sa mŠre, ajouta Rosa ensouriant, que je puis cesser de devenir sa rivale.–Bonne et chŠre Rosa! murmura Corn‚lius en jetant sur la jeune filleun regard o— il y avait plus de l’amant que de l’horticulteur, et quiconsola un peu Rosa. Puis, au bout d’un instant de silence, pendantle temps que Corn‚lius avait cherch‚ par les ouvertures du grillagela main fugitive de Rosa : –Ainsi, reprit Corn‚lius, il y a d‚j… six jours que le ca‹eu est enterre?–Six jours, oui, monsieur Corn‚lius, reprit la jeune fille.–Et il ne paraŒt pas encore?–Non, mais je crois que demain il paraŒtra.–Demain, soit! vous me donnerez de ses nouvelles en me donnant desv“tres, n’est-ce pas, Rosa? Je m’inquiŠte bien de la fille, commevous disiez tout … l’heure ; mais je m’int‚resse bien autrement … lamŠre.–Demain, dit Rosa en regardant Corn‚lius de c“t‚, demain, je ne saissi je pourrai.–Eh! mon Dieu! dit Corn‚lius, pourquoi donc ne pourriez-vous pasdemain?–Monsieur Corn‚lius, j’ai mille choses … faire.–Tandis que moi je n’en ai qu’une, murmura Corn‚lius.–Oui, r‚pondit Rosa, … aimer votre tulipe.–A vous aimer, Rosa. Rosa secoua la tˆte. Il se fit un nouveau silence. –Enfin, continua van Baerle, interrompant ce silence, tout changedans la nature, aux fleurs du printemps succŠdent d’autres fleurs, etl’on voit les abeilles qui caressaient tendrement les violettes etles girofl‚es se poser avec le mˆme amour sur les chŠvrefeuilles, lesroses, les jasmins, les chrysanthŠmes et les g‚raniums.–Que veut dire cela? demanda Rosa.–Cela veut dire, mademoiselle, que vous avez d’abord aim‚ … entendrele r‚cit de mes joies et de mes chagrins; vous avez caress‚ la fleurde notre mutuelle jeunesse; mais la mienne s’est fƒn‚e … l’ombre. Lejardin des esp‚rances et des plaisirs d’un prisonnier n’a qu’unesaison. Vous m’avez abandonn‚, mademoiselle Rosa, pour avoir vosquatre saisons de plaisirs. Vous avez bien fait; je ne me plainspas; quel droit avais-je d’exiger votre fid‚lit‚?–Ma fid‚lit‚! s’‚cria Rosa tout en larmes, et sans prendre la peinede cacher plus longtemps … Corn‚lius cette ros‚e de perles quiroulait sur ses joues, ma fid‚lit‚! je ne vous ai pas ‚t‚ fidŠle,moi?–H‚las! est-ce m’ˆtre fidŠle, s’‚cria Corn‚lius, que de me quitter,que de me laisser mourir ici?–Mais, monsieur Corn‚lius, dit Rosa, ne faisais-je pas pour voustout ce qui pouvait vous faire plaisir, ne m’occupais-je pas de votretulipe?–De l’amertume, Rosa! vous me reprochez la seule joie sans m‚langeque j’aie eue en ce monde.–Je ne vous reproche rien, monsieur Corn‚lius, sinon le seul chagrinprofond que j’aie ressenti depuis le jour o— l’on vint me dire auBuytenhoff que vous alliez ˆtre mis … mort.–Cela vous d‚plaŒt, Rosa, ma douce Rosa, cela vous d‚plaŒt quej’aime les fleurs?–Cela ne me d‚plaŒt pas que vous les aimiez, monsieur Corn‚lius,seulement cela m’attriste que vous les aimiez plus que vous nem’aimez moi-mˆme.–Ah! chŠre, chŠre bien-aim‚e, s’‚cria Corn‚lius, regardez mes mainscomme elles tremblent, regardez mon front comme il est pƒle, ‚coutez,‚coutez mon coeur comme il bat; eh bien! ce n’est point parce que matulipe noire me sourit et m’appelle; non! c’est parce que vouspenchez votre front vers moi. Rosa, mon amour, rompez le ca‹eu de latulipe noire, d‚truisez l’espoir de cette fleur, ‚teignez la doucelumiŠre de ce rˆve chaste et charmant que je m’‚tais habitu‚ … fairechaque jour, soit! plus de fleurs aux riches habits, aux grƒces‚l‚gantes, aux caprices divins, “tez-moi tout cela, fleur jalouse desautres fleurs, “tez-moi tout cela, mais ne m’“tez pas votre voix,votre geste, le bruit de vos pas dans l’escalier lourd; ne m’“tez pasle feu de vos yeux dans le corridor sombre, la certitude de votreamour qui caressait perpetuellement mon coeur; aimez-moi, Rosa, carje sens bien que je n’aime que vous.–AprŠs la tulipe noire, soupira la jeune fille, dont les mainstiŠdes et caressantes consentaient enfin … se livrer … travers legrillage de fer aux lŠvres de Corn‚lius.–Avant tout, Rosa…–Faut-il que je vous croie?–Comme vous croyez en Dieu.–Soit! cela ne vous engage pas beaucoup de m’aimer?–Trop peu, malheureusement, chŠre Rosa, mais cela vous engage,vous.–Moi, demanda Rosa, et … quoi cela m’engage-t-il?–A ne pas vous marier d’abord. Elle sourit. –Ah! voil… comme vous ˆtes, dit-elle, vous autres tyrans. Vousadorez une belle: vous ne pensez qu’… elle, vous ne rˆvez que d’elle;vous ˆtes condamn‚ … mort, et en marchant … l’‚chafaud vous luiconsacrez votre dernier soupir, et vous exigez de moi, pauvre fille,vous exigez le sacrifice de mes rˆves, de mon ambition.–Mais de quelle belle me parlez-vous donc, Rosa? dit Corn‚liuscherchant, mais inutilement, dans ses souvenirs, une femme … laquelleRosa p–t faire allusion.–Mais de la belle noire, monsieur, de la belle noire … la taillesouple, aux pieds fins, … la tˆte pleine de noblesse. Je parle devotre fleur, enfin. Corn‚lius sourit. –Belle imaginaire, ma bonne Rosa, tandis que vous, sans comptervotre amoureux, ou plut“t mon amoureux Jacob, vous ˆtes entour‚e degalants qui vous font la cour. Vous rappelez-vous, Rosa, ce que vousm’avez dit des ‚tudiants, des officiers, des commis de la Haye? Ehbien! … Loewestein, n’y a-t-il point de commis, point d’officiers,point d’‚tudiants?–Oh! si fait qu’il y en a, et beaucoup mˆme, dit Rosa.–Qui ‚crivent?–Qui ‚crivent.–Et maintenant que vous savez lire … Et Corn‚lius poussa un gros soupir en songeant que c’‚tait … lui,pauvre prisonnier, que Rosa devait le privilŠge de lire les billetsdoux qu’elle recevait. –Eh bien! mais, dit Rosa, il me semble, Monsieur Corn‚lius, qu’enlisant les billets qu’on m’‚crit, qu’en examinant les gallants qui sepr‚sentent, je ne fais que suivre vos instructions.–Comment, mes instructions?–Oui, vos instructions ; oubliez-vous, continua Rosa en soupirant …son tour, oubliez-vous le testament ‚crit par vous, sur la bible deMonsieur Corneille de Witt? Je ne l’oublie pas, moi! Je le relis tousles jours, et plut“t deux fois qu’une. Eh bien! dans ce testament,vous m’ordonnez d’aimer et d’‚pouser un beau jeune homme de vingt-six… vingt-huit ans. Je le cherche, ce jeune homme, et comme toute majourn‚e est consacr‚e … votre tulipe, il faut bien que vous melaissiez le soir pour le trouver.–Ah! Rosa, le testament est fait dans la pr‚vision de ma mort, etgrƒce au ciel, je suis vivant.–Eh bien! donc, je ne chercherai pas ce beau jeune homme devingt-six … vingt-huit ans, et je viendrai vous voir.–Ah! oui, Rosa, venez! venez!–Mais … une condition.–Elle est accept‚e d’avance.–C’est que de trois jours il ne sera pas question de la tulipenoire.–Il n’en sera plus jamais question si vous l’exigez, Rosa.–Oh! dit la jeune fille, il ne faut pas demander l’impossible. Et, comme par m‚garde, elle approcha sa joue fraŒche, si proche dugrillage que Corn‚lius put la toucher de ses lŠvres. Rosa poussa unpetit cri d’amour et disparut. XVI LE SECOND CAIEU —————The health of Corn‚lius improved rapidly, to the great disappointmentof Gryphus, who feared some plot, and had the prisoner and his cellsearched. Nothing of importance was found. Rosa came each evening.On arriving the third evening she said:————— –Eh bien! elle a lev‚!–Elle a lev‚! quoi? qui? demanda Corn‚lius n’osant croire que Rosaabr‚geƒt d’elle-mˆme la dur‚e de son ‚preuve.–La tulipe, dit Rosa.–Comment! s’‚cria Corn‚lius, vous permettez donc?–Eh oui! dit Rosa du ton d’une mŠre tendre qui permet une joie … sonenfant.–Ah! Rosa! dit Corn‚lius en allongeant ses lŠvres … travers legrillage, dans l’esp‚rance de toucher une joue, une main, unn front,quelque chose enfin.–Lev‚ bien droit? demanda-t-il.–Droit comme un fuseau de Frise, dit Rosa.–Et elle est bien haute?–Haute de deux pouces au moins.–Oh! Rosa, ayez-en bien soin, et vous verrez comme elle va grandirvite.–Puis-je en avoir plus de soin? dit Rosa. Je ne songe qu’… elle.–Qu’… elle, Rosa? Prenez garde, c’est moi qui vais ˆtre jaloux … montour.–Et vous savez bien que penser … elle c’est penser … vous. Je ne laperds pas de vue. De mon lit je la vois ; en m’‚veillaant c’est lepremier objet que je regarde, en m’endormant le dernier objet que jeperds de vue. Le jour je m’assieds et je travaille prŠs d’elle, cardepuis qu’elle est dans ma chambre je ne quitte plus ma chambre.–Vous avez raison, Rosa, c’est votre dot, vous savez?–Oui, et grƒce … elle je pourrai ‚pouser un jeune homme de vingt-six… vingt-huit ans que j’aimerai.–Taisez-vous, m‚chante. Et Corn‚lius parvint … saisir les doigts de la jeune fille, ce quifit, sinon changer de conversation, du moins succ‚der le silence audialogue. Ce soir-l… Corn‚lius fut le plus heureux des hommes. Rosalui laissa sa main tant qu’il lui plut de la garder, et il parlatulipe tout … son aise. A partir de ce moment, chaque jour amena unprogrŠs dans la tulipe et dans l’amour des deux jeunes gens. Une foisc’‚tait les feuilles qui s’‚taient ouvertes l’autre fois c’‚tait lafleur elle-mˆme qui s’‚tait nou‚e. A cette nouvelle la joie deCorn‚lius fut grande, et ses questions se succ‚dŠrent avec unerapidit‚ qui t‚moignait de leur importance. –Nou‚e, s’‚cria Corn‚lius, elle est nou‚e.–Elle est nou‚e, r‚p‚ta Rosa. Corn‚lius chancela de joie et fut forc‚ de se retenir au guichet. –Ah! mon Dieu! exclama-t-il. Puis revenant … Rosa:–L’ovale est-il r‚gulier, le cylindre est-il plein, les pointessont-elles bien vertes?–L’ovale a prŠs d’un pouce et s’effile comme une aiguille, lecylindre gonfle ses flancs, les pointes sont prˆtes … s’entr’ouvrir. Cette nuit-l… Corn‚lius dormit peu, c’‚tait un moment suprˆme quecelui o— les pointes s’entr’ouvriraient. Deux jours aprŠs, Rosaannon‡ait qu’elles ‚taient entr’ouvertes. –Entr’ouvertes! Rosa, s’‚cria Corn‚lius, l’involucrum estentr’ouvert! mais alors on voit donc, on peut donc distinguer d‚j…? Et le prisonnier s’arrˆta haletant. –Oui, r‚pondit Rosa, oui, l’on peut distinguer un filet de couleurdiff‚rente, mince comme un cheveu.–Et la couleur? fit Corn‚lius en tremblant.–Ah! r‚pondit Rosa, c’est bien fonc‚.–Brun?–Oh! plus fonc‚.–Plus fonc‚, bonne Rosa, plus fonc‚! merci. Fonc‚ comme l’‚bŠne,fonc‚ comme…–Fonc‚ comme l’encre avec laquelle je vous ai ‚crit. Corn‚lius poussa un cri de joie folle. Puis s’arrˆtant tout … coup: –Oh! dit-il en joignant les mains, oh! il n’y a pas d’ange quipuisse vous ˆtre compar‚, Rosa.–Vraiment! dit Rosa, souriant … cette exaltation.–Rosa, vous avez tant travaill‚, Rosa, vous avez tant fait pour moi; Rosa, ma tulipe va fleurir, et ma tulipe fleurira noire ; Rosa,Rosa, vous ˆtes ce que Dieu a cr‚‚ de plus parfait sur la terre!–AprŠs la tulipe, cependant?–Ah! taisez-vous, mauvaise. Taisez-vous, par piti‚, ne me gƒtez pasma joie. Mais, dites-moi, Rosa, si la tulipe en est … ce point, dansdeux ou trois jours au plus tard elle va fleurir.–Demain ou aprŠs-demain, oui.–Oh! je ne la verrai pas, s’‚cria Corn‚lius, et je ne la baiseraipas comme une merveille de Dieu qu’on doit adorer.–Dame! je la cueillerai si vous voulez, dit Rosa.–Ah! non! non! Sit“t qu’elle sera ouverte, mettez-la bien … l’ombre,Rosa, et … l’instant mˆme, … l’instant, envoyez … Harlem pr‚venir lepr‚sident de la soci‚t‚ d’horticulture que la grande tulipe noire estfleurie. C’est loin, je le sais bien, Harlem, mais avec de l’argentvous trouverez un messager. Avez-vous de l’argent, Rosa? Rosasourit.–Oh! oui, dit-elle.–Assez? demanda Corn‚lius.–J’ai trois cents florins.–Oh! si vous avez trois cents florins, ce n’est point un messagerqu’il vous faut envoyer, c’est vous-mˆme, vous-mˆme, Rosa, qui devezaller … Harlem.–Mais pendant ce temps, la fleur …–Oh! la fleur, vous l’emporterez, vous comprenez bien qu’il ne fautpas vous s‚parer d’elle un instant.–Mais en ne me s‚parant point d’elle, je me s‚pare de vous, monsieurCorn‚lius, dit Rosa attrist‚e.–Ah! c’est vrai, ma douce, ma chŠre Rosa. Mon Dieu! que les hommessont m‚chants, que leur ai-je donc fait et pourquoi m’ontt-ils priv‚de la libert‚! vous avez raison, Rosa, je ne pourrais vivre sansvous. Eh bien! vous enverrez quelqu’un … Harlem, voil…; ma foi! lemiracle est assez grand pour que le pr‚sident se d‚range; il viendralui-mˆme … Loewestein chercher la tulipe. Puis, s’arrˆtant tout … coup et d’une voix tremblante: –Rosa, murmura Corn‚lius, Rosa! si elle allait ne pas ˆtre noire?–Dame! vous le saurez demain ou aprŠs-demain soir.–Attendre jusqu’au soir, pour savoir cela, Rosa! je mourraid’impatience. Ne pourrions-nous convenir d’un signal?–Je ferai mieux.–Que ferez-vous?–Si c’est la nuit qu’elle s’entr’ouvre, je viendrai, je viendraivous le dire moi-mˆme. Si c’est le jour, je passerai devant la porteet vous glisserai un billet, soit dessous la porte, soit par leguichet, entre la premiŠre et la deuxiŠme inspection de mon pŠre.–Oh! Rosa, c’est cela! un mot de vous m’annon‡ant cette nouvelle,c’est-…-dire un double bonheur.–Voil… dix heures, dit Rosa, il faut que je vous quitte.–Oui! oui! dit Corn‚lius, oui! allez, Rosa, allez! Rosa se retira presque triste. Corn‚lius l’avait presque renvoy‚e.Il est vrai que c’‚tait pour veiller sur la tulipe noire. XVII EPANOUISSEMENT La nuit s’‚coula bien douce, mais en mˆme temps bien agit‚e pourCorn‚lius. A chaque instant il lui semblait que la douce voix deRosa l’appelait; il s’‚veillait en sursaut, il allait … la porte, ilapprochait son visage du guichet; le guichet ‚tait solitaire, lecorridor ‚tait vide. Sans doute Rosa veillait de son c“t‚; mais, plus heureuse que lui,elle veillait sur la tulipe. Le jour vint sans nouvelles. La tulipen’‚tait pas fleurie encore. La journ‚e passa comme la nuit. La nuitvint et avec la nuit Rosa joyeuse, Rosa l‚gŠre, comme un oiseau. –Eh bien? demanda Corn‚lius.–Eh bien! tout va … merveille. Cette nuit sans faute notre tulipefleurira.–Et fleurira noire?–Noire comme du jais.–Sans une seule tache d’une autre couleur?–Sans une seule tache.–Bont‚ du ciel! Rosa, j’ai pass‚ la nuit … rˆver, … vous d’abord…Rosa fit un petit signe d’incr‚dulit‚.–Puis … ce que nous devons faire.–Eh bien?–Eh bien! voil… ce que j’ai d‚cid‚. La tulipe fleurie, quand il serabien constat‚ qu’elle est noire et parfaitement noire, il nous fauttrouver un messager.–Si ce n’est que cela, j’ai un messager tout trouv‚.–Un messager s–r?–Un messager dont je r‚ponds, un de mes amoureux.–Ce n’est pas Jacob, j’espŠre?–Non, soyez tranquille. C’est le batelier de Loewestein, un gar‡onalerte, de vingt-cinq … vingt-six ans.–Diable!–Soyez tranquille, dit Rosa en riant, il n’a pas encore l’ƒge,puisque vous-mˆme avez fix‚ l’ƒge de vingt-six … vingt- huit ans.–Enfin, vous croyez pouvoir compter sur ce jeune homme?–Comme sur moi.–Eh bien! Rosa, en dix heures, ce gar‡on peut ˆtre … Harlem; vous medonnerez un crayon et du papier, mieux encore serait une plume et del’encre, et j’‚crirai, ou plut“t vous ‚crirez, vous; moi, pauvreprisonnier, peut-ˆtre verrait-on, comme voit votre pŠre, unconspiration l…-dessous. Vous ‚crirez au pr‚sident de la soci‚t‚d’horticulture, et j’en suis certain, le pr‚sident viendra.–Mais s’il tarde?–Supposez qu’il tarde un jour, deux jours mˆme; mais c’estimpossible, un amateur de tulipes comme lui ne tardera pas une heure,pas une minute, pas une seconde … se mettre en route pour voir lahuitiŠme merveille du monde. Mais, comme je disais, tardƒt-il unjour, tardƒt-il deux, la tulipe serait encore dans toute sasplendeur. La tulipe vue par le pr‚sident, le procŠs-verbal dress‚par lui, tout est dit, vous gardez un double du procŠs-verbal, Rosa,et vous lui confiez la tulipe. Ah! si nous avions pu la porternous-mˆmes, Rosa, elle n’e–t quitt‚ mes bras que pour passer dans lesv“tres! mais c’est un rˆve auquel il ne faut pas songer, continuaCorn‚lius en soupirant; d’autres yeux la verront d‚fleurir. Oh!surtout, Rosa, avant que le pr‚sident ne la voie, ne la laissez voir… personne. La tulipe noire, si quelqu’un voyait la tulipe noire, onla volerait!…–Oh!–Ne m’avez-vous pas dit vous-mˆme ce que vous craigniez … l’endroitde votre amoureux Jacob; on vole bien un florin, pourquoi n’envolerait- on pas cent mille?–Je veillerai, allez; soyez tranquille.–Si pendant que vous ˆtes ici elle allait s’ouvrir?–La capricieuse en est bien capable, dit Rosa.–Si vous la trouviez ouverte en rentrant?–Eh bien?–Ah! Rosa, du moment o— elle sera ouverte, rappelez-vous qu’il n’yaura pas un moment … perdre pour pr‚venir le pr‚sident.–Et vous pr‚venir, vous. Oui, je comprends. Rosa soupira, mais sans amertume et en femme qui commence …comprendre une faiblesse, sinon … s’y habituer. –Je retourne auprŠs de la tulipe, monsieur van Baerle, et aussit“touverte, vous ˆtes pr‚venu; aussit“t vous pr‚venu, le messager part.–Rosa, Rosa, je ne sais plus … quelle merveille du ciel ou de laterre vous comparer.–Comparez-moi … la tulipe noire, monsieur Corn‚lius, et je seraibien flatt‚e, je vous jure; disons-nous donc au revoir, monnsieurCorn‚lius.–Oh! dites: au revoir, mon ami.–Au revoir, mon ami, dit Rosa un peu consol‚e.–Dites, mon ami bien-aim‚.–Oh! mon ami …–Bien-aim‚, Rosa, je vous en supplie, bien-aim‚, bien-aim‚, n’est-cepas?–Bien-aim‚, oui, bien-aim‚, fit Rosa palpitante, enivr‚e, folle dejoie.–Alors, Rosa, puisque vous avez dit bien-aim‚, dites aussibien-heureux, dites heureux comme jamais homme n’a ‚t‚ heureux etb‚ni sous le ciel. Il ne me manque qu’une chose, Rosa.–Laquelle?–Votre joue, votre joue fraŒche, votre joue rose, votre doux visage.Oh! Rosa, de votre volont‚, non plus par surprise, nonn plus paraccident, Rosa. Ah! … Rosa s’enfuit.Corn‚lius resta le visage coll‚ au guichet.Corn‚lius ‚touffait de joie et de bonheur. Il ouvrit sa fenˆtre etcontempla longtemps, avec un coeur gonfl‚ de joie, l’azur sans nuagesdu ciel. Il se remplit les poumons de l’air g‚n‚reux et pur, l’espritde douces id‚es, l’ƒme de reconnaissance et d’admiration religieuse. Pendant une partie de la nuit Corn‚lius demeura suspendu aux barreauxde sa fenˆtre; il regardait le ciel, il ‚coutait la terre. Une‚toile s’enflamma au midi, traversa tout l’espace qui s‚paraitl’horizon de la forteresse et vint s’abattre sur Loewestein.Corn‚lius tressaillit. –Ah! dit-il, voil… Dieu qui envoie une ƒme … ma fleur. Et comme s’il e–t devin‚ juste, presque au mˆme moment, le prisonnierentendit dans le corridor des pas l‚gers, comme ceux d’une sylphide,le froissement d’une robe qui semblait un battement d’ailes et unevoix bien connue qui disait: –Corn‚lius, mon ami, mon ami bien-aim‚ et bien-heureux, venez, venezvite. Corn‚lius ne fit qu’un bond de la crois‚e au guichet; cette foisencore ses yeux rencontrŠrent Rosa, qui lui dit: –Elle est ouverte, elle est noire, la voil….–Comment, la voil…! s’‚cria Corn‚lius.–Oui, oui, il faut bien risquer un petit danger pour donner unegrande joie, la voil…, tenez. Et, d’une main, elle leva … la hauteurdu guichet, une petite lanterne sourde, qu’elle venait de fairelumineuse, tandis qu’… la mˆme hauteur, elle levait de l’autre lamiraculeuse tulipe. Corn‚lius jeta un cri et pensa s’‚vanouir.–Oh! murmura-t-il, mon Dieu! mon Dieu! vous me r‚compensez de moninnocence et de ma captivit‚, puisque vous avez fait poussser cettefleur au guichet de ma prison.–Embrassez-la, dit Rosa, comme je l’ai embrass‚e tout … l’heure. Corn‚lius, retenant son haleine toucha du bout des lŠvres la pointede la fleur, et jamais baiser ne lui entra si profond‚ment dans lecoeur. La tulipe ‚tait belle, splendide, magnifique, sa tige avaitplus de dix-huit pouces de hauteur, elle s’‚lan‡ait du sein de quatrefeuilles vertes, lisses, droites comme des fers de lance, sa fleurtout entiŠre ‚tait noire et brillante comme du jais. –Rosa, dit Corn‚lius tout haletant, Rosa, plus un instant … perdre,il faut ‚crire la lettre.–Elle est ‚crite, mon bien-aim‚ Corn‚lius, dit Rosa.–En v‚rit‚!–Pendant que la tulipe s’ouvrait, j’‚crivais, moi, car je ne voulaispas qu’un seul instant f–t perdu. Voyez la lettre, et dites-moi sivous la trouvez bien. Corn‚lius prit la lettre et lut sur une ‚criture qui avait encorefait de grands progrŠs depuis le petit mot qu’il avait re‡u de Rosa: ®Monsieur le pr‚sident,La tulipe noire va s’ouvrir dans dix minutes peut-ˆtre. Aussit“touverte, je vous enverrai un messager pour vous prier de venir vous-mˆme en personne la chercher dans la forteresse de Loewestein. Jesuis la fille du ge“lier Gryphus, presque aussi prisonniŠre que lesprisonniers de mon pŠre. Je ne pourrais donc vous porter cettemerveille. C’est pourquoi j’ose vous supplier de la venir prendrevous-mˆme.Mon d‚sir est qu’elle s’appelle Rosa Barl‘nsis.Elle vient de s’ouvrir; elle est parfaitement noire…Venez, monsieurle pr‚sident, venez.J’ai l’honneur d’ˆtre votre humble servante,ROSA GRYPHUS.¯ –C’est cela, c’est cela, chŠre Rosa. Cette lettre est … merveille.Je ne l’eusse point ‚crite avec cette simplicit‚. Au congrŠs vousdonnerez tous les renseignements qui vous seront demand‚s. On sauracomment la tulipe a ‚t‚ cr‚‚e, … combien de soins, de veilles, decraintes, elle a donn‚ lieu; mais, pour le moment, Rosa, pas uninstant … perdre … Le messager! Le messager!–Comment s’appelle le pr‚sident?–Donnez que je mette l’adresse. Oh! il est bien connu. C’est mynheervan Systens, le bourgmestre de Harlem … Donnez, Rosaa, donnez! Et d’une main tremblante, Corn‚lius ‚crivit sur la lettre: ®A mynheer Peters van Systens, bourgmestre et pr‚sident de la Soci‚t‚horticole de Harlem.¯ –Et maintenant, allez, Rosa, allez, dit Corn‚lius; et mettons- noussous la garde de Dieu, qui jusqu’ici nous a si bien gard‚s. XVIII OU LA TULIPE NOIRE CHANGE DE MAITRE Corn‚lius ‚tait rest‚ … l’endroit o— l’avait laiss‚ Rosa, cherchantpresque inutilement en lui la force de porter le double fardeau deson bonheur. Une demi-heure s’‚coula. D‚j… les premiers rayons dujour entraient, bleuƒtres et frais, … travers les barreaux de lafenˆtre dans la prison de Corn‚lius, lorsqu’il tressaillit tout …coup … des pas qui montaient l’escalier et … des cris qui serapprochaient de lui. Presque au mˆme moment, son visage se trouvaen face du visage pƒle et d‚compos‚ de Rosa. Il recula pƒlissantlui-mˆme d’effroi. –Corn‚lius! Corn‚lius! s’‚cria celle-ci haletante.–Quoi donc? mon Dieu! demanda le prisonnier.–Corn‚lius! la tulipe …–Eh bien?–Comment vous dire cela?–Dites, dites, Rosa.–On nous l’a prise, on nous l’a vol‚e.–On nous l’a prise, on nous l’a vol‚e! s’‚cria Corn‚lius.–Oui, dit Rosa, en s’appuyant contre la porte pour ne pas tomber.Oui, prise, vol‚e. Et, malgr‚ elle, les jambes lui manquant, elle glissa et tomba surses genoux. –Mais comment cela? demanda Corn‚lius. Dites-moi, expliquez-moi…–Oh! il n’y a pas de ma faute, mon ami. Pauvre Rosa! elle n’osait plus dire: mon bien-aim‚. –Vous l’avez laiss‚e seule! dit Corn‚lius avec un accent lamentable.–Un seul instant, pour aller pr‚venir notre messager qui demeure …cinquante pas … peine, sur le bord du Wahal.–Et pendant ce temps, malgr‚ mes recommandations, vous avez laiss‚la clef … la porte, malheureuse enfant!–Non, non, non, et voil… ce qui me passe, la clef ne m’a pointquitt‚e, je l’ai constamment tenue dans ma main.–Mais alors, comment cela se fait-il?–Le sais-je, moi-mˆme? j’avais donn‚ la lettre … mon messager; monmessager ‚tait parti devant moi; je rentre, la porte ‚tait ferm‚e,chaque chose ‚tait … sa place dans ma chambre, except‚ la tulipe quiavait disparu. Il faut que quelqu’un se soit procur‚ une clef de machambre, ou en ait fait faire une fausse. Elle suffoqua, les larmes lui coupaient la parole. Corn‚lius,immobile, les traits alt‚r‚s, ‚coutait presque sans comprendre,murmurant seulement: –Vol‚e, vol‚e, vol‚e! je suis perdu.–Oh! monsieur Corn‚lius, grƒce! grƒce! criait Rosa, j’en mourrai. A cette menace de Rosa, Corn‚lius saisit les grilles du guichet, etles ‚treignant avec fureur: –Rosa, s’‚cria-t-il, on nous a vol‚s, c’est vrai, mais faut-il nouslaisser abattre pour cela? Non, le malheur est grand, mmais r‚parablepeut-ˆtre, Rosa; nous connaissons le voleur.–H‚las! comment voulez-vous que je vous dise positivement?–Oh! je vous le dis, moi, c’est cet infƒme Jacob. Le laisserons-nous porter … Harlem le fruit de nos travaux, le fruit de nosveilles, l’enfant de notre amour? Rosa, il faut le poursuivre, ilfaut le rejoindre.–Mais comment faire tout cela, mon ami, sans d‚couvrir … mon pŠreque nous ‚tions d’intelligence? Comment moi, une femme sii peu libre,si peu habile, comment parviendrai-je … ce but, que vous-mˆmen’atteindriez peut-ˆtre pas?–Rosa, Rosa, ouvrez-moi cette porte, et vous verrez si je nel’atteins pas. Vous verrez si je ne d‚couvre pas le voleur, vousverrez si je ne lui fais pas avouer son crime. Vous verrez si je nelui fais pas crier grƒce!–H‚las! dit Rosa ‚clatant en sanglots, puis-je vous ouvrir? Ai-jeles clefs sur moi? Si je les avais, ne seriez-vous pas libre depuislongtemps?–Votre pŠre les a, votre infƒme pŠre, le bourreau qui m’a d‚j…‚cras‚ le premier ca‹eu de ma tulipe. Oh! le mis‚rable! le mis‚rable!il est complice de Jacob.–Plus bas, plus bas, au nom du ciel!–Oh! si vous ne m’ouvrez pas, Rosa, s’‚cria Corn‚lius au paroxysmede la rage, j’enfonce ce grillage et je massacre tout ce que jetrouve dans la prison.–Mon ami, par piti‚!–Je vous dis, Rosa, que je vais d‚molir le cachot pierre … pierre. Et l’infortun‚, de ses deux mains, dont la colŠre d‚culpait lesforces, ‚branlait la porte … grand bruit, peu soucieux des ‚clats desa voix qui s’en allait tonner au fond de la spirale sonore del’escalier. Rosa, ‚pouvant‚e, essayait bien inutilement de calmercette furieuse tempˆte. –Je vous dis que je tuerai l’infƒme Gryphus, hurlait van Baerle; jevous dis que je verserai son sang, comme il a vers‚ celuui de matulipe noire. Le malheureux commen‡ait … devenir fou. –Eh bien! oui, disait Rosa palpitante, oui, oui, mais calmez-vous,oui, je lui prendrai ses clefs, oui je vous ouvrirai, maiiscalmez-vous, mon Corn‚lius. Elle n’acheva point, un hurlement pouss‚ devant elle interrompit saphrase. –Mon pŠre! s’‚cria Rosa.–Gryphus! rugit van Baerle, ah! sc‚l‚rat! Le vieux Gryphus, au milieu de tout ce bruit, ‚tait mont‚ sans quel’on p–t l’entendre. Il saisit rudement sa fille par le poignet. –Ah! vous me prendrez les clefs, dit-il d’une voix ‚touff‚e pa lacolŠre. Ah! cet infƒme! ce monstre! ce conspirateur … pendre estvotre Corn‚lius. Ah! l’on a des connivences avec les prisonniersd’Etat. C’est bon. Rosa frappa dans ses deux mains avec d‚sespoir. –Oh! continua Gryphus passant de l’accent fi‚vreux de la colŠre … lafroide ironie du vainqueur, ah! monsieur l’innocent tulipier, ah!monsieur le doux savant, ah! vous me massacrerez, ah! vous boirez monsang! TrŠs bien! rien que cela! Et de complicit‚ avec ma fille! Maisje suis donc dans un antre de brigands, je suis donc dans une cavernede voleurs! Ah! monsieur le gouverneur saura tout ce matin, et S.A.le stathouder saura tout demain. Nous connaissons la loi: Quiconquese rebellera dans la prison … article 6. Nous allons vous donnerune seconde ‚dition du Buytenhoff, monsieur le savant, et la bonne‚dition celle-l…. Oui, oui, rongez vos poings comme un ours en cage,et vous la belle, mangez des yeux votre Corn‚lius. Je vous avertis,mes agneaux, que vous n’aurez plus cette f‚licit‚ de conspirerensemble. €…, qu’on descende, fille d‚natur‚e. Et vous, monsieur lesavant, au revoir, soyez tranquille, au revoir! Rosa, folle de terreur et de d‚sespoir, envoya un baiser … son ami;puis, sans doute illumin‚e d’une pens‚e soudaine, elle se lan‡a dansl’escalier en disant: –Tout n’est pas perdu encore, compte sur moi, mon Corn‚lius. Son pŠre la suivit en hurlant. Quant au pauvre tulipier, il lƒchapeu … peu les grilles que retenaient ses doigts convulsifs; sa tˆtes’alourdit, ses yeux oscillŠrent dans leurs orbites, et il tombalourdement sur le carreau de sa chambre en murmurant: –Vol‚e! on me l’a vol‚e! Pendant ce temps, Boxtel, sorti du chƒteau par la porte qu’avaitouverte Rosa elle-mˆme, Boxtel, la tulipe noire envelopp‚e dans unlarge manteau, Boxtel s’‚tait jet‚ dans une carriole qui l’attendait… Gorcum et disparaissait, sans avoir, on le pense bien, averti l’amiGryphus de son d‚part pr‚cipit‚. ———————-Disguised as Jacob, Boxtel had followed Cornelius to Loewestein. Hehad overheard the conversations between the lovers in regard to thetulip. He had made a pass-key that unlocked the door of Rosa’s room,and after making all preparations for his journey had waited for theflower to bloom. While Rosa was carrying the letter to the boatman,he had entered her room and stolen the flower.———————- Il arriva le lendemain matin … Harlem, harass‚ mais triomphant,changea sa tulipe de pot, afin de faire disparaŒtre toute trace devol, brisa le pot de fa‹ence dont il jeta les tessons dans un canal,‚crivit au pr‚sident de la Soci‚t‚ horticole une lettre dans laquelleil lui annon‡ait qu’il venait d’arriver … Harlem avec une tulipeparfaitement noire, s’installa dans une bonne h“tellerie avec safleur intacte. Et l… il attendit. XIX LE PRESIDENT VAN SYSTENS Rosa, en quittant Corn‚lius, avait pris son parti. C’‚tait de luirendre la tulipe que venait de lui voler Jacob, ou de ne jamais lerevoir. Elle avait vu le d‚sespoir du pauvre prisonnier, double etincurable d‚sespoir. En effet, d’un c“t‚, c’‚tait une s‚parationin‚vitable, Gryphus ayant … la fois surpris le secret de leur amouret de leurs rendez-vous. De l’autre c’‚tait le renversement detoutes les esp‚rances d’ambition de Corn‚lius van Baerle, et cesesp‚rances, il les nourrissait depuis sept ans. Rosa ‚tait une deces femmes qui s’abattent d’un rien, mais qui, pleines de forcescontre un malheur suprˆme, trouvent dans le malheur mˆme l’‚nergiequi peut le combattre, ou la ressource qui peut le r‚parer. La jeune fille rentra chez elle, jeta un dernier regard dans sachambre, pour voir si elle ne s’‚tait pas tromp‚e, et si la tulipen’‚tait point dans quelque coin o— elle e–t ‚chapp‚ … ses regards.Mais Rosa chercha vainement, la tulipe ‚tait toujours absente, latulipe ‚tait toujours vol‚e. Rosa fit un petit paquet des hardes quilui ‚taient n‚cessaires, elle prit ses trois cents florins d’‚pargne,c’est-…-dire toute sa fortune, fouilla sous ses dentelles o— ‚taitenfoui le troisiŠme ca‹eu, la cacha pr‚cieusement dans son corsage,ferma la porte … clef, descendit l’escalier, sortit de la prison parla porte qui une heure auparavant avait donn‚ passage … Boxtel, serendit chez un loueur de chevaux et demanda … louer une carriole. Le loueur de chevaux n’avait qu’une carriole, c’‚tait justement celleque Boxtel lui avait lou‚e. Force fut donc … Rosa de prendre uncheval, qui lui fut confi‚ facilement; le loueur de chevauxconnaissant Rosa pour la fille du concierge de la forteresse. Rosaavait un espoir, c’‚tait de rejoindre son messager, bon et bravegar‡on qu’elle emmenerait avec elle et qui lui servirait … la fois deguide et de soutien. En effet, elle n’avait point fait une lieuequ’elle l’aper‡ut. Elle mit son cheval au trot et le rejoignit. Le brave gar‡onignorait l’importance de son message, et cependant allait aussi bontrain que s’il l’e–t connue. En moins d’une heure il avait d‚j… faitune lieue et demie. Rosa lui reprit le billet devenu inutile et luiexposa le besoin qu’elle avait de lui. Le batelier se mit … sadisposition, promettant d’aller aussi vite que le cheval, pourvu queRosa lui permŒt d’appuyer la main soit sur sa croupe, soit sur songarrot. ——————–Gryphus did not discover Rosa’s flight until five hours after herdeparture. He sought his friend Jacob; he too was gone. The jailersuspected him of having run away with his daughter. Rosa arrivedsafely at Harlem, but Mynheer van Systens declined to receive her.Thereupon she sent word that she came to speak of the black tulip.Instantly all doors opened before her.——————– Elle p‚n‚tra jusque dans le bureau du pr‚sident van Systens, qu’elletrouva galamment en chemin pour venir … sa rencontre. –Mademoiselle, s’‚cria-t-il, vous venez, dites-vous, de la part dela tulipe noire? Pour M. le pr‚sident de la Soci‚t‚ horticole, la Tulipa nigra ‚taitune puissance de premier ordre, qui pouvait bien, en sa qualit‚ dereine des tulipes, envoyer des ambassadeurs. –Oui, monsieur, r‚pondit Rosa, je viens du moins pour vous parlerd’elle.–Elle se porte bien? fit van Systens avec un sourire de tendrev‚n‚ration.–H‚las! monsieur, je ne sais, dit Rosa.–Comment! lui serait-il donc arriv‚ quelque malheur?–Un bien grand, oui, monsieur, non pas … elle, mais … moi.–Lequel?–On me l’a vol‚e!–On vous a vol‚ la tulipe noire?–Oui, monsieur.–Savez-vous qui?–Oh! je m’en doute, mais je n’ose encore accuser.–Mais la chose sera facile … v‚rifier.–Comment cela?–Depuis qu’on vous l’a vol‚e, le voleur ne saurait ˆtre loin.–Pourquoi ne peut-il ˆtre loin?–Mais parce que je l’ai vue il n’y a pas deux heures.–Vous avez vu la tulipe noire? s’‚cria Rosa en se pr‚cipitant versM. van Systens.–Comme je vous vois, mademoiselle.–Mais o— cela?–Chez votre maŒtre apparemment.–Chez mon maŒtre?–Oui. N’ˆtes-vous pas au service de M. Isaac Boxtel?–Moi?–Sans doute, vous.–Mais, pour qui donc me prenez-vous, monsieur?–Mais, pour qui me prenez-vous, vous-mˆme?–Monsieur, je vous prends, je l’espŠre, pour ce que vous ˆtes,c’est-…-dire pour l’honorable M. van Systens bourgmestre de Harlem etpr‚sident de la Soci‚t‚ horticole.–Et vous venez me dire?–Je viens vous dire, monsieur, que l’on m’a vol‚ ma tulipe.–Votre tulipe alors est celle de M. Boxtel. Alors, vous vousexpliquez mal, mon enfant: ce n’est pas … vous, mais … M. Boxtelqu’on a vol‚ la tulipe.–Je vous r‚pŠte, monsieur, que je ne sais pas ce que c’est que M.Boxtel et que voil… la premiŠre fois que j’entends prononcer ce nom.–Vous ne savez pas ce que c’est que M. Boxtel, et vous aviez aussiune tulipe noire.–Mais il y en a donc une autre? demanda Rosa, toute frissonnante.–Il y a celle de M. Boxtel, oui.–Comment est-elle?–Noire, parbleu.–Sans tache?–Sans une seule tache, sans le moindre point.–Et vous avez cette tulipe, elle est d‚pos‚e ici?–Non, mais elle y sera d‚pos‚e, car je dois en faire l’exhibition aucomit‚ avant que le prix ne soit d‚cern‚.–Monsieur, s’‚cria Rosa, ce Boxtel, cet Isaac Boxtel, qui se ditpropri‚taire de la tulipe noire …–Et qui l’est en effet.–Monsieur, n’est-ce point un homme maigre?–Oui.–Chauve?–Oui.–Ayant l’oeil hagard?–Je crois que oui.–Inquiet, vo–t‚, jambes torses?–En v‚rit‚, vous faites le portrait, trait pour trait, de M. Boxtel.–Monsieur, la tulipe est-elle dans un pot de fa‹ence bleue etblanche … fleurs jaunƒtres qui repr‚sentent une corbeille sur troisfaces du pot?–Ah! quant … cela, j’en suis moins s–r, j’ai plus regard‚ l’hommeque le pot.–Monsieur, c’est ma tulipe, c’est celle qui m’a ‚t‚ vol‚e; monsieur,c’est mon bien; monsieur, je viens le r‚clamer ici devaant vous, …vous.–Oh! oh! fit M. van Systens en regardant Rosa. Quoi! vous venezr‚clamer ici la tulipe de M. Boxtel? Parbleu! vous ˆtes une hardiecommŠre.–Monsieur, dit Rosa un peu troubl‚e de cette apostrophe, je ne dispas que je vienne r‚clamer la tulipe de M. Boxtel, je dis que jeviens r‚clamer la mienne.–La v“tre?–Oui; celle que j’ai plant‚e, ‚lev‚e moi-mˆme.–Eh bien! allez trouver M. Boxtel … l’h“tellerie du Cygne-Blanc,vous vous arrangerez avec lui; quant … moi, je me contenterai defaire mon rapport, de constater l’existence de la tulipe noire etd’ordonnancer les cent mille florins … son inventeur. Adieu, monenfant.–Oh! monsieur! monsieur! insista Rosa.–Seulement, mon enfant, continua van Systens, comme vous ˆtes jolie,comme vous ˆtes jeune, comme vous n’ˆtes pas encore tout … faitpervertie, recevez mon conseil: Soyez prudente en cette affaire, carnous avons un tribunal et une prison … Harlem; de plus, nous sommesextrˆmement chatouilleux sur l’honneur des tulipes. Allez, monenfant, allez, M. Isaac Boxtel, h“tel du Cygne-Blanc. Et M. van Systens, reprenant sa belle plume, continua son rapportinterrompu. XX MEMBRE DE LA SOCIETE HORTICOLE Rosa ‚perdue, presque folle de joie et de crainte, … l’id‚e que latulipe noire ‚tait retrouv‚e, prit le chemin de l’h“tellerie duCygne-Blanc, suivie toujours de son batelier, robuste enfant de laFrise, capable de d‚vorer … lui seul dix Boxtel. Pendant la route,le batelier avait ‚t‚ mis au courant, il ne reculait pas devant lalutte, au cas o— une lutte s’engagerait; seulement, ce cas ‚ch‚ant,il avait ordre de m‚nager la tulipe. Mais arriv‚e dans leGrote-Markt, Rosa s’arrˆta tout … coup, une pens‚e subite venait dela saisir. –Mon Dieu! murmura-t-elle, j’ai fait une faute ‚norme, j’ai perdupeut-ˆtre et Corn‚lius, et la tulipe et moi! J’ai donn‚ l’‚veil,j’ai donn‚ des soup‡ons. Je ne suis qu’une femme, ces hommes peuventse liguer contre moi, et alors je suis perdue. Oh! moi perdue, ce neserait rien, mais Corn‚lius, mais la tulipe! Elle se recueillit un moment. –Si je vais chez ce Boxtel et que je ne le connaisse pas, si ceBoxtel n’est pas mon Jacob, si c’est un autre amateur qui, lui aussi,a d‚couvert la tulipe noire, ou bien si ma tulipe a ‚t‚ vol‚e par unautre que celui que je soup‡onne, ou a d‚j… pass‚ dans d’autresmains, si je ne reconnais pas l’homme, mais seulement ma tulipe,comment prouver que la tulipe est … moi? D’un autre c“t‚, si jereconnais ce Boxtel pour le faux Jacob, qui sait ce qu’il adviendra?Tandis que nous contesterons ensemble, la tulipe mourra! Oh!inspirez-moi, sainte Vierge! il s’agit du sort de ma vie, il s’agitdu pauvre prisonnier qui expire peut-ˆtre en ce moment. Cette priŠre faite, Rosa attendit pieusement l’inspiration qu’elledemandait au ciel. Cependant un grand bruit bourdonnait …l’extr‚mit‚ du Grote-Markt. Les gens couraient, les portess’ouvraient; Rosa, seule, ‚tait insensible … tout ce mouvement de lapopulation. –Il faut, murmura-t-elle, retourner chez le pr‚sident.–Retournons, dit le batelier. Partout, sur son passage, Rosa n’entendait parler que de la tulipenoire et du prix de cent mille florins; la nouvelle courait d‚j… laville. Rosa n’e–t pas de peine … p‚n‚trer de nouveau chez M. vanSystens. Mais quand il reconnut Rosa, la colŠre le prit et il voulutla renvoyer. Mais Rosa joignit les mains, et avec un accentd’honnˆte v‚rit‚ qui p‚nŠtre les coeurs: –Monsieur, dit-elle, au nom du ciel! ne me repoussez pas; ‚coutez,au contraire, ce que je vais vous dire, et si vous ne pouuvez mefaire rendre justice, du moins vous n’aurez pas … vous reprocher unjour, en face de Dieu, d’avoir ‚t‚ complice d’une mauvaise action. Van Systens tr‚pignait d’impatience; c’‚tait la seconde fois que Rosale d‚rangeait au milieu d’une r‚daction … laquelle il mettait sondouble amour-propre de bourgmestre et de pr‚sident de la Soci‚tehorticole. –Mais mon rapport! s’‚cria-t-il, mon rapport sur la tulipe noire!–Monsieur, continua Rosa avec la fermet‚ de l’innocence et de lav‚rit‚, monsieur, votre rapport sur la tulipe noire reposerra, sivous ne m’‚coutez pas, sur des faits criminels ou sur des faits faux.Je vous en supplie, monsieur, faites venir ici, devant vous et devantmoi, ce monsieur Boxtel, que je soutiens, moi, ˆtre M. Jacob, et jejure Dieu de lui laisser la propri‚t‚ de sa tulipe si je ne reconnaispas et la tulipe et son propri‚taire.–Parbleu! la belle avance, dit van Systens.–Que voulez-vous dire?–Je vous demande ce que cela prouvera quand vous les aurez reconnus?–Mais enfin, dit Rosa d‚sesp‚r‚e, vous ˆtes honnˆte homme, monsieur.Eh bien! si non seulement vous alliez donner le prix … un homme pourune oeuvre qu’il n’a pas faite, mais encore pour une oeuvre vol‚e! Peut-ˆtre l’accent de Rosa avait-il amen‚ une certaine convictiondans le coeur de van Systens et allait-il r‚pondre plus doucement …la pauvre fille, quand un grand bruit se fit entendre dans la rue,qui paraissait purement et simplement ˆtre une augmentation du bruitque Rosa avait d‚j… entendu, mais sans y attacher d’importance, auGrote-Markt. Des acclamations bruyantes ‚branlŠrent la maison. M.van Systens prˆta l’oreille … ces acclamations. –Qu’est-ce que cela? s’‚cria le bourgmestre, qu’est-ce que cela?serait-il possible et ai-je bien entendu? Et il se pr‚cipita vers son antichambre, sans plus se pr‚occuper deRosa qu’il laissa dans son cabinet. A peine arriv‚ dans sonantichambre, M. van Systens poussa un grand cri en apercevant lespectacle de son escalier envahi jusqu’au vestibule. Accompagn‚, ouplut“t suivi de la multitude, un jeune homme vˆtu simplement d’unhabit de petit velours violet brod‚ d’argent montait avec une noblelenteur les degr‚s de pierre. DerriŠre lui marchaient deuxofficiers, l’un de la marine, l’autre de la cavalerie. Van Systensvint s’incliner, se prosterner presque devant le nouvel arrivant quicausait toute cette rumeur. –Monseigneur, s’‚cria-t-il, monseigneur, Votre Altesse, chez moi?honneur ‚clatant … jamais pour mon humble maison.–Cher monsieur van Systens, dit Guillaume d’Orange avec une s‚r‚nit‚qui chez lui rempla‡ait le sourire, je suis un vrai Hollandais, moi,j’aime l’eau, la biŠre et les fleurs; parmi les fleurs, celles que jepr‚fŠre sont naturellement les tulipes. J’ai ou‹ dire … Leyde que laville de Harlem poss‚dait enfin la tulipe noire, et, aprŠs m’ˆtreassur‚ que la chose ‚tait vraie, quoique incroyable, je viens endemander des nouvelles au pr‚sident de la Soci‚t‚ d’horticulture.–Oh! monseigneur, monseigneur, dit van Systens ravi, quelle gloirepour la soci‚t‚ si ses travaux agr‚ent … votre Altesse!–Vous avez la fleur ici? dit le prince qui sans doute se repentaitd’avoir d‚j… trop parl‚.–H‚las! non, monseigneur, je ne l’ai pas ici.–Et o— est-elle?–Chez son propri‚taire.–Quel est ce propri‚taire?–Un brave tulipier de Dordrecht.–De Dordrecht?–Oui.–Et qui s’appelle?–Boxtel.–Il loge?–Au Cygne-Blanc; je vais le mander, et si, en attendant, VotreAltesse veut me faire l’honneur d’entrer au salon, il s’empressera,sachant que monseigneur est ici, d’apporter sa tulipe … monseigneur.–C’est bien, mandez-le.–Oui, Votre Altesse. Seulement….–Quoi?–Oh! rien d’important, monseigneur.–Tout est important dans ce monde, monsieur van Systens.–Eh bien, monseigneur, une difficult‚ s’‚levait.–Laquelle?–Cette tulipe est d‚j… revendiqu‚e par des usurpateurs. Il est vraiqu’elle vaut cent mille florins.–En v‚rit‚?–Oui, monseigneur, par des usurpateurs, par des faussaires.–C’est un crime, cela, monsieur van Systens.–Oui, Votre Altesse.–Et…avez-vous les preuves de ce crime?–Non, monseigneur, la coupable…–La coupable, monsieur…–Je veux dire celle qui r‚clame la tulipe, monseigneur, est l…, dansla chambre … c“t‚.–L…! Qu’en pensez-vous, monsieur van Systens?–Je pense, monseigneur, que l’appƒt des cent mille florins l’auratent‚e.–Et elle r‚clame la tulipe?–Oui, monseigneur.–Et que dit-elle de son c“t‚, comme preuve?–J’allais l’interroger, quand Votre Altesse est entr‚e.–Ecoutons-la, monsieur van Systens, ‚coutons-la; je suis le premiermagistrat du pays, j’entendrai la cause et ferai justice. Passezdevant, et appelez-moi Monsieur. Ils entrŠrent dans le cabinet. Rosa ‚tait toujours … la mˆme place,appuy‚e … la fenˆtre et regardant par les vitres dans le jardin. –Ah! ah! une Frisonne, dit le prince en apercevant le casque d’or etles jupes rouges de Rosa. Celle-ci se retourna au bruit, mais … peine vit-elle le prince quis’asseyait dans l’angle le plus obscur de l’appartement. Toute sonattention, on le comprend, ‚tait pour cet important personnage quel’on appelait van Systens, et non pour cet humble ‚tranger quisuivait le maŒtre de la maison. L’humble ‚tranger prit un livre dansla bibliothŠque et fit signe … van Systens de commencerl’interrogatoire. Van Systens, toujours … l’invitation du jeunehomme … l’habit violet, s’assit … son tour, et tout heureux et toutfier de l’importance qui lui ‚tait accord‚e: –Ma fille, dit-il, vous me promettez la v‚rit‚, toute la v‚rit‚, surcette tulipe?–Je vous la promets.–Eh bien! parlez donc devant monsieur; monsieur est un des membresde la Soci‚t‚ horticole.–Monsieur, dit Rosa, que vous dirai-je que je ne vous aie point ditd‚j…?–Eh bien! alors?–Alors, j’en reviendrai … la priŠre que je vous ai adress‚e.–Laquelle?–De faire venir ici M. Boxtel avec sa tulipe; si je ne la reconnaispas pour la mienne, je le dirai franchement: mais si je la reconnais,je la r‚clamerai, duss‚-je aller devant Son Altesse le stathouderlui-mˆme, mes preuves … la main.–Vous avez donc les preuves, ma belle enfant?–Dieu, qui sait mon bon droit, m’en fournira. Van Systens ‚changea un regard avec le prince, qui depuis lespremiers mots de Rosa, semblait essayer de rappeler ses souvenirs,comme si ce n’‚tait point la premiŠre fois que cette douce voixfrappƒt ses oreilles. Un officier partit pour aller chercher Boxtel.Van Systens continua l’interrogatoire. –Et sur quoi, dit-il, basez-vous cette assertion, que vous ˆtespropri‚taire de la tulipe noire?–Mais sur une chose bien simple, c’est que c’est moi qui l’aiplant‚e et cultiv‚e dans ma propre chambre.–Dans votre chambre, et o— ‚tait votre chambre?–A Loewestein.–Vous ˆtes de Loewestein?–Je suis la fille du ge“lier de la forteresse. Le prince fit un petit mouvement qui voulait dire: –Ah! c’est cela, je me rappelle maintenant. Et tout en faisant semblant de lire il regarda Rosa avec plusd’attention encore qu’auparavant. –Et vous aimez les fleurs? continua van Systens.–Oui, monsieur.–Alors, vous ˆtes une savante fleuriste? Rosa h‚sita un instant, puis avec un accent tir‚ du plus profond deson coeur: –Messieurs, je parle … des gens d’honneur, dit-elle. L’accent ‚tait si vrai, que van Systens et le prince r‚pondirent tousdeux en mˆme temps par un mouvement de tˆte affirmatif. –Eh bien! non! ce n’est pas moi qui suis une savante fleuriste, non!moi qui ne suis qu’une pauvre fille du peuple, une pauvre paysanne dela Frise, qui, il y a trois mois encore, ne savait ni lire ni ‚crire.Non! la tulipe noire n’a pas ‚t‚ trouv‚e par moi-mˆme.–Et par qui a-t-elle ‚t‚ trouv‚e?–Par un pauvre prisonnier de Loewestein.–Par un prisonnier de Loewestein? dit le prince. Au son de cette voix, ce fut Rosa qui tressaillit … son tour. –Par un prisonnier d’Etat alors, continua le prince, car …Loewestein il n’y a que des prisonniers d’Etat. Et il se remit … lire, ou du moins fit semblant de se remettre …lire. –Oui, murmura Rosa tremblante, oui, par un prisonnier d’Etat. Van Systens pƒlit en entendant prononcer un pareil aveu devant unpareil t‚moin. –Continuez, dit froidement Guillaume au pr‚sident de la Soci‚t‚horticole. –Oh! monsieur, dit Rosa en s’adressant … celui qu’elle croyait sonv‚ritable juge, c’est que je vais m’accuser bien gravemennt.–En effet, dit van Systens, les prisonniers d’Etat doivent ˆtre ausecret … Loewestein.–H‚las! monsieur.–Et, d’aprŠs ce que vous dites, il semblerait que vous auriezprofit‚ de votre position comme fille du ge“lier et que vous aauriezcommuniqu‚ avec celui-l… pour cultiver des fleurs?–Oui, monsieur, murmura Rosa ‚perdue; oui, je suis forc‚e del’avouer, je le voyais tous les jours.–Malheureuse! s’‚cria van Systens.–Le prince leva la tˆte en observant l’effroi de Rosa et la pƒleurdu pr‚sident.–Cela, dit-il de sa voix nette et fermement accentu‚e, cela neregarde pas les membres de la Soci‚t‚ horticole; ils ont … juger latulipe noire et ne connaissent pas les d‚lits politiques. Continuez,jeune fille, continuez. Van Systens, par un ‚loquent regard, remercia au nom des tulipes lenouveau membre de la Soci‚t‚ horticole. Rosa, rassur‚e par cetteespŠce d’encouragement que lui avait donn‚ l’inconnu, raconta tout cequi s’‚tait pass‚ depuis trois mois, tout ce qu’elle avait fait, toutce qu’elle avait souffert. Elle parla des duret‚s de Gryphus, de ladestruction du premier ca‹eu, de la douleur du prisonnier, despr‚cautions prises pour que le second ca‹eu arrivƒt … bien, de lapatience du prisonnier, de ses angoisses pendant leur s‚paration;comment il avait voulu mourir de faim parce qu’il n’avait plus denouvelles de sa tulipe; de la joie qu’il avait ‚prouv‚e … leurr‚union, enfin de leur d‚sespoir … tous deux lorsqu’ils avaient vuque la tulipe qui venait de fleurir leur avait ‚t‚ vol‚e une heureaprŠs sa floraison. Tout cela dit dans un accent de v‚rit‚ qui laissait le princeimpassible, en apparence du moins, mais qui ne laissait pas de faireson effet sur M. van Systens. –Mais, dit le prince, il n’y a pas longtemps que vous connaissez ceprisonnier? Rosa ouvrit ses grands yeux et regarda l’inconnu, qui s’enfon‡a dansl’ombre, comme s’il e–t voulu fuir ce regard. –Pourquoi cela, monsieur? demanda-t-elle.–Parce qu’il n’y a que quatre mois que le ge“lier Gryphus et safille sont … Loewestein.–C’est vrai, monsieur.–Et … moins que vous n’ayez sollicit‚ le changement de votre pŠrepour suivre quelque prisonnier qui aurait ‚t‚ transport‚ de la Haye …Loewestein …–Monsieur! fit Rosa en rougissant.–Achevez, dit Guillaume.–Je l’avoue, j’avais connu le prisonnier … la Haye.–Heureux prisonnier! dit en souriant Guillaume. En ce moment l’officier qui avait ‚t‚ envoy‚ prŠs de Boxtel rentra etannon‡a au prince que celui qu’il ‚tait all‚ qu‚rir le suivait avecsa tulipe. XXI LE TROISIEME CAIEU L’annonce du retour de Boxtel ‚tait … peine faite, que Boxtel entraen personne dans le salon de M. van Systens, suivi de deux hommesportant dans une caisse le pr‚cieux fardeau, qui fut d‚pos‚ sur unetable. Le prince, pr‚venu, quitta le cabinet, passa dans le salon, admira etse tut, et revint silencieusement prendre sa place dans l’angleobscur o— lui-mˆme avait plac‚ son fauteuil. Rosa, palpitante, pƒle, pleine de terreur, attendait qu’on l’invitƒt… aller voir … son tour. Elle entendit la voix de Boxtel. –C’est lui! s’‚cria-t-elle. Le prince lui fit signe d’aller regarder dans le salon par la porteentr’ouverte. –C’est ma tulipe, s’‚cria Rosa, c’est elle, je la reconnais. O monpauvre Corn‚lius! Et elle fondit en larmes. Le prince se leva et alla jusqu’… la porte, o— il demeura un instantdans la lumiŠre. Les yeux de Rosa s’arrˆtŠrent sur lui. Plus que jamais elle ‚taitcertaine que ce n’‚tait pas la premiŠre fois qu’elle voyait cet‚tranger. –Monsieur Boxtel, dit le prince, entrez donc ici. Boxtel accourut avec empressement et se trouva face … face avecGuillaume d’Orange. –Son Altesse! s’‚cria-t-il en reculant.–Son Altesse! r‚p‚ta Rosa tout ‚tourdie. A cette exclamation partie … sa gauche, Boxtel se retourna et aper‡utRosa. A cette vue, tout le corps de l’envieux frissonna. –Ah! murmura le prince se parlant … lui-mˆme, il est troubl‚. Mais Boxtel, par un puissant effort sur lui-mˆme, s’‚tait d‚j… remis. –Monsieur Boxtel, dit Guillaume, il paraŒt que vous avez trouv‚ lesecret de la tulipe noire.–Oui, monseigneur, r‚pondit Boxtel d’une voix o— per‡ait un peu detrouble. Il est vrai que ce trouble pouvait venir de l’‚motion que le tulipieravait ‚prouv‚e en reconnaissant Guillaume. –Mais, reprit le prince, voici une jeune fille qui pr‚tend l’avoirtrouv‚e aussi. Boxtel sourit de d‚dain et haussa les ‚paules. –Ainsi, vous ne connaissez pas cette jeune fille? dit le prince. –Non, monseigneur. –Et vous, jeune fille, connaissez-vous M. Boxtel? –Non, je ne connais pas M. Boxtel, mais je connais M. Jacob. –Que voulez-vous dire? –Je veux dire qu’… Loewestein, celui qui se fait appeler IsaacBoxtel se faisait appeler M. Jacob. –Que dites-vous … cela, monsieur Boxtel? –Je dis que cette fille ment, monseigneur. –Vous niez avoir jamais ‚t‚ … Loewestein? Boxtel h‚sita; l’oeil fixe et imp‚rieusement scrutateur du princel’empˆchait de mentir. –Je ne puis nier avoir ‚t‚ … Loewestein, monseigneur, mais je nieavoir vol‚ la tulipe.–Vous me l’avez vol‚e, et dans ma chambre! s’‚cria Rosa indign‚e.–Je le nie.–Ecoutez! Niez-vous m’avoir suivie dans le jardin, le jour o— jepr‚parai la plate-bande o— je devais l’enfouir? Niez-vous m’avoirsuivie dans le jardin le jour o— j’ai fait semblant de la planter?Niez-vous ce soir-l… vous ˆtre pr‚cipit‚, aprŠs ma… Boxtel ne jugea point … propos de r‚pondre … ces diversesinterrogations. Mais laissant la pol‚mique entam‚e avec Rosa et seretournant vers le prince: –Il y a vingt ans, monseigneur, dit-il, que je cultive des tulipes …Dordrecht, j’ai mˆme acquis dans cet art une certaine r‚putation:une de mes hybrides porte au catalogue un nom illustre. Je l’aid‚di‚e au roi de Portugal. Maintenant voici la v‚rit‚. –Oh! s’‚cria Rosa, outr‚e de colŠre.–Silence! dit le prince. Puis, se retournant vers Boxtel: –Et quel est, dit-il, ce prisonnier que vous dites ˆtre l’amant decette jeune fille? Rien ne pouvait ˆtre plus agr‚able … Boxtel que cette question. –Quel est ce prisonnier? r‚p‚ta-t-il.–Oui.–Ce prisonnier, monseigneur, est un homme dont le nom seul prouvera… Votre Altesse combien elle peut avoir de foi en sa probit‚. Ceprisonnier est un criminel d’Etat, condamn‚ une fois … mort.–Et qui s’appelle? Rosa cacha sa tˆte dans ses deux mains avec un mouvement d‚sesp‚r‚. –Qui s’appelle Corn‚lius van Baerle, dit Boxtel, et qui est lepropre filleul de ce sc‚l‚rat de Corneille de Witt. Le prince tressaillit. Son oeil calme jeta une flamme, et le froidde la mort s’‚tendit de nouveau sur son visage immobile. Il alla …Rosa. –C’est donc pour suivre cet homme que vous ˆtes venue me demander …Leyde le changement de votre pŠre? Rosa baissa la tˆte et s’affaissa ‚cras‚e en murmurant: –Oui, monseigneur.–Poursuivez, dit le prince … Boxtel.–Je n’ai plus rien … dire, continua celui-ci, Votre Altesse saittout. Maintenant, voici ce que je ne voulais pas dire, pour ne pasfaire rougir cette fille de son ingratitude. Je suis venu …Loewestein parce que mes affaires m’y appelaient…La veille de la floraison de la fleur, la tulipe a ‚t‚ enlev‚e dechez moi par cette jeune fille, port‚e dans sa chambre, o— j’ai eu lebonheur de la reprendre au moment o— elle avait l’audace d’exp‚dierun messager pour annoncer … MM. les membres de la…–Oh! mon Dieu! mon Dieu! l’infƒme! g‚mit Rosa en larmes, en sejetant aux pieds du stathouder, qui, tout en la croyant coupable,prenait en piti‚ son horrible angoisse.–Vous avez mal agi, jeune fille, dit-il, et votre amant sera punipour vous avoir ainsi conseill‚e. Car vous ˆtes si jeune et vousavez l’air si honnˆte, que je veux croire que le mal vient de lui etnon de vous.–Monseigneur! monseigneur! s’‚cria Rosa, Corn‚lius n’est pascoupable. Guillaume fit un mouvement. –Pas coupable de vous avoir conseill‚e. C’est cela que vous voulezdire, n’est-ce pas?–Je veux dire, monseigneur, que Corn‚lius n’est pas plus coupable dusecond crime qu’on lui impute qu’il ne l’est du premier.–Du premier, et savez-vous quel a ‚t‚ ce premier crime? Savez-vousde quoi il a ‚t‚ accus‚ et convaincu? D’avoir, comme complice deCorneille de Witt, cach‚ la correspondance du grand pensionnaire etdu marquis de Louvois.–Eh bien! monseigneur, il ignorait qu’il f–t d‚tenteur de cettecorrespondance; il l’ignorait entiŠrement. Eh! mon Dieu! il mel’e–t dit. Est-ce que ce coeur de diamant aurait pu avoir un secretqu’il m’e–t cach‚? Non, non, monseigneur, je le r‚pŠte…–Un de Witt! s’‚cria Boxtel. Eh! monseigneur ne le connaŒt quetrop, puisqu’il lui a d‚j… fait une fois grƒce de la vie.–Silence! dit le prince. Toutes ces choses d’Etat, je l’ai d‚j…dit, ne sont point du ressort de la Soci‚t‚ horticole de Harlem. Puis, fron‡ant le sourcil: –Quant … la tulipe, soyez tranquille, monsieur Boxtel, ajouta-t-il,justice sera faite. Boxtel salua, le coeur plein de joie, et re‡ut les f‚licitations dupr‚sident. –Vous, jeune fille, continua Guillaume d’Orange, vous avez faillicommettre un crime, je ne vous en punirai pas, mais le vrai coupablepayera pour vous deux. Un homme de son nom peut conspirer, trahirmˆme…mais il ne doit pas voler.–Voler! s’‚cria Rosa, voler! lui, Corn‚lius, oh! monseigneur,prenez garde; mais il mourrait s’il entendait vos paroles! S’il y aeu un vol, monseigneur, je le jure, c’est cet homme qui l’a commis.–Prouvez-le, dit froidement Boxtel.–Eh bien! oui. Avec l’aide de Dieu je le prouverai, dit laFrisonne avec ‚nergie. Puis se retournant vers Boxtel: –La tulipe ‚tait … vous?–Oui.–Combien avait-elle de ca‹eux? Boxtel h‚sita un instant, mais il comprit que la jeune fille neferait pas cette question si les deux ca‹eux connus existaient seuls. –Trois, dit-il.–Que sont devenus ces ca‹eux? demanda Rosa.–Ce qu’ils sont devenus?…l’un a avort‚, l’autre a donn‚ la tulipenoire…–Et le troisiŠme?–Le troisiŠme?–Le troisiŠme, o— est-il?–Le troisiŠme est chez moi, dit Boxtel tout troubl‚.–Chez vous, o— cela? … Loewestein ou … Dordrecht?–A Dordrecht, dit Boxtel.–Vous mentez, s’‚cria Rosa. –Monseigneur, ajouta-t-elle en setournant vers le prince, la v‚ritable histoire de ces trois ca‹eux,je vais vous la dire, moi. Le premier a ‚t‚ ‚cras‚ par mon pŠre dansla chambre du prisonnier, et cet homme le sait trŠs bien… Lesecond, que j’ai plant‚, a produit la tulipe noire, et le troisiŠmeet dernier, le voici… Et Rosa, d‚maillottant le ca‹eu du papier qui l’enveloppait, letendit au prince, qui le prit de ses mains et l’examina. –Mais, monseigneur, cette jeune fille ne peut-elle pas l’avoir vol‚comme la tulipe? balbutia Boxtel effray‚ de l’attention aveclaquelle le prince examinait le ca‹eu et surtout de celle aveclaquelle Rosa lisait quelques lignes trac‚es sur le papier. Tout … coup les yeux de la jeune fille s’enflammŠrent; elle reluthaletante ce papier myst‚rieux, et poussant un cri en tendant lepapier au prince: –Oh! lisez, monseigneur, dit-elle, au nom du ciel, lisez! Guillaume passa le troisiŠme ca‹eu au pr‚sident, prit le papier etlut. A peine Guillaume eut-il jet‚ les yeux sur cette feuille qu’ilchancela, sa main trembla comme si elle ‚tait prˆte … laisser‚chapper le papier, ses yeux prirent une effrayante expression dedouleur et de piti‚. Cette feuille, que venait de lui remettre Rosa, ‚tait la page de laBible que Corneille de Witt avait envoy‚e … Dordrecht, par Craeke, lemessager de son frŠre Jean, pour prier Corn‚lius de br–ler lacorrespondance du grand pensionnaire avec Louvois. Cette priŠre, on se le rappelle, ‚tait con‡ue en ces termes: ®Cher filleul, Br–le le d‚p“t que je t’ai confi‚, br–le-le sans leregarder, sans l’ouvrir, afin qu’il d‚meure inconnu … toi-mˆme: lessecrets du genre de celui qu’il contient tuent les d‚positaires.Br–le-le, et tu auras sauv‚ Jean et Corneille. Adieu et aime-moi,CORNEILLE DE WITT. 20 ao–t 1672.¯ Cette feuille ‚tait … la fois la preuve de l’innocence de van Baerleet son titre de propri‚t‚ aux ca‹eux de la tulipe. Rosa et le stathouder ‚changŠrent un seul regard. Celui de Rosa voulait dire: Vous voyez bien! Celui du stathouder signifiait: Silence et attends! Le prince essuya une goutte de sueur froide qui venait de couler deson front sur sa joue. Il plia lentement le papier, laissant sonregard plonger avec sa pens‚e dans cet abŒme sans fond et sansressource qu’on appelle le repentir et la honte du pass‚. Bient“t relevant la tˆte avec effort: –Allez, monsieur Boxtel, dit-il, justice sera faite, je l’ai promis. Puis au pr‚sident: –Vous, mon cher monsieur van Systens, ajouta-t-il, gardez ici cettejeune fille et la tulipe. Adieu. Tout le monde s’inclina, et le prince sortit courb‚ sous l’immensebruit des acclamations populaires. Boxtel s’en retourna au Cygne-Blanc assez tourment‚. Ce papier queGuillaume avait re‡u des mains de Rosa, avait lu, pli‚ et mis dans sapoche avec tant de soin, ce papier l’inqui‚tait. Rosa s’approcha de la tulipe, en baisa religieusement la feuille, etse confia tout entiŠre … Dieu en murmurant: –Mon Dieu! saviez-vous vous-mˆme dans quel but mon bon Corn‚liusm’apprenait … lire? Oui, Dieu le savait, puisque c’est lui qui punit et qui r‚compenseles hommes selon leurs m‚rites. XXII GUILLAUME ET ROSA Rosa ne re‡ut aucune nouvelle du stathouder avant le soir du jour o—elle l’avait vu en face. Vers le soir, un officier entra chez vanSystens; il venait de la part de Son Altesse inviter Rosa … se rendre… la maison de ville. L…, dans le grand cabinet des d‚lib‚rations o—elle fut introduite, elle trouva le prince qui ‚crivait. Il ‚taitseul et avait … ses pieds un grand l‚vrier de Frise. Guillaume continua d’‚crire un instant encore; puis, levant les yeuxet voyant Rosa debout prŠs de la porte: –Venez, mademoiselle, dit-il sans quitter ce qu’il ‚crivait. Rosa fit quelques pas vers la table. –Monseigneur, dit-elle en s’arrˆtant.–C’est bien, fit le prince. Asseyez-vous. Rosa ob‚it, car le prince la regardait. Mais … peine le princeeut-il report‚ les yeux sur son papier qu’elle se retira toutehonteuse. Le prince achevait sa lettre. Puis, se retournant versRosa et fixant sur elle son regard scrutateur et voil‚ en mˆme temps: –Voyons, ma fille, dit-il. Le prince avait vingt-trois ans … peine, Rosa en avait dix-huit ouvingt; il e–t mieux dit en disant: ma soeur. –Ma fille, dit-il avec cet accent ‚trangement imposant qui gla‡aittous ceux qui l’approchaient, nous ne sommes que nous deux, causons. Rosa commen‡a … trembler de tous ses membres, et cependant il n’yavait rien que de bienveillant dans la physionomie du prince. –Monseigneur, balbutia-t-elle.–Vous avez un pŠre … Loewestein?–Oui, monseigneur.–Vous ne l’aimez pas?–Je ne l’aime pas, du moins, monseigneur, comme une fille devraitaimer.–C’est mal de ne pas aimer son pŠre, mon enfant, mais c’est bien dene pas mentir … son prince. Rosa baissa ses yeux. –Et pour quelle raison n’aimez-vous point votre pŠre?–Mon pŠre est m‚chant.–De quelle fa‡on se manifeste sa m‚chancet‚?–Mon pŠre maltraite les prisonniers.–Tous?–Tous.–Mais ne lui reprochez-vous pas de maltraiter particuliŠrementquelqu’un?–Mon pŠre maltraite particuliŠrement M. van Baerle qui…–Qui est votre amant.–Rosa fit un pas en arriŠre.–Que j’aime, monseigneur, r‚pondit-elle avec fiert‚.–Depuis longtemps? demanda le prince.–Depuis le jour o— je l’ai vu.–Et vous l’avez vu?–Le lendemain du jour o— furent si terriblement mis … mort M. legrand pensionnaire Jean et son frŠre Corneille. Les lŠvres du prince se serrŠrent, son front se plissa, ses paupiŠresse baissŠrent de maniŠre … cacher un instant ses yeux. Au bout d’uninstant de silence, il reprit: –Mais que vous sert-il d’aimer un homme destin‚ … vivre et … mouriren prison?–Cela me servira, monseigneur, s’il vit et meurt en prison, …l’aider … vivre et … mourir.–Et vous accepteriez cette position d’ˆtre la femme d’un prisonnier?–Je serais la plus fiŠre et la plus heureuse des cr‚atures humaines‚tant la femme de M. van Baerle; mais…–Mais quoi?–Je n’ose dire, monseigneur.–Il y a un sentiment d’esp‚rance dans votre accent; qu’esp‚rez-vous? Elle leva ses beaux yeux sur Guillaume, ses yeux limpides et d’uneintelligence si p‚n‚trante qu’ils allŠrent chercher la cl‚menceendormie au fond de ce coeur sombre d’un sommeil qui ressemblait … lamort. –Ah! je comprends. Rosa sourit en joignant les mains. –Vous esp‚rez en moi, dit le prince.–Oui, monseigneur.–Hum! Le prince cacheta la lettre qu’il venait d’‚crire et appela un de sesofficiers. –Monsieur van Deken, dit-il, portez … Loewestein le message quivoici; vous prendrez lecture des ordres que je donne au gouverneur,et en ce qui vous regarde, vous les ex‚cuterez. L’officer salua, et l’on entendit retentir sous la vo–te sonore de lamaison le galop d’un cheval. –Ma fille, poursuivit le prince, c’est dimanche la fˆte de latulipe, et dimanche c’est aprŠs-demain. Faites-vous belle avec lescinq cents florins que voici; car je veux que ce jour-l… soit unegrande fˆte pour vous.–Comment Votre Altesse veut-elle que je sois vˆtue? murmura Rosa.–Prenez le costume des ‚pous‚es frisonnes, dit Guillaume, il voussi‚ra fort bien. XXIII HARLEM Harlem est une jolie ville qui s’enorgueillit … bon droit d’ˆtre unedes plus ombrag‚es de la Hollande. Tandis que les autres mettaientleur amour-propre … br–ler par les arsenaux et par les chantiers, parles magasins et par les bazars, Harlem mettait toute sa gloire …primer toutes les villes des Etats par ses beaux ormes touffus, parses peupliers ‚lanc‚s, et surtout par ses promenades ombreuses,au-dessus desquelles s’arrondissaient en vo–te, le chˆne, le tilleulet le marronnier. Harlem prit le go–t des choses douces, de lamusique, de la peinture, des vergers, des promenades, des bois et desparterres. Harlem devint folle des fleurs, et, entre autres fleurs,des tulipes. Harlem proposa des prix en l’honneur des tulipes, et nous arrivonsainsi, fort naturellement comme on voit, … parler de celui que laville proposait, le 15 mai 1673, en l’honneur de la grande tulipenoire sans tache et sans d‚faut, qui devait rapporter cent milleflorins … son inventeur. Harlem avait voulu faire de cette c‚r‚moniede l’inauguration du prix une fˆte qui durƒt ‚ternellement dans lesouvenir des hommes. Harlem s’‚tait donc mise en joie, car elle avait … fˆter unesolennit‚: la tulipe noire avait ‚t‚ d‚couverte, puis le princeGuillaume d’Orange assistait … la c‚r‚monie, en vrai Hollandais qu’il‚tait. La Soci‚t‚ horticole de Harlem s’‚tait montr‚e digne d’elleen donnant cent mille florins d’un oignon de tulipe. La ville n’avaitpas voulu rester en arriŠre, et elle avait vot‚ une somme pareille,qui avait ‚t‚ remise aux mains de ses notables pour fˆter ce prixnational. En tˆte des notables et du comit‚ horticole, brillait M. vanSystens, par‚ de ses plus riches habits. On voyait derriŠre cecomit‚, les corps savants de la ville, les magistrats, lesmilitaires, les nobles et les rustres. Au centre du cortŠge ‚tait latulipe noire, port‚e sur une civiŠre couverte de velours blanc frang‚d’or. Il ‚tait convenu que le prince stathouder distribuerait certainementlui-mˆme le prix de cent mille florins, et qu’il prononcerait peut-ˆtre un discours. Harlem tout entiŠre, renforc‚e de ses environs,s’‚tait rang‚e le long des beaux arbres du bois, avec la r‚solutionbien arrˆt‚e de n’applaudir cette fois ni les conqu‚rants de laguerre, ni ceux de la science, mais tout simplement ceux de lanature, que venaient de forcer cette in‚puisable mŠre …l’enfantement, jusqu’alors cru impossible, de la tulipe noire. Tous les yeux cherchaient, aprŠs l’h‚ro‹ne de la fˆte qui ‚tait latulipe noire, le h‚ros de la fˆte qui, tout naturellement, ‚taitl’auteur de cette tulipe. Ce triomphateur rayonnant, enivr‚, ceh‚ros du jour, c’est Isaac Boxtel, qui voit marcher en avant de lui,… sa droite, sur un coussin de velours, la tulipe noire, sa pr‚tenduefille, … sa gauche, dans une vaste bourse, les cent mille florins enbelle monnaie d’or reluisante, ‚tincelante. De temps en tempscependant Boxtel quitte pour un moment des yeux la tulipe et labourse, et regarde timidement dans la foule, car dans cette foule ilredoute par-dessus tout d’apercevoir la pƒle figure de la belleFrisonne. Mais il n’aper‡ut point Rosa. Il en r‚sulta que la joie de Boxtel nefut pas troubl‚e. Le cortŠge s’arrˆta au centre d’un rond-point dont les arbresmagnifiques ‚taient d‚cor‚s de guirlandes et d’inscriptions; lecortŠge s’arrˆta au son d’une musique bruyante, et les jeunes fillesde Harlem parurent pour escorter la tulipe jusqu’au siŠge ‚lev‚qu’elle devait occuper sur l’estrade, … c“t‚ du fauteuil d’or de SonAltesse le stathouder. Et la tulipe orgueilleuse, hiss‚e son sonpi‚destal, domina bient“t l’assembl‚e qui battit des mains et fitretentir les ‚chos de Harlem d’un immense applaudissement. —————–After the flight of Rosa, Gryphus had become more savage than everand had attacked Cornelius in his cell. Cornelius overcame hisassailant and gave him a sound beating. The guards rushed in,disarmed the prisoner, and told him that death was the punishmentdecreed for a prisoner who attacked his keeper. At this moment theofficer of the Prince appeared and ordered Cornelius to follow him.Van Baerle was ignorant of what had happened at Harlem and supposedhe was being taken to the place of execution.—————– XXIV UNE DERNIERE PRIERE En ce moment solennel et comme ces applaudissements se faisaiententendre, un carrosse passait sur la route qui borde le bois, etsuivait lentement son chemin. Ce carrosse, poudreux, fatigu‚, criantsur ses essieux, renfermait le malheureux van Baerle. Cette foule,ce bruit, ce miroitement de toutes les splendeurs humaines etnaturelles, ‚blouirent le prisonnier comme un ‚clair qui serait entr‚dans son cachot. Malgr‚ le peu d’empressement qu’avait mis soncompagnon … lui r‚pondre lorsqu’il l’avait interrog‚ sur son propresort, il se hasarda … l’interroger une derniŠre fois sur tout ceremue-m‚nage. –Qu’est-ce cela, je vous prie, monsieur le lieutenant? demanda-t-il… l’officier charg‚ de l’escorter.–Comme vous pouvez le voir, monsieur, r‚pliqua celui-ci, c’est unefˆte.–Ah! une fˆte! dit Corn‚lius de ce ton lugubrement indiff‚rent d’unhomme … qui nulle joie de ce monde n’appartient plus depuislongtemps. Puis, aprŠs un instant de silence et comme la voiture avait roul‚quelques pas: –La fˆte patronale de Harlem? demanda-t-il, car je vois bien desfleurs.–C’est en effet une fˆte o— les fleurs jouent le principal r“le,monsieur.–Oh! les doux parfums! oh! les belles couleurs! s’‚cria Cornelius.–Arrˆtez, que monsieur voie! dit l’officier au soldat charg‚ du r“lede postillon.–Oh! merci, monsieur, de votre obligeance, repartit m‚lancoliquementvan Baerle; mais ce m’est une bien douloureuse joie que celle desautres; ‚pargnez-la moi donc, je vous prie.–A votre aise; marchons alors. J’avais command‚ qu’on arrˆtƒt, parceque vous me l’aviez demand‚, et ensuite parce que vouss passiez pouraimer les fleurs, celles surtout dont on c‚lŠbre la fˆte aujourd’hui.–Et de quelles fleurs c‚lŠbre-t-on la fˆte aujourd’hui, monsieur?–Celle des tulipes.–Celle des tulipes! s’‚cria van Baerle; c’est la fˆte des tulipes,aujourd’hui?–Oui, monsieur; mais puisque ce spectacle vous est d‚sagr‚able,marchons. Et l’officier s’apprˆta … donner l’ordre de continuer la route. MaisCorn‚lius l’arrˆta: un doute douloureux venait de traverser sapens‚e. –Monsieur, demanda-t-il d’une voix tremblante, serait-ce doncaujourd’hui qu’on donne le prix?–Le prix de la tulipe noire? Oui.–La tulipe noire! s’‚cria van Baerle en jetant la moiti‚ de soncorps par la portiŠre. O— cela? o— cela?–L…-bas, sur le tr“ne, voyez-vous?–Je vois!–Allons, monsieur, dit l’officier, maintenant il faut partir.–Oh! par piti‚, par grƒce, monsieur, dit van Baerle, oh! nem’emmenez pas! laissez-moi regarder encore! Comment? ce que je voisl…-bas est la tulipe noire, bien noire…est-ce possible? oh!monsieur, l’avez-vous vue? elle doit avoir des taches, elle doit ˆtreimparfaite, elle est peut- ˆtre teinte en noir seulement; oh! sij’‚tais l…, je saurais bien le dire, moi, monsieur; laissez-moidescendre, laissez-moi la voir de prŠs, je vous prie.–Etes-vous fou, monsieur? le puis-je?–Je vous en supplie!–Mais vous oubliez que vous ˆtes prisonnier?–Je suis prisonnier, il est vrai, mais je suis un homme d’honneur;et sur mon honneur, monsieur, je ne me sauverai pas; je ne tenteraipas de fuir; laissez-moi seulement regarder la fleur.–Mais mes ordres, monsieur? Et l’officier fit un nouveau mouvement pour ordonner au soldat de seremettre en route. Corn‚lius l’arrˆta encore.–Oh! soyez patient, soyez g‚n‚reux, toute ma vie repose sur unmouvement de votre piti‚. H‚las! ma vie, monsieur, elle ne seraprobablement pas longue maintenant. Ah! vous ne savez pas, monsieur,tout ce qui combat dans ma tˆte et dans mon coeur; car enfin,continua Corn‚lius avec d‚sespoir, si c’‚tait ma tulipe … moi, sic’‚tait celle que l’on a vol‚e … Rosa! Oh! monsieur, comprenez-vousbien ce que c’est que d’avoir trouv‚ la tulipe noire, de l’avoir vuun instant, d’avoir reconnu qu’elle ‚tait parfaite, que c’‚tait … lafois un chef-d’oeuvre de l’art et de la nature, et de la perdre, dela perdre … tout jamais! Oh! il faut que je sorte, monsieur, il fautque j’aille la voir, vous me tuerez aprŠs si vous voulez, mais je laverrai, je la verrai.–Taisez-vous, malheureux, et rentrez vite dans votre carrosse, carvoici l’escorte de Son Altesse le stathouder qui croise la v“tre, etsi le prince remarquait un scandale, entendait un bruit, c’en seraitfait de vous et de moi. Van Baerle, encore plus effray‚ pour son compagnon que pour lui-mˆme, se rejeta dans le carrosse, mais il ne put y tenir unedemi-minute, et les vingt premiers cavaliers ‚taient … peine pass‚squ’il se remit … la portiŠre, en gesticulant et en suppliant lestathouder juste au moment o— celui-ci passait. Guillaume,impassible et simple comme d’ordinaire, se rendait … la place pouraccomplir son devoir de pr‚sident. Il avait … la main son rouleau dev‚lin, qui ‚tait, dans cette journ‚e de fˆte, devenu son bƒton decommandement. Voyant cet homme qui gesticulait et qui suppliait, reconnaissantaussi peut-ˆtre l’officier qui accompagnait cet homme, le princestathouder donna l’ordre d’arrˆter. –Qu’est-ce cela? demanda le prince … l’officier, qui au premierordre du stathouder, avait saut‚ en bas de la voiture, et quis’approchait respectueusement de lui.–Monseigneur, dit-il, c’est le prisonnier d’Etat que, par votreordre, j’ai ‚t‚ chercher … Loewestein, et que je vous amŠne … Harlem,comme Votre Altesse a d‚sir‚.–Que veut-il?–Il demande avec instance qu’on lui permette d’arrˆter un instantici. –Pour voir la tulipe noire, monseigneur, cria van Baerle, enjoignant les mains, et aprŠs, quand je l’aurai vue, quand j’aurai suce que je dois savoir, je mourrai, s’il le faut, mais en mourant jeb‚nirai Votre Altesse mis‚ricordieuse. C’‚tait, en effet, un curieux spectacle que celui de ces deux hommes,chacun … la portiŠre de son carrosse, entour‚ de ses gardes; l’untout-puissant, l’autre mis‚rable; l’un prŠs de monter sur son tr“ne,l’autre se croyant prŠs de monter sur son ‚chafaud. Guillaume avaitregard‚ froidement Corn‚lius et entendu sa v‚h‚mente priŠre. Alors,s’adressant … l’officier: –Cet homme, dit-il, est le prisonnier rebelle qui a voulu tuer songe“lier … Loewestein? Corn‚lius poussa un soupir et baissa la tˆte. Sa douce et honnˆtefigure rougit et pƒlit … la fois. Ces mots du prince omnipotent,omniscient, cette infaillibilit‚ divine qui, par quelque messagersecret et invisible au reste des hommes, savait d‚j… son crime, luipr‚sageaient non seulement une punition plus certaine, mais encore unrefus. Il n’essaya point de lutter, il n’essaya point de sed‚fendre: il offrit au prince un spectacle touchant d’un d‚sespoirna‹f, bien intelligible et bien ‚mouvant pour un si grand coeur et unsi grand esprit que celui qui le contemplait. –Permettez au prisonnier de descendre, dit le stathouder, et qu’ilaille voir la tulipe noire, bien digne d’ˆtre vue au moins une fois.–Oh! fit Corn‚lius prŠs de s’‚vanouir de joie et chancelant sur lemarchepied du carrosse, oh! monseigneur. Et il suffoqua; et sans le bras de l’officier qui lui prˆta sonappui, c’est … genoux et le front dans la poussiŠre que le pauvreCorn‚lius e–t remerci‚ Son Altesse. Cette permission donn‚e, leprince continua sa route dans le bois au milieu des acclamations lesplus enthousiastes. Il parvint bient“t … son estrade, et le canontonna dans les profondeurs de l’horizon. CONCLUSION Van Baerle, conduit par quatre gardes, qui se frayaient un chemindans la foule, per‡a obliquement vers la tulipe noire. Il la vitenfin, la fleur unique qui devait, sous des combinaisons inconnues dechaud, de froid, d’ombre et de lumiŠre, apparaŒtre un jour pourdisparaŒtre … jamais. Il la vit … six pas; il en savoura lesperfections et les grƒces; il la vit derriŠre les jeunes filles quiformaient une garde d’honneur, … cette reine de noblesse et depuret‚. Et cependant, plus il s’assurait par ses propres yeux de laperfection de la fleur, plus son coeur ‚tait d‚chir‚. Il cherchaittout autour de lui pour adresser une question, une seule. Maispartout des visages inconnus; partout l’attention s’adressant autr“ne sur lequel venait de s’asseoir le stathouder. Guillaume, qui attirait l’attention g‚n‚rale, se leva, promena untranquille regard sur la foule enivr‚e, et son oeil per‡ant s’arrˆtatour … tour sur les trois extr‚mit‚s d’un triangle form‚ en face delui par trois int‚rˆts et par trois drames bien diff‚rents. A l’undes ces angles, Boxtel, fr‚missant d’impatience et d‚vorant de touteson attention le prince, les florins, la tulipe noire et l’assembl‚e. A l’autre, Corn‚lius, haletant, muet, n’ayant de regard, de vie, decoeur, d’amour, que pour la tulipe noire, sa fille. Enfin, au troisiŠme, debout sur un gradin parmi les vierges deHarlem, une belle Frisonne vˆtue de fine laine rouge brod‚e d’argentet couverte de dentelles tombant … flots de son casque d’or; Rosaenfin, qui s’appuyait, d‚faillante et l’oeil noy‚, au bras d’un desofficiers de Guillaume. Le prince alors, voyant tous ses auditeurs dispos‚s, d‚roulalentement le v‚lin, et d’une voix calme, nette, bien que faible, maisdont pas une note ne se perdait, grƒce au silence religieux quis’abattit tout … coup sur les cinquante mille spectateurs et enchaŒnaleur souffle … ses lŠvres: –Vous savez, dit-il, dans quel but vous avez ‚t‚ r‚unis ici. Unprix de cent mille florins a ‚t‚ promis … celui qui trouverait latulipe noire. La tulipe noire! et cette merveille de la Hollande estl… expos‚e … vos yeux; la tulipe noire a ‚t‚ trouv‚e, et cela danstoutes les conditions exig‚es par le programme de la Soci‚t‚horticole de Harlem. L’histoire de sa naissance et le nom de sonauteur seront inscrits au livre d’honneur de la ville. Faitesapprocher la personne qui est propri‚taire de la tulipe noire. Et en pronon‡ant ces paroles, le prince, pour juger de l’effetqu’elles produiraient, promena son clair regard sur les troisextr‚mit‚s du triangle. Il vit Boxtel s’‚lancer de son gradin.Il vit Corn‚lius faire un mouvement involontaire.Il vit enfin l’officier charg‚ de veiller sur Rosa la conduire, ouplut“t la pousser devant son tr“ne. Un double cri partit … la fois … la droite et … la gauche du prince.Boxtel foudroy‚, Corn‚lius ‚perdu, avaient tous deux cri‚: ®Rosa!Rosa!¯ –Cette tulipe est bien … vous, n’est-ce pas, jeune fille? dit leprince.–Oui, monseigneur! balbutia Rosa qu’un murmure universel venait desaluer en sa touchante beaut‚.–Oh! murmura Corn‚lius, elle mentait donc, lorsqu’elle disait qu’onlui avait vol‚ cette fleur. Oh! voil… donc pourquoi ellle avaitquitt‚ Loewestein! oh! oubli‚, trahi, par elle, par elle que jecroyais ma meilleure amie!–Oh! g‚mit Boxtel de son c“t‚, je suis perdu.–Cette tulipe, poursuivit le prince, portera donc le nom de soninventeur, et sera inscrite au Catalogue des fleurs sous le titre deTulipa nigra Rosa Barl‘nsis, … cause du nom de van Baerle, qui serad‚sormais le nom de femme de cette jeune fille. Et en mˆme temps, Guillaume prit la main de Rosa et la mit dans lamain d’un homme qui venait de s’‚lancer pƒle, ‚tourdi, ‚cras‚ dejoie, au pied du tr“ne, en saluant tour … tour son prince, sa fianc‚eet Dieu qui, du fond du ciel azur‚, regardait en souriant lespectacle de deux coeurs heureux. En mˆme temps aussi tombait aux pieds du pr‚sident van Systens unautre homme frapp‚ d’une ‚motion bien diff‚rente. Boxtel, an‚antisous la ruine de ses esp‚rances, venait de s’‚vanouir. On le releva,on interrogea son pouls et son coeur; il ‚tait mort. Cet incident ne troubla point autrement la fˆte, attendu que ni lepr‚sident ni le prince ne parurent s’en pr‚occuper beaucoup.Corn‚lius recula ‚pouvant‚; dans son voleur, dans son faux Jacob, ilvenait de reconnaŒtre le vrai Isaac Boxtel, son voisin, que, dans lapuret‚ de son ƒme, il n’avait jamais soup‡onn‚ un seul instant d’unesi m‚chante action. Puis, au son des trompettes, la procession reprit sa marche sansqu’il y e–t rien de chang‚ dans son c‚r‚monial, sinon que Boxtel‚tait mort et que Corn‚lius et Rosa, triomphants, marchaient c“te …c“te et la main de l’un dans la main de l’autre. Quand on fut rentr‚ … l’H“tel-de-ville, le prince montrant du doigt …Corn‚lius la bourse aux cent mille florins d’or: –On ne sait trop, dit-il, par qui est gagn‚ cet argent, si c’est parvous ou si c’est par Rosa; car si vous avez trouv‚ la tulipe noire,elle l’a ‚lev‚e et fait fleurir; aussi ne l’offrira-t-elle pas commedot, ce serait injuste. D’ailleurs, c’est le don de la ville deHarlem … la tulipe. Corn‚lius attendait pour savoir o— voulait en venir le prince.Celui-ci continua: –Je donne … Rosa cent mille florins, qu’elle aura bien gagn‚s etqu’elle pourra vous offrir; ils sont le prix de son amour, de soncourage et de son honnˆtet‚. Quant … vous, monsieur, grƒce … Rosaencore, qui a apport‚ la preuve de votre innocence, et en disant cesmots, le prince tendit … Corn‚lius le fameux feuillet de la Bible surlequel ‚tait ‚crite la lettre de Corneille de Witt, et qui avaitservi … envelopper le troisiŠme ca‹eu, quant … vous, l’on s’estaper‡u que vous aviez ‚t‚ emprisonn‚ pour un crime que vous n’avezpas commis. C’est vous dire non seulement que vous ˆtes libre, maisencore que les biens d’un homme innocent ne peuvent ˆtre confisqu‚s.Vos biens vous sont donc rendus. Monsieur van Baerle, vous ˆtes lefilleul de M. Corneille de Witt et l’ami de M. Jean. Restez digne dunom que vous a confi‚ l’un sur les fonts de baptˆme, et de l’amiti‚que l’autre vous avait vou‚e. Conservez la tradition de leursm‚rites … tous deux, car ces MM. de Witt, mal jug‚s, mal punis, dansun moment d’erreur populaire, ‚taient deux grands citoyens dont laHollande est fiŠre aujourd’hui. Le prince, aprŠs ces deux mots qu’il pronon‡a d’une voix ‚mue, contreson habitude, donna ses deux mains … baiser aux deux ‚poux, quis’agenouillŠrent … ses c“t‚s. Puis, poussant un soupir: –H‚las! dit-il, vous ˆtes bien heureux, vous qui peut-ˆtre rˆvant lavraie gloire de la Hollande et surtout son vrai bonheur, ne cherchez… lui conqu‚rir que de nouvelles couleurs de tulipes.