Mon avis est qu’on ne peut créer des personnages que lorsquel’on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parlerune langue qu’a la condition de l’avoir sérieusement apprise. N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente deraconter. J’engage donc le lecteur á être convaincu de la réalité decette histoire dont tous les personnages, à l’exceptionde l’héroïne, vivent encore. D’ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faitsque je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si montémoinage ne suffisait pas. Par une circonstance particulière,seul je pouvais les écrire, car seul j’ai été le confident desderniers détails sans lesquels il eût été impossible de faireun récit intéressant et complet. Or, voici comment ces détails sont parvenus à ma connaissance.–Le 12 du mois de mars 1847, je lus, dans la rue Laffitte, unegrande affiche jaune annonçant une vente de meubles et de richesobjets de curiosité. Cette vente avait lieu après décès. L’affiche ne nommait pas la personne morte, mais la vente devaitse faire rue d’Antin, no 9, le 16, de midi à cinq heures. L’affiche portait en outre que l’on pourrait, le 13 et le 14, visiter l’appartement et les meubles. J’ai toujours été amateur de curiosités. Je me promisde ne pasmanquer cette occasion, sinon d’en acheter, du moins d’en voir. Le lendemain, je me rendis rue d’Antin, no 9. Il était de bonne heure, et cependant il y avait déjà dansl’appartement des visiteurs et même des visiteuses, qui,quoique vêtues de velours, couvertes de cachemires et attenduesà la porte par leurs élégants coupés, regardaient avecétonnement, avec admiration même, le luxe qui s’étalait sousleurs yeux. Plus tard je compris cette admiration et cet étonnement, carm’étant mis aussi à examiner, je reconnus aisément que j’étaisdans l’appartement d’une femme entretenue. Or, s’il y a unechose que les femmes du monde désirent voir, et il y avait làdes femmes du monde, c’est l’intérieur de ces femmes, dont leséquipages éclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elleset à côté e’elles, leur loge à l’Opéra et aux Italiens, et quiétalent, à Paris, l’insolente opulence de leur beauté, de leursbijoux et de leurs scandales.  Celle chez qui me trouvais était morte: les femmes les plusvertueuses pouvait donc pénétrer jusque dans sa chambre. La mortavait purifié l’air de ce cloaque splendide, et d’ailleurs ellesavaient pour excuse, s’il en était besoin, qu’elles venaientà une vente san savoir chez qui elles venaient. Elles avaientlu des affiches, elles voulaient visiter ce que ces affichespromettaient et faire leur choix à l’avance; rien de plus simple;ce quene les empêchait pas de chercher, au milieu de toutes cesmerveilles, les traces de cette vie de courtisane dont on leuravait fait, sans doute, de si étranges récits. Malheuresement les mystères étaient morts avec la déesse, et,malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que cequi était à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendaitdu vivant de la locataire. Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilierétait superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases deSèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle, rien n’y manquait. Je me promenai dans l’appartement et je suivis les nobles curieuses qui m’y avaient précédé. Elles entrèrent dans unechambre tendue détoffe perse, et j’allais y entrer aussi, quandelles en sortirent presque aussitôt en souriant et comme sielles eussent eu honte de cette nouvelle curiosité. Je n’endésirai que plus vivement pénétrer dans cette chambre. C’étaitle cabinet de toilette, revêtu de ses plus minutieux détails,dans lesquels paraissait s’être développée au plus haut pointla prodigalité de la morte. Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds delarge sur six de long, brillaient tous les trésors d’Aucoc etd’Odiot. C’était là une magnifique collection, et pas un deces mille objets, si nécessaires à la toilette d’une femme commecelle chez qui nous étions, n’était en autre métal qu’or ouargent. Cependant cette collection n’avait pu se faire que peuà peu, et ce n’était pas le même amour qui l’avait complétée. Moi qui ne m’effarouchais pas à la vue du cabinet de toiletted’une femme entretenue, je m’amusais à en examiner les détails,quels qu’il fussent, et je m’aperçus que tous ces ustensilesmagnifiquement ciselés portaient des initiales variées et descouronnes différentes. Je regardais toutes ces choses dont chacune me représentait uneprostitution de la pauvre fille, et je me disais que Dieu avaitété clément pour elle, puisqu’il n’avait pas permis qu’elle enarrivât au châtiment ordinaire, et qu’il avait laissée mourirdans son luxe et sa beauté, avant la vieillesse, cette premièremort des courtisanes. En effet, quoi de plus triste à voir que la vieillesse du vice,surtout chez la femme? Elle ne renferme aucune dignité etn’inspire aucun intérêt. Ce repentir éternel, non pas de lamauvaise route suivie, mais des calculs mal faits et de l’argentmal employé, est une des plus attristantes choses que l’on puisse entendre. J’ai connu une ancienne femme galante à qui ilne restait plus de son passé qu’une fille presque aussi belleque, au dire de ses contemporains, avait été sa mère. Cettepauvre enfant à qui sa mère n’avait jamais dit: Tu es ma fille,que pour lui ordonner de nourrir sa vieillesse comme elle-mêmeavait nourrir son enfance, cette pauvre créature se nommaintLouise, et, obéissant à sa mère, elle se livrait sans volonté,sans passion, sans plaisir, comme elle eût fait un métier si l’on eût songé à lui en apprendre un. La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce, alimentée par l’état continuellement maladif de cette fille,avaient éteint en elle l’intelligence du mal et du bien que Dieu lui avait donnée peut-être, mais qu’il n’était venue àl’idée de personne de développer. Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui passait surles boulevards presque tous les jours à la même heure. Sa mèrel’accompagnait sans cesse, aussi assidument qu’une vraie mèreeût accompagné sa vraie fille. J’étais bein jeune alors, etprêt à accepter pour mois la facile morale de mon siècle. Jeme souviens cependant que la vue de cette surveillance scandaleuse m’inspirait le mépris et le dégoût.  Joignez à cela que jamais visage de vierge n’eut un pareilsentiment d’innocence, une pareille expression de souffrancemélancolique. On eût dit une figure de la Résignation. Un jour, le visage de cette fille s’éclaira. Au milieu des débauches dont sa mère tenait le programme, il sembla à lapécheresse que Dieu lui permettait un bonheur. Et pourquoi,après tout, Dieu qui l’avait faite sans force, l’aurait-il laissée sans consolation, sous le poids douloureux de sa vie?Un jour donc, elle s’aperçut qu’elle était enceinte, et ce qu’ily avait en elle de chaste encore tressaillit de joie. L’âmea d’étranges refuges. Louise courut annoncer à sa mère cettenouvelle qui la rendait si joyeuse. C’est honteux à dire,cependant nous ne faisons pas ici de l’immoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai, que nous ferions peut-être mieuxde taire, si nous ne croyions qu’il faut de temps en temps révéler les martyres de ces êtres, que l’on condamne sans lesentendre, que l’on méprise sans les juger; c’est honteux, disons-nous, mais la mère répondit à sa fille qu’elles n’avaientdéjà pas trop pour deux et qu’elles n’auraient pas assez pourtrois; que de pareils enfants sont inutiles et qu’une grossesseest du temps perdu.  Le lendemain, une sage-femme, que nous signalons seulement commel’amie de la mère, vint voir Louise que resta quelques jours aulit, et s’en releva plus pâle et plus faible qu’autrefois. Trois mois après, un homme se prit de pitié pour elle et entrepritsa guérison morale et physique; mais la dernière secousse avaitété trop violente, et Louise mourut des suites de la fausse couchequ’elle avait faite. La mère vit encore: comment? Dieu le sait. Cette histoire m’était revenue à l’esprit pendant que je contemplais les nécessaires d’argent, et un certain temps s’étaitécoulé, à ce qu’il paraît, dans ces reflexions, car il n’yavait plus dans l’appartement que mois et un gardien qui, de laporte, examinait avec attention si je ne dérobais rien. Je m’approchai e ce brave homme à qui j’inspirais de si gravesinquiétudes. –Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de lapersonne qui demeurait ici? –Mademoiselle Marguerite Gautier. Je connais cette fille de nom et de vue. –Comment! dis-je au gardien, Marguerite Gautier est morte? –Oui, monsieur. –Et quand cela? –Il y a trois semaines, je crois. –Et pourquois laisse-t-on visiter l’appartement? –Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire monter la vente. Les personnes peuvent voir d’avance l’effet que fontles étoffes et les meubles; vous comprenez, cela encourager àacheter. –Elle avait donce des dettes? –Oh! monsieur, en quantité. –Mais la vente les couvrira sans doute? –Et au delà. –A qui reviendra le surplus, alors? –A sa famille. –Elle a donc une famille? –A ce qu’il parait. –Merci, monsieur. Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis. –Pauvre fille! me disais-je en rentrant chez moi, elle a dûmourir bien tristement, car, dans son monde, on n’a d’amis qu’àla condition qu’on se portera bien. Et malgré mois je m’apitoyais sur le sort de Marguerite Gautier. Cela paraître peut-être ridicule à bien des gens, mais j’ai uneindulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donnemême pas la peine de discuter cette indulgence. Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je visdans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes emmenaient. J’ignore ce qu’avait fait cette fille, tout ce queje puis dire, c’est qu’elle pleurait à chaudes larmes en embrassant un enfant de quelques mois dont son arrestation laséparait. Depuis ce jour, je n’ai plus su mépriser une femmeà première vue. 2 La vente était pour le 16. Un jour d’intervalle avait été laissé entre les visites et lavente pour donner aux tapissiers le temps de déclouer lestentures, rideaux, etc. A cette époque, je revenais de voyage. Il était assez naturelqu l’on ne m’eût pas appris la mort de Marguerite comme une deces grandes nouvelles que ses amis apprennent toujours à celuiqui revient dans la capitale des nouvelles. Marguerite étaitjolie, mais autant la vie recherchée de ces femmes fait de bruit,autant leur mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui secouchent commes ils se sont levés, sans éclat. Leur mort,quand elles meurent jeunes, est apprise de tous leurs amantsen même temps, car à Paris presque tous les amants d’une filleconnue vivent en intimité. Quelque souvenirs s’échangent àson sujet, et la vie des uns et des autres continue sans quecet incident la trouble même d’une larme. Aujourd’hui quand on a vingt-cinq ans, les larmes deviennent unechose si rare qu’on ne peut les donner à la première venue. C’esttout au plus si les parents qui payent pour être pleurés le sonten raison du prix qu’ils y mettent. Quant à moi, quoique mon chiffre ne se retrouvât sur aucun desnécessaires de Marguerite, cette indulgence instinctive, cettepitié naturelle que je viens d’avouer tout à l’heure me faisaientsonger à sa mort plus longtemps qu’elle ne méritait peut-êtreque j’y songeasse. Je me rappelais avoir rencontré Marguerite très souvent auxChamps-Elysées, où elle venait assidument, tous les jours, dansun petit coupe bleu attelé de deux magnifiques chevaux bais, etavoir alors remarqué en elle une distinction que rehaussaitencore une beauté vraiment exceptionnelle. Ces malheureuses créatures sont toujours, quand elles sortent,accompagnées on ne sait de qui. Comme aucun homme ne consent à afficher publiquement l’amournocturne qu’il a pour elles, comme elles ont horreur de lasolitude, elles emmênent ou celles qui, moins heureuses, n’ontpas de voiture, ou quelques-unes de ces vieilles élégantes dontrien ne motive l’élégance, et à qui l’on peut s’addresser sanscrainte, quand on veut avoir quelques détails que ce soient surla femme qu’elles accompagnent. Il n’en était pas ainsi pour Marguerite. Elle arrivait auxChamps-Elysée toujours seule, dans sa voiture, où elle s’effaçaitle plus possible, l’hiver enveloppée d’un grand cachemire, l’étévêtue de robes fort simples; et quoiqu’il y eût sur sa promenadefavorite bien des gens qu’elle connût, quand par hasard elle leursouriait, le sourire était visible pour eux seuls, et une duchesseeût pu sourire ainsi.  Elle ne se promenait pas du rond-point à l’entrée des Champs-Elysée, comme le font et le faisaient toutes ses collègues.Ses deux chevaux l’emportaient rapidement au Bois. Là, elledescendait de voiture, marchait pendant une heure, remontaitdans son coupé, et rentrait chez elle au grand trot de sonattelage. Toutes ces circonstances, dont j’avais quelquefois été le témoin,repassaient devant moi et je regrettais la mort de cette fillecomme on regrette la destruction totale d’une belle œuvre. Or, il était impossible de voir une plus charmante beauté quecelle de Marguerite. Grande et mince jusqu’à l’exagération, elle possédait au suprêmedegré l’art de faire disparaître cet oubli de la nature par lesimple arrangement des choses qu’elle revêtait. Son cachemire,dont la pointe touchait à terre, laissait échapper de chaquecôte les larges volants d’une robe de soie, et l’épais manchonqui chachait ses main et qu’elle appuyait contre sa poitrine,était entouré de plis si habilement ménagés, que l’œil n’avaitrien à redire, si exigeant qu’il fût, au contour des lignes. La tête, une merveille, était l’objet d’une coquetterieparticulière. Elle était toute petite, et sa mère, comme diraitde Musset, semblait l’avoir faite ainsi pour la taire avec soin. Dans un ovale d’une grâce indescriptible, mettez des yeux noirssurmontés de sourcils d’un arc si pur qu’il semblait peint; voilez ces yeux de grands cils qui, lorsqu’ils s’abaissaient,jetaient de l’ombre sur la teinte rose des joues; tracez un nezfin, droit, spirituel, aux narines un peu overtes par une aspiration ardente vers la vie sensuelle; dessinez une boucherégulière, dont les lèvres s’ouvraient gracieusement sur desdents blanches comme du lait; colorez la peau de ce veloutéqui couvre les pêches qu’aucune main n’a touchées, et vous aurezl’ensemble de cette charmante tête. Les cheveux noirs comme du jais, ondés naturellement ou non,s’ouvraient sur le front en deux larges bandeaux, et se perdaient derrière la tête, en laissant voir un bout desoreilles, auxquelles brillaient deux diamants d’une valeur dequatre à cinq mille francs chacun. Comment sa vie ardente laissait-elle au visage de Margueritel’expression virginale, enfantine même qui le caractérisait,c’est ce que nous sommes forcé de constater sans le comprendre. Marguerite avait d’elle un merveilleux portrait fait par Vidal,le seul homme dont le crayon pouvait la reproduire. J’ai eudepuis sa mort ce portrait pendant quelques jours à ma disposition,et il était d’une si étonnante ressemblance qu’il m’a servià donner les renseignements pour lesquels ma mémoire ne m’eûtpeut-être pas suffi. Parmi les détails de ce chapitre, quelques-un ne me sont parvenusque plus tard, mais je les écris tout de suite pour n’avoir pasà y revenir, lorsque commencera l’histoire anecdotique de cettefemme. Marguerite assistait à toutes les premières représentations etpassait toutes ses soirées au spectacle ou au bal. Chaque foisque l’on jouait une pièce nouvelle, on était sûr de l’y voir,avec trois choses qui ne la quittaient jamais, et qui occupaienttoujours le devant de sa loge de rez-de-chaussée: sa lorgnette,un sac de bonbons et un bouquet de camélias. Pendant vingt-cinq jours du mois, les camélias étaient blancs,et pendant cinq ils étaient rouges; on n’a jamais su la raisonde cette variété de couleurs, que je signale san pouvoir l’expliquer et que les habitués des théâtres où elle allait leplus fréquement et ses amis avaient remarquée comme moi. On n’avait jamais vu à Marguerite d’autres fleurs que descamélias. Aussi chez madame Barjon, sa fleuriste, avait-on finipar la surnommer la Dame aux Camélias, et ce surnom lui étaitresté. Je savais en outre, comme tous ceux qui vivent dans un certainmonde, à Paris, que Marguerite avait été la maîtresse des jeunesgens les plus élégants, qu’elle le disait hautement, et qu’eux-mêmes s’en vantaient, ce qui prouvait qu’amants etmaîtresse étaient contents l’un de l’autre. Cependant, depuis trois ans environ, depuis un voyage à Bagnères,elle ne vivait plus, disait-on, qu’avec un vieux duc étranger,énormément riche et qui avait essayé de la détacher le pluspossible de sa vie passée, ce que du reste elle avait paru selaisser faire d’assez bonne grâce. Voici ce qu’on m’a raconté à ce sujet. Au printemps de 1842, Marguerite était si faible, si changée queles médicins lui ordonnèrent les eaux, et qu’elle partit pourBagnères. Là, parmi les malades, se trouvait la fille de ce duc, laquelleavait non seulement la même maladie, mais encore le même visageque Marguerite, au point qu’on eût pu les prendre pour les deuxsœurs. Seuelement la jeune duchesse était au troisième degréde la phtisie, et peu de jours après l’arrivées de Margueriteelle succombait. Un matin le duc, resté à Bagnères comme on reste sur le sol quiensevelit une partie du cœur, aperçut Marguerite au détour d’uneallée. Il lui sembla voir passer l’ombre de son enfant et, marchant verselle, il lui prit les mains, l’embrassa en pleurant, et sans luidemander qui elle était, implora la permission de la voir etd’aimer en elle l’image vivante de sa fille morte. Marguerite, seule à Bagnères avec sa femme de chambre, et d’ailleurs n’ayant aucune crainte de se compromettre, accordaau duc ce qu’il lui demandait. Il se trouvait à Bagnères des gens qui la connaissaient, et quivinrent officiellement avertir le duc de la véritable positionde mademoiselle Gautier. Ce fut un coup pour le vieillard, carlà cessait la ressemblance avec sa fille, mais il était troptard. La jeune femme était devenue un besoin de son cœur et sonseul prétexte, sa seule excuse de vivre encore. Il ne lui fit aucun reproche, il n’avait pas le droit de lui enfaire, mais il lui demanda si elle se sentait capable de changersa vie, lui offrant en échange de ce sacrifice toutes lescompensations qu’elle pourrait désirer. Elle promit. Il faut dire qu’à cette époque, Marguerite, nature enthousiaste,était malade. Le passé lui apparaissait comme une des causesprincipales de sa maladie, et une sorte de superstition lui fitespérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en échangede son repentir et de sa conversion. En effet, les eaux, les promenades, la fatigue naturelle et lesommeil l’avaient à peu près rétablie quand vint la fin de l’été. Le duc accompagna Marguerite à Paris, où il continua de venirla voir comme à Bagnères. Cette liaison, dont on ne connaissait ni la véritable origine,ni le véritable motif, causa une grande sensation ici, car leduc, connu par sa grande fortune, se faisait connaître maintenantpar sa prodigalité. On attribua au libertinage, fréquent chez les vieillards riches,ce rapprochement du vieux duc et de la jeune femme. On supposatout, excepté ce qui était. Cependant le sentiment de ce père pour Marguerite avait unecause si chaste, que tout autre rapport que des rapports decœur avec elle lui eût semblé un inceste, et jamais il ne luiavait dit un mot que sa fille n’eût pu entendre. Loin de nous la pensée de faire de notre héroïne autre choseque ce qu’elle était. Nous dirons donc que tant qu’elle étaitrestée à Bagnères, la promesse faite au duc n’avait pas étédifficile à tenir, et qu’elle avait été tenue; mais une fois de retour à Paris, il avait semblé à cette fille habituée à lavie dissipée, aux bals, aux orgies même, que sa solitude, troublées seulement par les visites périodiques du duc, la ferait mourir d’ennui, et les souffles brûlants de sa vied’autrefois passaient à la fois sur sa tête et sur son cœur. Ajoutez que Marguerite était revenue de ce voyage plus bellequ’elle n’avait jamais été, qu’elle avait vingt ans, et quela maladie endormie, mais non vaincue, continuait à luidonner ces désirs fiévreux qui sont presque toujours le résultatdes affections de poitrine. Le duc eut donc une grande douleur le jour où ses amis, sans cesse aux aguets pour surprendre un scandale de la part de lajeune femme avec laquelle il se compromettait, disaient-ils,vinrent lui dire et lui prouver qu’à l’heure où elle était sûrede ne pas le voir venir, elle recevait des visites, et que cesvisites se prolongeaient souvent jusqu’àu lendemain. Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui conseillant, sansarrière-pensée, de cesser de s’occuper d’elle, car elle ne se sentait pas la force de tenir les engagements pris, et ne voulaitpas recevoir plus longtemps les bienfaits d’un homme qu’elletrompait. Le duc resta huit jours sans paraître, ce fut tout ce qu’il putfaire, et, le huitième jour, il vint supplier Marguerite del’admettre encore, lui promettant de l’accepter telle qu’elleserait, pourvu qu’il la vît, et lui jurant que, dût-il mourir,il ne lui ferait jamais un reproche. Voilà où en étaient les chose trois mois après le retour deMarguerite, c’est-à-dire en novembre ou décembre 1842. 3 Le 16, à une heure, je me rendis rue d’Antin. De la porte cochère on entendait crier les commissaires-priseurs. L’appartement était plein de curieux. Il y avait là toutes les célébrités du vice élégant, sournoisementexaminées par quelques grandes dames qui avaient pris encore unefois le prétexte de la vente, pour avoir le droit de voir de prèsdes femmes avec qui elles n’auraient jamais eu occasion de seretrouver, et dont elles enviaient peut-être en secret les facilesplaisirs. Madame la duchesse de F… coudoyait mademoiselle A…, une desplus tristes épreuves de nos courtisanes modernes; madame lamarquise de T… hésitait pour acheter un meuble sur lequelenchérissait madame D…, la femme adultère la plus élégant etla plus connue de notre époque; le duc d’Y… qui passe àMadrid pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid,et qui, somme toute, ne dépense même pas son revenu, tout encausant avec madame M…, une de nos plus spirituelles conteusesqui veut bien de temps en temps écrire ce qu’elle dit et signerce qu’elle écrit, échangeait des regards confidentiels avecmadame de N…, cette belle promeneuse des Champs-Elysées, presque toujours vêtue de rose ou de bleu et qui fait traînersa voiture par deux grands chevaux noirs, que Tony lui a vendusdix mille francs et…qu’elle lui a payés; enfin mademoiselleR…, qui se fait avec son seul talent le double de ce que lesfemmes du monde se font avec leur dot, et le triple de ce queles autres se font avec leurs amours, était, malgré le froid,venue faire quelques emplettes, et ce n’était pas elle qu’onregardait le moins. Nous pourrions citer encore les initiales de bien des gens réunis dans ce salon, et bien étonnés de se trouver ensemble;mais nous craindrions de lasser le lecteur. Disons seulement que tout le monde était d’une gaieté folle,et que parmi toutes celles qui se trouvait là beaucoup avaientconnu la morte, et ne paraissaient pas s’en souvenir. On riait fort; les commissaires criaient à tue-tête; lesmarchands que avaient envahi les bancs disposés devant lestables de vente essayaient en vain d’imposer silence, pourfaire leurs affaires tranquillement. Jamais réunion ne futplus variée, plus bruyante. Je me glissai humblement au milieu de ce tumulte attrisantquand je songeais qu’il avait lieu près de la chambre oùavait expiré la pauvre créature dont on vendait les meublespour payer les dettes. Venu pour examiner plus que pouracheter, je regardais les figures des fournisseurs qui faisaientvendre, et dont les traits s’épanouissaient chaque fois qu’unobjet arrivait à un prix qu’ils n’eussent pas espéré. Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la prostitution de cettefemme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaientpoursuivi de papiers timbrés les derniers moments de sa vie, etqui venaient après sa mort recueillir les fruits de leurs honorables calculs en même temps que les intérêts de leurhonteux crédit. Combien avaient raison les anciens qui n’avaient qu’un même Dieupour les marchands et pour les voleurs! Robes, cachemires, bijoux se vendaient avec une rapidité incroyable. Rien de tout cela ne me convenait, et j’attendaistoujours. Tout à coup j’entendis crier: –Un volume, parfaitement relié, doré sur tranche, intitulé:Manon Lescaut. Il y a quelque chose d’écrit sur la première page: Dix francs. –Douze, dit une voix après un silence assez long. –Quinze, dis-je. Pourquoi? Je n’en savais rien. Sans doute pour ce quelque chosed’écrit. –Quinze, répéta le commissaire-priseur. –Trente, fit le premier enchérisseur d’un ton qui semblaitdéfier qu’on mît davantage. Cela devenaient une lutte. –Trente-cinq! criai-je alors du même ton. –Quarante. –Cinquante. –Soixante. –Cent. J’avoue que si j’avais voulu faire de l’effet, j’aurais complétement réussi, car à cette enchère un grand silence sefit, et l’on me regarda pour savoir quel était ce monsieur quiparaissait si résolu à posséder ce volume. Il parait que l’accent donné à mon dernier mot avait convaincumon antagoniste: il préféra donc abandonner un combat qui n’eûtservi qu’à me faire payer ce volume dix fois sa valeur, et, s’inclinant, il me dit fort gracieusement, quoique un peu tard: –Je cede, monsieur. Personne n’ayant plus rien dit, le livre me fut adjugé. Comme je redoutais un nouvel entêtement que mon amour-propreeût peut-être soutenu, mais dont ma bourse se fût certainementtrouvée très mal, je fis inscrire mon nom, mettre de côté levolume, et je déscendis. Je dus donner beaucoup à penser auxgens qui, témoins de cette scène, se demandèrent sans doutedans quel but j’étais venu payer cent francs un livre que jepouvais avoir partout pour dix ou quinze francs au plus. Une heure après j’avais envoyé chercher mon achat. Sur la première page était écrite à la plume, et d’une écritureélégante, la dédicace du donataire de ce livre. Cette dédicaceportrait ces seul mots: Manon à Marguerite,Humilité. Elle était signée: Armand Duval. Que voulait dire ce mot: Humilité? Manon reconnaissait-elle dans Marguerite, par l’opinion de ceM. Armand Duval, une supériorité de débauche ou de cœur? La seconde interprétation était la plus vraisemblable, car lapremière n’eût été qu’une impertinente franchise que n’eût pasacceptée Marguerite, malgré son opinion sur elle-même. Je sortis de nouveau et je ne m’occupai plus de ce livre que lesoir lorsque je me couchai. Certes, Manon Lascaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m’est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volumesous ma main, ma sympathie pour lui m’attire toujours, je l’ouvreet pour la centième fois je revis avec l’héroine de l’abbé Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu’il mesemble l’avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l’espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnaitpour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgences’augmenta de pitié, presque d’amour pour la pauvre fille àl’héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était mortedans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l’homme quil’aimait avec toutes les énergies de l’âme, qui, morte, luicreusa une fosse, l’arrosa de ses larmes et y ensevelit soncœur; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d’un luxesomptueux, s’il fallait en croire ce que j’avais vu, dans lelit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur,bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequelavait été enterrée Manon. Marguerite, en effet, comme je l’avais appris de quelques amisinformés des dernières circonstances de sa vie, n’avait pas vus’asseoir une réelle consonlation à son chevet, pendant les deux mois qu’avait duré sa lente et douloureuse agonie. Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur cellesque je connaissais et que je voyais s’acheminer en chantant versune mort presque toujours invariable. Pauvres créatures! Si c’est un tort de les aimer, c’est bienle moins qu’on les plaigne. Vous plaignez l’aveugle qui n’ajamais vu les rayons du jour, le sourd qui n’a jamais entendules accords de la nature, le muet qui n’a jamais pu rendrela voix de son âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vousne voulez pas plaindre cette cécité du cœur, cette surditéde l’âme, ce mutisme de la conscience que rendent folle lamalheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable devoir le bien, d’entendre le Seigneur et de parler la languepure de l’amour et de la foi. Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, AlexandreDumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous lestemps ont apporté à la courtisane l’offrande de leur miséricorde,et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amouret même de son nom. Si j’insiste ainsi sur ce point, c’est queparmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêtsà rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu’uneapologie du vice et de la prostitution, et l’âge de l’auteurcontribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceuxqui penseraient ainsi se détrompent, et qu’ils continuent, sicette crainte seule les retenait. Je suis tout simplement convaincu d’un principe que est que:Pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieuouvre presque toujours deux sentiers qui l’y ramènent; cessentiers sont la douleur et l’amour. Ils sont difficiles; cellesqui s’y engagent s’y ensanglantent les pieds, s’y déchirent lesmains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la routeles parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on ne rougit pas devant le Seigneur. Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les souteniret dire à tous qu’ils les ont rencontrées, car en le publiantils montrent la voie. Il ne s’agit pas de mettre tout bonnement à l’entrée de la viedeux poteaux, portant l’un cette inscription: Route de bien,l’autre cet avertissement: Route du mal, et de dire à ceuxqui se présentent: Choisissez; il faut, comme le Christ, montrerdes chemins qui ramènent de la seconde route à la premièreceux qui s’étaient laissé tenter par les abords; et il ne fautpas surtout que le commencement de ces chemins soit tropdouloureux, ni paraisse trop impénétrable. Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de l’enfant prodigue pour nous conseiller l’indulgence et le pardon.Jésus était plein d’amour pour ces âmes blessées par les passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies entirant le baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à Madeleine: “Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé”, sublime pardon qui devaitéveiller une foi sublime. Pourquoi nous férions-nous plus rigides que le Christ? Pourquoi,nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde qui sefait dur pour qu’on le croie fort, rejetterions-nous avec luides âmes saignantes souvent de blessures par où, comme lemauvais sang d’un malade, s’épanche le mal de leur passé, etn’attendant qu’une main amie qui les panse et leur rende laconvalescence du cœur? C’est à ma génération que je m’adresse, à ceux pour qui lesthéories de M. de Voltaire n’existent heureusement plus, àceux qui, comme moi, comprennent que l’humanité est depuisquinze ans dans un de ses plus audacieux élans. La sciencedu bien et du mal est à jamais acquise; la foi se reconstruit,le respect des choses saintes nous est rendu, et si le mondene se fait pas tout à fait bon, il se fait du moins meilleur.Les efforts de tous les hommes intelligents tendent au mêmebut, et toutes les grandes volontés s’attellent au mêmeprincipe: soyons bon, soyons jeune, soyons vrais! Le maln’est qu’une vanité, ayons l’orgueil du bien, et surtout nedésespérons pas. Ne méprisons pas la femme qui n’est ni mère,ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l’estime à lafamille, l’indulgence à l’égoïsme. Puisque le ciel est plusen joie pour le repentir d’un pécheur que pour cent justes quin’ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nousle rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l’aumône denotre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, quesauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un remède deleur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut faire demal. Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire sortir ces grands résultats du mince sujet que je traite; maisje suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L’enfantest petit, et il renferme l’homme; le cerveau est étroit, etil abrite la pensée; l’œil n’est qu’un point, et il embrassedes lieues. 4  Deux jours après, la vente était complétement terminée. Elleavait produit cent cinquante mille francs. Les créanciers s’en étaient partagé les deux tiers, et la famille,composé d’une sœur et d’un petit-neveu, avait herité du reste. Cette sœur avait overt de grands yeux quand l’homme d’affaireslui avait écrit qu’elle héritait de cinquante mille francs. Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille n’avait vu sasœur, laquelle avait disparu un jour sans que l’on sût, ni parelle ni par d’autres, le moindre détail sur sa vie depuis lemoment de sa disparition. Elle était donc arrivée en tout hâte à Paris, et l’étonnementde ceux qui connaissaient Marguerite avait été grand quandils avaient vu que son unique héritière était une grosse et belle fille de campagne qui jusqu’alors n’avait jamais quittéson village. Sa fortune se trouva faite d’un seul coup, sans qu’elle sûtmême de quelle source lui venait cette fortune inespéree. Elle retourna, m’a-t-on dit depuis, à sa campagne, emportantde la mort de sa sœur une grande tristesse que compensaitnéanmoins le placement à quatre et demi qu’elle venait defaire. Toutes ces circonstances répétées dans Paris, la ville mèredu scandale, commençaient à être oubliées et j’oubliais mêmeà peu près en quoi j’avais pris part à ces événements, quandun nouvel incident me fit connaître toute la vie de Margueriteet m’apprit des détails si touchants, que l’envie me prit d’écrire cette histoire et que je l’écris. Depuis trois ou quatre jours l’appartement, vide de tous sesmeubles vendus, était à louer, quand on sonna un matin chez moi. Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me servait de domestique, alla ouvrir et me rapporta une carte, en me disantque la personne qui la lui avait remise désirait me parler. Je jetai les yeux sur cette carte et j’y lus ces deux mot: Armand Duval. Je cherchai où j’avais déjà vu ce nom, et je me rappelai lapremière feuille du volume de Manon Lascaut. Que pouvait me vouloir la personne qui avait donné ce livre à Marguerite? Je dis de faire entrer tout de suite celui quiattendait. Je vis alors un jeune homme blond, grand, pâle, vêtu d’un costume de voyage qu’il semblait ne pas avoir quitté depuisquelques jours et ne s’être même pas donné la peine de brosseren arrivant à Paris, car il était couvert de poussière. M. Duval, fortement ému, ne fit aucun effort pour cacher sonémotion, et ce fut des larmes dans les yeux et un tremblementdans la voix qu’il me dit: –Monsieur, vous excuserez, je vous prie, ma visite et moncostume; mais outre qu’entre jeunes gens on ne se gêne pasbeaucoup, je désirais tant vous voir aujourd’hui, que jen’ai envoyé mes malles et je suis accouru chez vous craignantencore, quoiqu’il soit de bonne heure, de ne pas vousrencontrer. Je priai M. Duval de s’asseoir auprès du feu, ce qu’il fittout en tirant de sa poche un mouchoir avec lequel il cachaun moment sa figure. –Vous ne devez pas comprendre, reprit-il en soupirant tristement,ce que vous veut ce visiteur inconnu, à pareille heure, dans une pareille tenue et pleurant comme il le fait. Je viens tout simplement, monsieur, vous demander un grandservice. –Parlez, monsieur, je suis tout à votre disposition? –Vous avez assisté à la vente de Marguerite Gautier? A ce mot, l’émotion dont ce jeune homme avait triomphé un instant fut plus forte que lui, et il fut forcé de porter lesmains à ses yeux. –Je dois vous paraître bien ridicule, ajouta-t-il, excusez-moiencore pour cela, et croyez que je n’oublierai jamais lapatience avec laquelle vous voulez bien m’écouter. –Monsieur, répliquai-je, si le service que je parais pourvoirvous rendre doit calmer un peu le chagrin que vous éprouvez,dites-moi vite à quoi je puis vous être bon, et vous trouverezen moi un homme heureux de vous obliger. La douleur de M. Duval était sympathique, et malgré moi j’auraisvoulu lui être agréable. Il me dit alors: –Vous avez acheté quelque chose à la vente de Marguerite? –Oui, monsieur, un livre. –Manon Lascaut? –Justement. –Avez-vous encore ce livre? –Il est dans ma chambre à coucher. Armand Duval, à cette nouvelle, parut soulagé d’un grand poidset me remerçia comme si j’avais déjà commencé à lui rendreservice en gardant ce volume. Je me levai alors, j’allai dans ma chambre prendre le livre etje le lui remis. –C’est bien cela, fit-il en regardant la dédicace de la première page et en feuilletant, c’est bien cela. Et deux grosses larmes tombèrent sur les pages. –Eh bien, monsieur, dit-il en relevant la tête sur moi, enn’essayant même plus de me cacher qu’il avait pleuré et qu’ilétait près de pleurer encore, tenez-vous beaucoup à ce livre? –Pourquoi, monsieur? –Parce que je viens vous demander de me le céder. –Pardonnez-moi ma curiosité, dis-je alors; mais c’est doncvous qui l’avez donné à Marguerite Gautier? –C’est moi-même. –Ce livre est à vous, monsieur, reprenez-le, je suis heureuxde pouvoir vous le rendre. –Mais, reprit M. Duval avec embarras, c’est bien le moinsque je vous en donne le prix que vous l’avez payé. –Permettez-moi de vous l’offrir. Le prix d’un seul volumedans une vente pareille est une bagatelle, et je ne me rappelleplus combien j’ai payé celui-ci. –Vous l’avez payé cent francs. –C’est vrai, fis-je embarrassé à mon tour, comment le savez-vous? –C’est bien simple, j’espérais arriver à Paris à temps pour la vente de Marguerite, et je ne suis arrivé que ce matin. Jevoulais absolument avoir un objet qui vînt d’elle et je courus chez le commissaire-priseur lui demander la permission de visiter la liste des objets vendus et des noms des acheteurs.Je vis que ce volume avait été acheté par vous, je me résolusà vous prier de me le céder, quoique le prix ne vous y aviezmis me fît craindre que vous n’eussiez attaché vous-même unsouvenir quelconque à la possession de ce volume. En parlant ainsi, Armand paraissait évidemment craindre queje n’eusse connu Marguerite comme lui l’avait connue. Je m’empressai de la rassurer. –Je n’ai connu mademoiselle Gautier que de vue, lui dis-je;sa mort m’a fait l’impression que fait toujours sur un jeunehomme la mort d’une jolie femme qu’il avait du plaisir àrencontrer. J’ai voulu acheter quelque chose à sa vente et je me suis entêté à renchérir sur ce volume, je ne sais pourquoi, pour le plaisir de faire enrager un monsieur quis’acharnait dessus et semblait me défier de l’avoir. Je vousle répète donc, monsieur, ce livre est à votre disposition etje vous prie de nouveau de l’accepter pour que vous ne leteniez pas de moi comme je le tiens d’un commissaire-priseur,et pour qu’il soit entre nous l’engagement d’une connaissanceplus longue et de relations plus intimes. –C’est bien, monsieur, me dit Armand en me tendant la main eten serrant la mienne, j’accepte et je vous serai reconnaissanttoute ma vie. J’avais bien envie de questionner Armand sur Marguerite, car ladédicace du livre, le voyage du jeune homme, son désir de posséder ce volume piquaient ma curiosité; mais je craignaisen questionnant mon visiteur de paraître n’avoir refusé sonargent que pour avoir le droit de me mêler de ses affaires. On eût dit qu’il devinait mon désir, car il me dit: –Vous avez lu ce volume? –En entier. –Qu’avez-vous pensé des deux lignes que j’ai écrites? –J’ai compris tout de suite qu’à vos yeux la pauvre filleà qui vous aviez donné ce volume sortait de la catégorieordinaire, car je ne voulais pas ne voir dans ces lignesqu’un compliment banal. –Et vous aviez raison, monsieur. Cette fille était un ange.Tenez, me dit-il, lisez cette lettre. Et il me tendit un papier qui paraissait avoir été relu biendes fois. Je l’ouvris, voici ce qu’il contenait: “Mon cher Armand, j’ai reçu votre lettre, vous êtes resté bonet j’en remercie Dieu. Oui, mon ami, je suis malade, et d’unede ces maladies qui ne pardonnent pas; mais l’intérêt que vousvoulez bien prendre encore à moi diminue beaucoup ce que jesouffre. Je ne vivrai sans doute pas assez longtemps pour avoir le bonheur de serrer la main qui a écrit la bonne lettreque je viens de recevoir et dont les paroles me guériraient,si quelque chose pouvait me guérir. Je ne vous verrai pas,car je suis tout près de la mort, et des centaines de lieuesvous séparent de moi. Pauvre ami! votre Marguerite d’autrefoisest bien changée, et il vaut peut-être mieux que vous ne larevoyiez plus que de la voir telle qu’elle est. Vous medemandez si je vous pardonne; oh! de grand cœur, ami, car lemal que vous avez voulu me faire n’était qu’une preuve de l’amour que vous aviez pour moi. Il y a un mois que je suisau lit, et je tiens tant à votre estime que chaque jour j’écrisle journal de ma vie, depuis le moment où nous nous sommesquittés jusqu’au moment où je n’aurai plus la force d’écrire. “Si l’intérêt que vous prenez à moi est réel, Armand, à votreretour, allez chez Julie Duprat. Elle vous remettra cejournal. Vous y trouverez la raison et l’excuse de ce quis’est passé entre nous. Julie est bien bonne pour moi; nouscausons souvent de vous ensemble. Elle était là quand votrelettre est arrivée, nous avons pleuré en la lisant. “Dans le cas où vous ne m’auriez pas donné de vos nouvelles,elle était chargée de vous remettre ces papiers à votrearrivé en France. Ne m’en soyez pas reconnaissant. Ce retourquotidien sur le seuls moments heureux de ma vie me fait unbien énorme, et si vous devez trouver dans cette lecture l’excuse du passé, j’y trouve, moi, un continuel soulagement. “Je voudrais vous laisser quelque chose qui me rappelât toujoursà votre esprit, mais tout est saisi chez moi, et rien nem’appartient. “Comprenez-vous, mon ami? je vais mourir, et de ma chambre àcoucher j’entends marcher dans le salon le gardien que mescréanciers ont mis là pour qu’on n’emporte rien et qu’il neme reste rien dans le cas où je ne mourrais pas. Il fautespérer qu’il attendront la fin pour vendre. “Oh! les hommes sont impitoyables! ou plutôt, je me trompe,c’est Dieu qui est juste et inflexible. “Et bien, cher aimé, vous viendrez à ma vente, et vousachèterez quelque chose, car si je mettais de côté le moindreobjet pour vous et qu’on l’apprit, on serait capable de vousattaquer en détournement d’objets saisis. “Triste vie que celle que je quitte! “Que Dieu serait bon, s’il permettait que je vous revisseavant de mourir! Selon toutes probabilités, adieu, mon ami;pardonnez-moi si je ne vous en écris pas long, mais ceux quidisent qu’ils me guériront m’épuisent de saignées, et ma mainse refuse à écrire davantage. “MARGUERITE GAUTIER” En effet, les derniers mots étaient à peine lisibles. Je rendis cette lettre à Armand qui venait de la relire sansdoute dans sa pensée comme moi je l’avais lue sur le papier,car il me dit en la reprenant: –Qui croirait jamais que c’est une fille entretenue qui aécrit cela! Et tout ému de ses souvenirs, il considéraquelque temps l’écriture de cette lettre qu’il finit par porter à ses lèvres. –Et quand je pense, reprit-il, que celle-ci est morte sansque j’aie pu la revoir et que je ne la reverrai jamais; quandje pense qu’elle a fait pour moi ce qu’une sœur n’eût pas fait,je ne me pardonne pas de l’avoir laissée mourir ainsi. Morte! Morte! en pensant à moi, en écrivant et en disant monnom, pauvre chère Marguerite! Et Armand, donnant un libre cours à ses pensées et à ses larmes,me tendait la main et continuait: –On me trouverait bien enfant, si l’on me voyait me lamenterainsi sur une pareille morte; c’est que l’on ne saurait pas ceque je lui ai fait souffrir à cette femme, combien j’ai étécruel, combien elle a été bonne et résignée. Je croyais qu’ilm’appartenait de lui pardonner, et aujourd’hui, je me trouveindigne du pardon qu’elle m’accorde. Oh! je donnerais dix ansde ma vie pour pleurer une heure à ses pieds. Il est toujours difficile de consoler une douleur que l’on neconnaît pas, et cependant j’étais pris d’une si vive sympathiepour ce jeune homme, il me faisait avec tant de franchise leconfident de son chagrin, que je crus que ma parole ne lui serait pas indifférente, et je lui dis: –N’avez-vous pas des parents, des amis? espérez, voyez-les,et ils vous consoleront, car moi je ne puis que vous plaindre. –C’est juste, dit-il en se levant et en se promenant à grandspas dans ma chambre, je vous ennuie. Excusez-moi, je neréfléchissais pas que ma douleur doit vous importer peu, et que je vous importune d’une chose qui ne peut et ne doit vousintéresser en rien. –Vous vous trompez au sens de mes paroles, je suis tout à votre service; seuelement je regrette mon insuffisance à calmervotre chagrin. Si ma société et celle de mes amis peuvent vous distraire, si enfin vous avez besoin de moi en quoi quece soit, je veux que vous sachiez bien tout le plaisir que j’aurai à vous être agréable. –Pardon, pardon, me dit-il, la douleur exagère les sensations.Laissez-mois rester quelques minutes encore, le temps dem’essuyer les yeux, pour que les badauds de la rue ne regardentpas comme une curiosité ce grand garçon qui pleure. Vousvenez de me rendre bien heureux en me donnant ce livre; je nesaurai jamais comment reconnaître ce que je vous dois. –En m’accordant un peu de votre amitié, dis-je à Armand, eten me disant la cause de votre chagrin. On se console en racontant ce qu’on souffre. –Vous avez raison; mais aujourd’hui j’ai trop besoin de pleurer, et je ne vous dirais que des paroles sans suite. Unjour, je vous ferai part de cette histoire, et vous verrez sij’ai raison de regretter la pauvre fille. Et maintenant, ajouta-t-il en se frottant une dernière fois les yeux et en seregardant dans la glace, dites-moi que vous ne me trouvez pastrop niais, et permettez-moi de revenir vous voir. Le regard de ce jeune homme était bon et doux; je fus aumoment de l’embrasser. Quant à lui, ses yeux commençait de nouveau à se voiler delarmes; il vit que je m’en apercevais, et il détourna son regard de moi. –Voyons, lui dis-je, du courage. –Adieu, me dit-il alors. Et faisant un effort inouï pour ne pas pleurer, il se sauva dechez moi plutôt qu’il n’en sortit. Je soulevai le rideau de ma fenêtre, et je le vis remonter dansle cabriolet qui l’attendait à la porte; mais à peine y était-il qu’il fondit en larmes et cacha son visage dans sonmouchoir. 5 Un assez long temps s’écoula sans que j’entendisse parlerd’Armand, mais en revanche il avait souvent été question deMarguerite. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, il suffit que le nomd’une personne qui paraissait devoir vous rester inconnue outout au moins indifférent soit prononcé une fois devant vous,pour que des détails viennent peu à peu se grouper autour de ce nom, et pour que vous entendiez alors tous vos amis vousparler d’une chose dont ils ne vous avaient jamais entretenuauparavant. Vous découvrez alors que cette personne vous touchait presque, vous vous apercevez qu’elle a passé biendes fois dans votre vie sans être remarquée; vous trouvezdans les événements que l’on vous raconte une coïncidence,une affinité réelles avec certains événements de votrepropre existence. Je n’en étais pas positivement là avecMarguerite, puisque je l’avais vue, rencontrée, et que jela conaissais de visage et d’habitudes; cependant, depuiscette vente, son nom était revenu si fréquemment à mesoreilles, et dans la circonstance que j’ai dite au dernièrechapitre, ce nom s’était trouvé mêlé à un chagrin si profond,que mon étonnement en avait grandi, en augmentant ma curiosité. Il en était résulté que je n’abordais plus mes amis auxquelsje n’avais jamais parlé de Marguerite, qu’en disant: –Avez-vous connu une nommée Marguerite Gautier? –La Dame aux Camélias? –Justement. –Beaucoup! Ces: Beaucoup! étaient quelquefois accompagnés de souriresincapables de laisser aucun doute sur leur signification. –Eh bien, qu’est-ce que c’était que cette fille-là? continuais-je. –Une bonne fille. –Voilà tout? –Mon Dieu! oui, plus d’esprit et peut-être un peu plus decœur que les autres. –Et vous ne savez rien de particulier sur elle? –Elle a ruiné le baron de G… –Seulement? –Elle été la maîtresse du vieux duc de… –Etait-elle bien sa maîtresse? –On le dit: en tout cas, il lui donnait beaucoup d’argent. Tourjours les mêmes détails généraux. Cependant j’aurais été curieux d’apprendre quelque chose surla liaison de Marguerite et d’Armand. Je rencontrai un jour un de ceux qui vivent continuellementdans l’intimité des femmes connues. Je le questionnai. –Avez-vous connu Marguerite Gautier? Le même beaucoup me fut répondu. –Quelle fille était-ce? –Belle et bonne fille. Sa mort m’a fait une grande peine. –N’a-t-elle pas eu un amant nommé Armand Duval? –Un grand blond? –Oui. –C’est vrai. –Qu’est-ce que c’était que cet Armand? –Un garçon qui a mangé avec elle le peu qu’il avait, je crois,et qui a été forcé de la quitter. On dit qu’il en a été fou. –Et elle? –Elle l’aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme cesfilles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu’elles nepeuvent donner. –Qu’est devenu Armand? –Je l’ignore. Nous l’avons très peu connu. Il est resté cinqou six mois avec Marguerite, mais à la compagne. Quand elleest revenue, il est parti. –Et vous ne l’avez pas revu depuis? –Jamais. Moi non plus je n’avais pas revu Armand. J’en étais arrivé àme demander si, lorqu’il s’était présenté chez moi, la nouvellerécente de la mort de Marguerite n’avait pas exagéré son amourd’autrefois et par conséquent sa douleur, et je me disais quepeut-être il avait déjà oublié avec la morte la promesse faitede revenir me voir. Cette supposition eût été assez vraisemblable à l’égard d’unautre, mais il y avait eu dans le désespoir d’Armand des accents sincères, et passant d’un extrême à l’autre, je mefigurai que le chagrin s’était changé en maladie, et que sije n’avais pas de ses nouvelles, c’est qu’il était malade etpeut-être bien mort. Je m’intéressais malgré moi à ce jeune homme. Peut-être danscet intérêt y avait-il de l’égoïsme; peut-être avais-je entrevu sous cette douleur une touchante histoire de cœur,peut-être enfin mon désir de la connaître était-il pour beaucoup dans le souci que je prenais du silence d’Armand. Puisque M. Duval ne revenait pas chez moi, je résolus d’allerchez lui. Le prétexte n’était pas difficile à trouver;malheuresement je ne savais pas son adresse, et parmi tousceux que j’avais questionnés, personne n’avait pu me la dire. Je me rendis rue d’Antin. Le portier de Marguerite savaitpeut-être où demeurait Armand. C’était un nouveau portier.Il l’ignorait comme moi. Je m’informai alors du cimitièreoù avait été enterrée mademoiselle Gautier. C’était lecimitière Montmartre. Avril avait reparu, le temps était beau, les tombes ne devaientplus avoir cet aspect douloureux et désolé que leur donne l’hiver;enfin, il faisait déjà assez chaud pour que les vivants se souvinssent des morts et les visitassent. Je me rendis au cimitière, en me disant: A la seule inspection de la tombe deMarguerite, je verrai bien si la douleur d’Armand existe encore,et j’apprendrai peut-être ce qu’il est devenu. J’entrai dans la loge du gardien, et je lui demandai si le 22du mois de février une femme nommée Marguerite Gautier n’avaitpas été enterrée au cimitière Montmartre. Cet homme feuilleta un gros livre où sont inscrits et numérotéstous ceux qui entrent dans ce dernier asile, et me réponditqu’en effet le 22 février, à midi, une femme de ce nom avaitété inhumée. Je le priai de me faire conduire à la tombe, car il n’y a pasmoyen de se reconnaître, sans cicerone, dans cette ville demorts qui a ses rues comme la ville des vivants. Le gardien appela un jardinier à qui il donna les indications nécessaireset qui l’interrompit en disant: “Je sais, je sais…Oh! latombe est bien facile à reconnaître,” continua-t-il en setourant vers moi. –Pourquoi? lui dis-je. –Parce qu’elle a des fleurs bien différentes des autres. –C’est vous qui en prenez soin? –Oui, monsieur, et je voudrais que tous les parents eussentsoin des décédés comme le jeune homme qui m’a recommandécelle-là. Après quelques détours, le jardinier s’arrêta et me dit: -Nous y voici.  En effet, j’avais sous les yeux un carré de fleurs qu’on n’eûtjamais pris pour une tombe, si un marbre blanc portant un nomne l’eût constaté. Ce marbre était posé droit, un treillage de fer limitait leterrain acheté, et ce terrain était couvert de camélias blancs. –Que dites-vous de cela? me dit le jardinier. –C’est très beau. –Et chaque fois qu’un camélia se fane, j’ai order de lerenouveler. –Et qui vous a donné cet ordre? –Un jeune homme qui a bien pleuré, la première fois qu’il estvenu; un ancien à la morte, sans doute, car il parait que c’étaitune gaillarde, celle-là. On dit qu’elle était très jolie. Monsieur l’a-t’il connue? –Oui. –Comme l’autre, me dit le jardinier avec un sourire malin. –Non, je ne lui ai jamais parlé. –Et vous venez la voir ici; c’est bien gentil de votre part,car ceux qui viennent voir la pauvre fille n’encombrent pasle cimitière. –Personne ne vient donc?–Personne, excepté ce jeune monsieur qui est venu une fois. –Une seule fois? –Oui, monsieur. –Et il n’est pas revenu depuis? –Non, mais il reviendra à son retour. –Il est donc en voyage? –Oui. –Et vous savez où il est? –Il est, je crois, chez la sœur de mademoiselle Gautier. –Et que fait-il là? –Il va lui demander l’autorisation de faire exhumer la morte,pour la faire mettre autre part. –Pourquoi ne la laisserait’il pas ici? –Vous savez, monsieur, que pour les morts on a des idées. Nous voyons cela tous les jours, nous autres. Ce terrain n’estacheté que pour cinq ans, et ce jeune homme veut une concessionà perpétuité et un terrain plus grand; dans le quartier neuf cesera mieux. –Qu’appelez-vous le quartier neuf? –Les terrains nouveaux que l’on vend maintenant, à gauche. Sile cimitière avait toujours été tenu comme maintenant, il n’yen aurait pas un pareil au monde; mais il y a encore bien à faireavant que ce soit tout à fait comme ce doit être. Et puis lesgens sont si drôles. –Que voulez-vous dire? –Je veux dire qu’il y a des gens qui sont fiers jusqu’ici.Ainsi, cette demoiselle Gautier, il parait qu’elle a fait unpeu la vie, passez-mois l’expression. Maintenant, la pauvredemoiselle, elle est morte; et il en reste autant que de cellesdont on n’a rien à dire et que nous arrosons tous les jours; ehbien, quand les parents des personnes qui sont enterrées à côtéd’elle ont appris qui elle était, ne se sont-ils pas imaginé dedire qu’ils s’opposeraient à ce qu’on la mit ici, et qu’il devait y avoir des terrains à part pour ces sortes de femmescomme pour les pauvres. A-t-on jamais vu cela? Je les ai joliment relevés, moi; des gros rentiers qui ne viennent pas quatre fois l’an visiter leurs défunts, qui apportent leurs fleurs eux-mêmes, et voyez quelles fleurs! qui regardent à un entretien pour ceux qu’ils disent pleurer, qui écrivent surleurs tombes des larmes qu’ils n’ont jamais versées, et qui viennent faire les difficiles pour le voisinage. Vous me croirez si vous voulez, monsieur, je ne connaissais pas cette demoiselle, je ne sais pas ce qu’elle a fait; eh bien, je l’aime, cette petite, et j’ai soin d’elle, et je lui passe les camélias au plus juste prix. C’est ma morte de prédilection. Nous autres, monsieur, nous sommes bien forcés d’aimer les morts, car nous sommes si occupés, que nous n’avons presque pas le temps d’aimer autre chose. Je regardais cet homme, et quelques-un de mes lecteurs comprendront, sans que j’aie besoin de le leur expliquer,l’émotion que j’éprovais à l’entendre. Il s’en aperçut sans doute, car il continua: –On dit qu’il y avait des gens qui se ruinaient pour cettefille-là, et qu’elle avait des amants qui l’adoraient, eh bien,quand je pense qu’il n’y an a pas un qui vienne lui acheter unefleur seulement, c’est cela qui est curieux et triste. Et encore,celle-ci n’a pas à se plaindre, car elle a sa tombe, et s’il n’y en a qu’un qui se souvienne d’elle, il fait les choses pourles autres. Mais nous avons ici de pauvres filles du même âgequ’on jette dans la fosse commune, et cela me fend le cœur quandj’entends tomber leurs pauvres corps dans la terre. Et pas unêtre ne s’occupe d’elles, une fois qu’elles sont mortes! Cen’est pas toujours gai, le métier que nous faisons, surtout tantqu’il nous reste un peu de cœur. Que voulez-vous? c’est plusfort que moi. J’ai une belle grande fille de vingt ans, et quandon apporte ici une morte de son âge je pense à elle, et, que cesoit une grande dame ou une vagabonde, je ne peux pas m’empêcherd’être ému. Mais je vous ennuie sans doute avec mes histoires et ce n’estpas pour les écouter que vous voilà ici. On m’a dit de vousamener à la tombe de mademoiselle Gautier, vous y voilà; puis-jevous être bon encore à quelque chose? –Savez-vous l’adresse de M. Armand Duval? demandai-je à cethomme. –Oui, il demeure rue de…c’est là du moins que je suis allétoucher le prix de toutes les fleurs que vous voyez. –Merci, mon ami. Je jetai un dernier regard sur cette tombe fleurie, dont malgrémoi j’eusse voulu sonder des profondeurs pour voir ce que laterre avait fait de la belle créature qu’on lui avait jetée, etje m’élongnai tout triste. –Est-ce que monsieur veut voir M. Duval? reprit le jardinierqui marchait à côté de moi. –Oui. –C’est que je suis bien sûr qu’il n’est pas encore de retour,sans quoi je l’aurais déjà vu ici.  –Vous êtes donc convaincu qu’il n’a pas oublié Marguerite? –Non seulement j’en suis convaincu, mais je parierais que sondésir de la changer de tombe n’est que le désir de la revoir. –Comment cela? –Le premier mot qu’il m’a dit en venant au cimitière à été:Comment faire pour la voir encore? Cela ne pouvait avoir lieuque par le changement de tombe, et je l’ai renseigné sur toutesles formalités à remplir pour obtenir ce changement, car voussavez que pour transférer les morts d’un tombeau dans un autre,il faut les reconnaître, et la famille seule peut autorisercette opération à laquelle doit présider un commissaire depolice. C’est pour avoir cette autorisation que M. Duval estallé chez la sœur de mademoiselle Gautier et sa première visitesera évidemment pour nous. Nous étions arrivés à la porte du cimitière; je remerciai denouveau le jardinier en lui mettant quelques pièces de monnaiedans la main et je me rendis à l’adresse qu’il m’avait donnée. Armand n’était pas de retour. Je laissai un mot chez lui, le priant de me venir voir dès sonarrivé, ou de me faire dire où je pourrais le trouver. Le lendemain, au matin, je reçus une lettre de Duval, quim’informait de son retour, et me priait de passer chez lui,ajoutant qu’épuisé de fatigue, il lui était impossible de sortir. 6 Je trouvai Armand dans son lit. En me voyant il me tendit sa main brûlante. –Vous avez la fièvre, lui dis-je. –Ce ne sera rien, la fatigue d’un voyage rapide, voilà tout. –Vous venez de chez la sœur de Marguerite? –Oui, qui vous l’a dit? –Je le sais, et vous avez obtenu ce que vous vouliez? –Oui encore; mais qui vous a informé du voyage et du but quej’avais en le faisant? –Le jardinier du cimitière. –Vous avez vu la tombe? C’est à peine si j’osais répondre, car le ton de cette phraseme prouvait que celui qui me l’avait dite était toujours enproie à l’émotion dont j’avais été le témoin, et que chaquefois que sa pensée ou la parole d’un autre le reporterait surce douloureux sujet, pendant longtemps encore cette émotiontrahirait sa volonté. Je me contentai donc de répondre par un signe de tête. –Il en a eu bien soin? continua Armand. Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de malade quidétourna la tête pour me les cacher. J’eus l’air de ne pasles voir et j’essayai de changer la conversation. –Voilà trois semaines que vous êtes parti, lui dis-je. Armand passa la main sur ses yeux et me répondit: –Trois semaines juste. –Votre voyage a été long. –Oh! je n’ai pas toujours voyagé, j’ai été malade quinze jours,sans quoi je fusse revenu depuis longtemps; mais à peine arrivélà-bas, la fièvre m’a pris et j’ai été forcé de garder la chambre. –Et vous êtes reparti sans être bien guéri. –Si j’étais resté huit jours de plus dans ce pays, j’y seraismort. –Mais maintenant que vous voilà de retour, il faut vous soigner;vos amis viendront vous voir. Moi, tout le premier, si vous mele permettez. –Dans deux heures je me lèverai. –Quelle imprudence! –Il le faut. –Qu’avez-vous donc à faire de si pressé? –Il faut que j’aille chez le commissaire de police. –Pourquoi ne chargez-vous pas quelqu’un de cette mission quipeut vous rendre plus malade encore? –C’est la seule chose qui puisse me guérir. Il faut que je lavoie. Depuis que j’ai appris sa mort, et surtout depuis que j’ai vu sa tombe, je ne dors plus. Je ne peux pas me figurerque cette femme que j’ai quittée si jeune et si belle est morte.Il faut que je m’en assure par moi-même. Il faut que je voiece que Dieu a fait de cet être que j’ai tant aimé, et peut-êtrele dégout du spectacle remplacera-t-il le désespoir du souvenir;vous m’accompagnerez, n’est-ce pas…si cela ne vous ennuie pastrop? –Que vous a dit sa sœur? –Rien. Elle a paru fort étonné qu’un étranger voulût acheterun terrain et faire une tombe à Marguerite, et elle m’a signétout de suite l’autorisation que je lui demandais. –Croyez-moi, attendez pour cette translation que vous soyezbien guéri. –Oh! je serai fort, soyez tranquille. D’ailleurs je deviendraisfou, si je n’en finissais au plus vite avec cette résolution dontl’accomplissement est devenu un besoin de ma douleur. Je vousjure que je ne puis être calme que lorsque j’aurai vu Marguerite.C’est peut-être une soif de la fièvre qui me brûle, un rêve demes insomnies, un résultat de mon délire; mais dussé-je me fairetrappiste, comme M. de Rancé, après avoir vu, je verrai. –Je comprends cela, dis-je à Armand, et je suis tout à vous;avez-vous vu Julie Duprat? –Oui. Oh! je l’ai vue le jour même de mon premier retour. –Vous a-t-elle remis les papiers que Marguerite lui avaitlaissés pour vous? –Les voici. Armand tira un rouleau de dessous son oreiller, et l’y replaçaimmédiatement. –Je sais par cœur ce que ces papiers renferment, me dit-il. Depuis trois semaines je les ai relus dix fois par jour. Vousles lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand je pourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèle de cœur et d’amour. Pour le moment, j’ai un service à réclamer de vous. –Lequel? –Vous avez une voiture en bas? –Oui. –Eh bien, voulez-vous prendre mon passeport et aller demanderà la poste restante s’il y a des lettres pour moi? Mon père etma sœur ont dû m’écrire à Paris, et je suis parti avec une telleprécipitation que je n’ai pas pris le temps de m’en informeravant mon départ. Lorsque vous reviendrez, nous irons ensembleprévenir le commissaire de police de la cérémonie de demain. Armand me remit son passeport, et je me rendis rue Jean-Jacques-Rousseau. Il y avait deux lettres au nom de Duval, je les pris et je revins. Quand je reparus, Armand était tout habilié et prêt à sortir. –Merci, me dit-il en prenant ses lettres. Oui, ajouta-t-il après avoir regardé les adresses, oui, c’est de mon père et dema sœur. Ils ont dû ne rien comprendre à mon silence. Il ouvrit les lettres, et les devina plutôt qu’il ne les lut,car elles étaient de quatre pages chacune, et au bout d’un instant il les avait repliées. –Partons, me dit-il, je réponderai demain. Nous allâmes chez le commissaire de police, à qui Armand remitla procuration de la sœur de Marguerite. Le commissaire lui donna en échange une lettre d’avis pour legardien du cimitière; il fut convenu que la translation auraitlieu le lendemain, à dix heures du matin, que je viendrais leprendre une heure auparavant, et que nous nous rendrions ensembleau cimitière. Moi aussi, j’étais curieux d’assister à ce spectacle, et j’avoueque la nuit je ne dormis pas. A en juger par les pensées qui m’assaillirent, ce dut être unelongue nuit pour Armand. Quand le lendemain à neuf heures j’entrai chez lui, il étaithorriblement pâle, mais il paraissait calme. Il me sourit et me tendit la main. Ses bougies étaient brûlées jusqu’au bout, et, avant de sortir,Armand prit une lettre fort épaisse, adressée à son père, et confidente sans doute de ses impressions de la nuit. Une demi-heure après nous arrivions à Montmartre. Le commissaire nous attendait déjà. On s’achemina lentement dans la direction de la tombe deMarguerite. Le commissaire marchait le premier, Armand et moinous le suivions à quelques pas. De temps en temps je sentais tressaillir convulsivement le brasde mon compagnon, comme si des frissons l’eussent parcouru toutà coup. Alors, je le regardais; il comprenait mon regard et mesouriait, mais depuis que nous étions sortis de chez lui, nousn’avions pas échangé une parole. Un peu avant la tombe, Armand s’arrêta pour essuyer son visagequ’inondaient de grosses gouttes de sueur. Je profitai de cette halte pour respirer, car moi-même j’avaisle cœur comprimé comme dans un étau. D’où vient le douloureux plaisir qu’on prend à ces sortes despectacles! Quand nous arrivâmes à la tombe, le jardinieravait retiré tous les pots de fleurs, le treillage de feravait été enlevé, et deux hommes piochaient la terre. Armand s’appuya contre un arbre et regarda. Toute sa vie semblait être passée dans ses yeux. Tout à coup une des deux pioches grinça contre une pierre. A ce bruit Armand recula comme à une commotion électrique, etme serra la main avec une telle force qu’il me fit mal. Un fossoyeur prit une large pelle et vida peu à peu la fosse;puis, quand il n’y eut plus que les pierres dont on couvre labière, il les jeta dehors une à une. J’observais Armand, car je craignais à chaque minute que sessensations qu’il concentrait visiblement ne le brisassent;mais il regardait toujours; les yeux fixes et ouverts commedans la folie, et un léger tremblement des joues et des lèvresprouvait seul qu’il était en proie à une violente crise nerveuse. Quant à moi, je ne puis dire qu’une chose, c’est que je regretted’être venu. Quand la bière fut tout a fait découverte, le commissaire ditaux fossoyeurs: –Ouvrez. Ces hommes obéirent, comme si c’eût été la chose du monde laplus simple. La bière était en chêne, et ils se mirent à dévisser la paroisupérieure qui faisait couvercle. L’humidité de la terre avaitrouillé les vis et ce ne fut pas sans efforts que la bières’ouvrit. Une odeur infecte s’en exhala, malgré les plantesaromatiques dont elle était semée. –O mon Dieu! mon Dieu! murmura Armand, et il pâlit encore. Les fossoyeurs eux-mêmes se reculèrent. Un grand linceul blanc courvrait le cadavre dont il dessinaitquelques sinuosités. Ce linceul était presque complètementmangé à l’un des bouts, et laissait passer un pied de la morte. J’étais bien près de me trouver mal, et à l’heure où j’écris ceslignes, le souvenir de cette scène m’apparait encore dans sonimposante réalité. –Hâtons-nous, dit le commissaire. Alors un des deux hommes étendit la main, se mit à découdre lelinceul, et le prenant par le bout, découvrit brusquement levisage de Marguerite. C’était terrible à voir, c’est horrible à raconter. Les yeux ne faisaient plus que deux trous, les lèvres avaientdisparu, et les dents blanches étaient serrées les unes contreles autres. Les longs cheveux noirs et secs étaient colléssur les tempes et voilaient un peu les cavités vertes des joues,et cependant je reconnaissais dans ce visage le visage blanc,rose et joyeux que j’avais vu si souvent. Armand, sans pouvoir détourner son regard de cette figure, avaitporté son mouchoir à sa bouche et le mordait. Pour moi, il me sembla qu’un cercle de fer m’étreignait la tête,un voile couvrit mes yeux, des bourdonnements m’emplirent lesoreilles, et tout ce que je pus faire fut d’ouvrir un flacon quej’avais apporté à tout hasard et de respirer fortement les selsqu’il renfermait. Au milieu de cet éblouissement, j’entendis le commissaire direà M. Duval: –Reconnaissez-vous? –Oui, répondit sourdement le jeune homme. –Alors fermez et emportez, dit le commissaire. Les fossoyeursrejetèrent le linceul sur le visage de la morte, fermèrent labière, la prirent chacun par un bout et se dirigèrent vers l’endroitque leur avait été désigné. Armand ne bougeait pas. Ses yeux étaient rivés, à cette fossevide; il était pâle comme le cadavre que nous venions de voir…On l’eût dit pétrifié. Je compris ce qui allait arriver lorsque la douleur diminueraitpar l’absence du spectacle, et par conséquent ne soutiendraitplus. Je m’approchai du commissaire. –La présence de monsieur, lui dis-je en montrant Armand, est-elle nécessaire encore? –Non, me dit-il, et même je vous conseille de l’emmener, caril parait malade. –Venez, dis-je alors à Armand en lui prenant le bras. –Quoi? fit-il en me regardant comme s’il ne m’eût pas reconnu. –C’est fini, ajoutai-je, il faut vous en aller, mon ami, vousêtes pâle, vous avez froid, vous vous tuerez avec ses émotions-là. –Vous avez raison, allons-nous-en, répondit-il machinalement,mais sans faire un pas. Alors je le saisis par le bras et je l’entraînai. Il se laissait conduire comme un enfant, murmurant seulement detemps à autre: –Avez-vous vu les yeux? Et il se retournait comme si cette vision l’eût rappelé. Cependant sa marche devint saccadée; il semblait ne plus avancerque par secousses; ses dents claquaient, ses mains étaient froides,une violente agitation nerveuse s’emparait de toute sa personne. Je lui parlai, il ne me répondit pas. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se laisser conduire. A la porte nous retrouvâmes une voiture. Il était temps. A peine y eut-il pris place, que le frisson augmenta et qu’ileut une véritable attaque de nerfs, au milieu de laquelle lacrainte de m’effrayer lui faisait murmurer en me pressant lamain: –Ce n’est rien, ce n’est rien, je voudrais pleurer. Et j’entendais sa poitrine se gonfler, et le sang se portaità ses yeux, mais les larmes n’y venaient pas. Je lui fis respirer le flacon qui m’avait servi, et quand nousarrivâmes chez lui, le frisson seul se manifestait encore. Avec l’aide du domestique, je le couchai, je fis allumer ungrand feu dans sa chambre, et je courus checher mon médecinà qui je racontai ce qui venait de se passer. Il accourut. Armand était pourpre, il avait le délire, et bégayait desmots sans suite, à travers lesquels le nom seul de Margueritese faisait entendre distinctement. –Eh bien? dis-je au docteur quand il eut examiné le malade. –Eh bien, il a une fièvre cérébrale ni plus ni moins, etc’est bien heureux, car je crois, Dieu me pardonne, qu’ilserait devenu fou. Heuresement la maladie physique tuerala maladie morale, et dans un mois il sera sauvé de l’uneet de l’autre peut-être. 7 Les maladies comme celle dont Armand avait été atteint ontcela d’agréables qu’elles tuent sur le coup ou se laissentvaincre très vite. Quinze jours après les événements que je viens de raconter,Armand était en pleine convalescence, et nous étions liésd’une étroite amitié. A peine si j’avais quitté sa chambretout le temps qu’avait duré sa maladie. Le printemps avait semé à profusion ses fleurs, ses feuilles,ses oiseaux, ses chansons, et la fenêtre de mon ami s’ouvraitgaiement sur son jardin dont les saines exhalaisons montaientjusqu’à lui. Le médecin avait permis qu’il se levât, et nous restionssouvent à causer, assis auprès de la fenêtre ouverte à l’heureoù le soleil est le plus chaud, de midi à deux heures. Je me gardais bien de l’entretenir de Marguerite, craignanttoujours que ce nom ne réveillât un triste souvenir endormisous le calme apparent du malade; mais Armand, au contraire,semblait prendre plaisir à parler d’elle, non plus commeautrefois, avec des larmes dans les yeux, mais avec un douxsourire qui me rassurait sur l’état de son âme. J’avais remarqué que, depuis sa dernière visite au cimitière,depuis le spectacle qui avait déterminé en lui cette criseviolente, la mesure de la douleur morale semblait avoir étécomblée par la maladie, et que la mort de Marguerite ne luiapparaissait plus sous l’aspect du passé. Une sorte de consolation était résulté de la certitude acquise, et pourchasser l’image sombre qui se représentait souvent à lui, ils’enfonçait dans les souvenirs heureux de sa liaison avecMarguerite, et ne semblait plus vouloir accepter que ceux-là. Le corps était trop épuisé par l’atteinte et même par la guérison de la fièvre pour permettre à l’esprit une émotionviolente, et la joie printanière et universelle dont Armandétait entouré reportait malgré lui sa pensée aux images riantes. Il s’était toujours obstinément refusé à informer sa famille dudanger qu’il courait, et lorsqu’il avait été sauvé, son pèreignorait sa maladie. Un soir, nous étions restés à la fenêtre plus tard que de coutume;le temps avait été magnifique et le soleil s’endormait dans uncrépuscule éclatant d’azur et d’or. Quoique nous fussions dansParis, la verdure qui nous entourait semblait nous isoler dumonde, et à peine si de temps en temps le bruit d’une voituretroublait notre conversation. –C’est à peu près à cette époque de l’année et le soir d’unjour comme celui-ci que je connus Marguerite, me dit Armand,écoutant ses propres pensées et non ce que je lui disais. Je ne répondis rien. Alors, il se retourna vers moi, et me dit: –Il faut pourtant que je vous raconte cette histoire; vous enferez un livre auquel on ne croira pas, mais qui sera peut-êtreintéressant à faire. –Vous me conterez cela plus tard, mon ami, lui dis-je, vousn’êtes pas encore assez bien rétabli. –La soirée est chaude j’ai mangé mon blanc de poulet, me dit-ilen souriant; je n’ai pas la fièvre, nous n’avons rien à faire,je vais tout vous dire. –Puisque vous le voulez absolument, j’écoute. –C’est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que jevous raconterai en suivant l’ordre des événements. Si vous enfaites quelque chose plus tard, libre à vous de la conterautrement. Voici ce qu’il me raconta, et c’est à peine si j’ai changéquelques mots à ce touchant récit. –Oui, reprit Armand, en laissant retomber sa tête sur le dosde son fauteuil, oui, c’était par une soirée comme celle-ci!J’avais passé ma journée à la campagne avec un de mes amis,Gaston R…Le soir nous étions entrés au théâtres des Variétés. Pendant un entr’acte nous sortîmes, et, dans le corridor nousvîmes passer une grande femme que mon ami salua. –Qui saluez-vous donc là? lui demandai-je. –Marguerite Gautier, me dit-il. –Il me semble qu’elle est bien changée, car je ne l’ai pasreconnue, dis-je avec une émotion que vous comprendrez tout àl’heure. –Elle a été malade; la pauvre fille n’ira pas loin. Je me rappelle ces paroles comme si elles m’avaient été diteshier. If faut que vous sachiez, mon ami, que depuis deux ans la vuede cette fille, lorsque je la rencontrais, me causait uneimpression étrange. Sans que je susse pourquoi, je devenais pâle et mon cœur battaitviolemment. J’ai un de mes amis qui s’occupe de sciences occultes,et qui appellerait ce que j’éprouvais l’affinité des fluides; moi,je crois tout simplement que j’étais destiné à devenir amoureuxde Marguerite, et que je le pressentais. Tourjours est-il qu’elle me causait une impression réelle, queplusieurs de mes amis en avaient été témoins, et qu’ils avaientbeaucoup ri en reconnaissant de qui cette impression me venait. La première fois que je l’avais vue, c’était place de la Bourse,à la porte de Susse. Une calèche découverte y stationnait, etune femme vêtue de blanc en était descendue. Un murmure d’admiration avait accueilli son entrée dans le magasin. Quantà moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entrajusqu’au moment où elle sortit. A travers les vitres, je laregardai choisir la boutique ce qu’elle venait y acheter. J’auraispu entrer, mais je n’osais. Je ne savais qu’elle était cettefemme, et je craignais qu’elle ne devinât la cause de mon entréedans le magasin et ne s’en offensât. Cependant je ne me croyaispas appelé à la revoir. Elle était élégamment vêtue; elle portait une robe de mousselinetoute entourée de volants, un châle de l’Inde carré aux coinsbrodés d’or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d’Italieet un unique bracelet, grosse chaîne d’or dont la mode commençaità cette époque. Elle remonta dans sa calèche et partit. Un des garçons du magasin resta sur la porte, suivant des yeuxla voiture de l’élégante acheteuse. Je m’approchai de lui etle priai de me dire le nom de cette femme. –C’est mademoiselle Marguerite Gautier, me répondit-il. Je n’osais pas lui demander l’adresse, et je m’éloignai. Le souvenir de cette vision, car c’en était une véritable, neme sortit pas de l’esprit comme bien des visions que j’avaiseues déjà, et je cherchais partout cette femme blanche siroyalement belle. A quelques jours de là, une grande représentation eut lieu àl’Opéra-Comique. J’y allai. La première personne que j’aperçusdans une loge d’avant-scène de la galerie fut Marguerite Gautier. Le jeune homme avec qui j’étais la reconnut aussi, car il me dit,en me la nommant: –Voyez donc cette jolie fille. En ce moment, Marguerite lorgnait de notre côté elle aperçut monami, lui sourit et lui fit signe de venir faire visite. –Je vais lui dire bonsoir, me dit-il, et je reviens dans un instant. Je ne pus m’empêcher de lui dire: “Vous êtes bien heureux!” –De quoi? –D’aller voir cette femme. –Est-ce que vous en êtes amoureux? –Non, dis-je en rougissant, car je ne savais vraiment pas à quoi m’en tenir là-dessus; mais je voudrais bien la connaître. –Venez avec moi, je vous présenterai. –Demandez-lui-en d’abord la permission. –Ah! pardieu, il n’y a pas besoin de se gêner avec elle; venez. Ce qu’il disait là me faisait peine. Je tremblais d’acquérirla certitude que Marguerite ne méritait pas ce que j’éprouvaispour elle. Il y a dans un livre d’Alphonse Karr, intitulé: Am Rauchen, unhomme qui suit, le soir, une femme très élégante, et dont, à lapremière vue, il est devenu amoureux, tant elle est belle. Pourbaiser la main de cette femme, il se sent la force de toutentreprendre, la volonté de tout conquérir, le courage de toutfaire. A peine s’il ose regarder le bas de jambe coquet qu’elledévoile pour ne pas souiller sa robe au contact de la terre. Pendant qu’il rêve à tout ce qu’il ferait pour posséder cettefemme, elle l’arrête au coin d’une rue et lui demande s’il veutmonter chez elle. Il détourne la tête, traverse la rue et rentre tout triste chezlui. Je me rappelais cette étude, et moi qui aurais voulu souffrirpour cette femme, je craignais qu’elle ne m’acceptât trop viteet ne me donnât trop promptement un amour que j’eusse voulupayer d’une longue attente ou d’un grand sacrifice. Nous sommesainsi, nous autres hommes; et il est bien heureux que l’imaginationlaisse cette poésie aux sens, et que les désirs du corps fassentcette concession aux rêves de l’âme. Enfin, on m’eût dit: Vous aurez cette femme ce soir, et vousserez tué demain, j’eusse accepté. On m’eût dit: Donnez dixlouis, et vous serez son amant, j’eusse refusé et pleuré, commeun enfant qui voit s’évanouir au réveil le château entrevu lanuit. Cependant, je voulais la connaître; c’était un moyen, et même leseul, de savoir à quoi m’en tenir son compte. Je dis donc à mon ami que je tenais à ce qu’elle lui accordâtla permission de me présenter, et je rôdais dans les corridors,me figurent qu’à partir de ce moment elle allait me voir, et queje ne saurais quelle contenance prendre sous son regard. Je tâchais de lier à l’avance les paroles que j’allais lui dire. Quel sublime enfantillage que l’amour! Un instant après mon ami resdescendit. –Elle nous attend, me dit-il. –Est-elle seule? demandai-je. –Avec une autre femme. Il n’y a pas d’hommes? –Non. –Allons. Mon ami me dirigea vers la porte du théâtre. –Eh bien, ce n’est pas par là, lui dis-je. –Nous allons chercher des bonbons. Elle m’en a demandé.  Nous entrâmes chez un confiseur du passage de l’Opéra. J’aurais voulu acheter toute la boutique, et je regardais mêmede quoi l’on pouvait composer le sac, quand mon ami demanda: –Une livre de raisins glacés. –Savez-vous si elle les aime? –Elle ne mange jamais d’autres bonbons, c’est connu. –Ah! continua-t-il quand nous fûmes sortis, savez-vous à quellefemme je vous présente? Ne vous figurez pas que c’est à uneduchesse, c’est tout simplement à une femme entretenue, tout cequ’il y a de plus entretenue, mon cher; ne vous gênez donc pas,et dites tout ce qui vous passera par la tête. –Bien, bien, balbutiai-je, et je le suivis, en me disant quej’allais me guérir de ma passion. Quand j’entrai dans la loge, Marguerite riait aux éclats. J’aurais voulu qu’elle fût triste. Mon ami me présenta. Marguerite me fit une légère inclinationde tête, et dit: –Et mes bonbons? –Les voici. En les prenant elle me regarda. Je bassai les yeux, je rougis. Elle se pencha à l’oreille de sa voisine, lui dit quelques motstout bas, et toutes deux éclatèrent de rire. Bien certainement j’étais la cause de cette hilarité; mon enbarrass en redoubla. A cette époque, j’avais pour maîtresseune petite bourgeoise fort tendre et fort sentimentale, dontle sentiment et les lettres mélancoliques me faisaient rire. Je compris le mal que j’avais dû lui faire par celui que j’éprouvais, et pendant cinq minutes, je l’aimai comme jamais onn’aime une femme. Marguerite mangeait ses raisins sans plus s’occuper de moi. Mon introducteur ne voulut pas me laisser dans cette positionridicule. –Marguerite, fit-il, il ne faut pas vous étonner si M. Duvalne vous dit rien, vous le bouleversez tellement qu’il ne trouvepas un mot. –Je crois plutôt que monsieur vous a accompagné ici parce quecela vous ennuyait d’y venir seul. –Si cela était vrai, dis-je à mon tour, je n’aurais pas priéErnest de vous demander la permission de me présenter. –Ce n’était peut-être qu’un moyen de retarder le moment fatal. Pour peu que l’on vécu avec les filles du genre de Marguerite,on sait le plaisir qu’elles prennent à faire de l’esprit à faux et à taquiner les gens qu’elles voient pour la premièrefois. C’est sans doute une revanche des humiliations qu’ellessont souvent forcées de subir de la part de ceux qu’elles voienttous les jours. Aussi faut-il pour leur répondre une certaine habitude de leur monde, habitude que je n’avais pas; puis, l’idée que je m’étaisfaite de Marguerite m’exagéra sa plaisanterie. Rien ne m’étaitindifférent de la part de cette femme. Aussi je me levai en luidisant, avec une altération de voix qu’il me fut impossible decacher complétement:  –Si c’est là ce que vous pensez de moi, madame, il ne me resteplus qu’à vous demander pardon de mon indiscrétion, et prendrecongé de vous en vous assurant qu’elle ne se renouvellera pas. Là-dessus, je saluai et je sortis. A peine eus-je fermé la porte, que j’entendis un troisième éclatde rire. J’aurais bien voulu que quelqu’un me coudoyât en ce moment. Je retournai à ma stalle. On frappa le lever de la toile. Ernest revint auprès de moi. –Comme vous y allez! me dit-il en s’asseyant; elles vous croientfou. –Qu’a dit Marguerite, quand j’ai été parti? –Elle a ri, et m’a assuré qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussidrôle que vous. Mais il ne faut pas vous tenir pour battu; seulement ne faites pas à ces filles-là l’honneur de les prendreau serieux. Elles ne savent pas ce que c’est que l’élégance etla politesse; c’est comme les chiens auxquels on met des parfums,ils trouvent que cela sent mauvais et vont se rouler dans leruisseau. –Après tout, que m’importe? dis-je en essayant de prendre unton dégagé, je ne reverrai jamais cette femme, et si elle meplaisait avant que je la connusse, c’est bien changé maintenantque je la connais. –Bah! je ne désespère pas de vous voir un jour dans le fond desa loge, et d’entendre dire que vous vous ruinez pour elle. Dureste, vous aurez raison, elle est mal élevée, mais c’est unejolie maîtresse à avoir. Heureusement, on leva le rideau et mon ami se tut. Vous direce que l’on jouait me serait impossible. Tout ce que je merappelle, c’est que de temps en temps je levais les yeux surla loge que j’avais si brusquement quittée, et que des figuresde visiteurs nouveaux s’y succédaient à chaque instant. Cependant, j’étais loin de ne plus penser à Marguerite. Un autre sentiment s’emparait de moi. Il me semblait que j’avaisson insulte et mon ridicule à faire oublier; je me disais que,dussé-je y dépenser ce que je possédais, j’aurais cette filleet prendrais de droit la place que j’avais abandonnée si vite. Avant que le spectacle fût terminé, Marguerite et son amiequittèrent leur loge. Malgré moi, je quittai ma stalle. –Vous vous en allez? me dit Ernest. –Oui. –Pourquoi? En ce moment, il s’apercût que la loge état vide. –Allez, allez, dit-il, et bonne chance, ou plutôt meilleurechance. Je sortis. J’entendis dans l’escalier des frôlements de robes et des bruitsde voix. Je me mis à l’écart et je vis passer, sans être vu,les deux femmes et les deux jeunes gens qui les accompagnaient. Sous le péristyle du théâtre se présenta à elles un petitdomestique. –Va dire au cocher d’attendre à la porte du café Anglais, ditMarguerite, nous irons à pied jusque-là. Quelques minutes après, en rôdant sur le boulevard, je vis à unefenêtre d’un des grands cabinets du restaurant, Marguerite, appuyée sur le balcon, effeuillant un à un les camélias de sonbouquet. Un des deux hommes était penché sur son épaule et lui parlait tout bas. J’allai m’installer à la Maison-d’Or, dans les salons du premierétage, et je ne perdis pas de vue la fenêtre en question. A une heure du matin, Marguerite remontait dans sa voiture avecses trois amis. Je pris un cabriolet et je la suivis. La voiture s’arrêta rue d’Antin no 9. Marguerite en descendit et rentra seule chez elle. C’était sans doute un hasard, mais ce hasard me rendit bien heureux. A partir de ce jour, je rencontrai souvent Marguerite au spectacle,aux Champs-Élysées. Toujours même gaieté chez elle, toujours mêmeémotion chez moi. Quinze jours se passèrent cependant sans que je la revisse nullepart. Je me trouvai avec Gaston à qui je demandai de ses nouvelles. –La pauvre fille est bien malade, me répondit-il. –Qu’a-t-elle donc? –Elle a qu’elle est poitrinaire, et que, comme elle a fait unevie qui n’est pas destinée à la guerir, elle est dans son lit etqu’elle se meurt. Le cœur est étrange; je fus presque content de cette maladie. J’allai tous les jours savoir des nouvelles de la malade, sanscependant m’inscrire, ni laisser ma carte. J’appris ainsi saconvalescence et son départ pour Bagnères. Puis, le temps s’écoula, l’impression, sinon le souvenir, paruts’effacer peu à peu de mon esprit. Je voyageai; des liaisons,des habitudes, des travaux prirent la place de cette pensée, et lorsque je songeais à cette première aventure, je ne voulaisvoir ici qu’une de ces passions comme on en a lorsque l’on esttout jeune, et dont on rit peu de temps après. Du reste, il n’y aurait pas eu de mérite à triompher de cesouvenir, car j’avais perdu Marguerite de vue depuis son départ,et, comme je vous l’ai dit, quand elle passa près de moi, dansle corridor des Variétés, je ne la reconnus pas.  Elle était voilée, il est vrai; mais si voilée qu’elle eût été,deux ans plus tôt, je n’aurais pas eu besoin de la voir pour lareconnaître: je l’aurais devinée. Ce qui n’empêcha pas mon cœur de battre quand je sus que c’étaitelle; et les deux années passées sans la voir et les résultatsque cette séparation avait paru amener s’évanouirent dans lamême fumée au seul toucher de sa robe. 8 Cependant, continua Armand après une pause, tout en comprenantque j’étais encore amoureux, je me sentais plus fort qu’autrefois,et dans mon désir de me retrouver avec Marguerite, il y avait aussi la volonté de lui faire voir que je lui étais devenu supérieure. Que de routes prend et que de raisons se donne le cœur pour enarriver à ce qu’il veut! Aussi, je ne pus rester longtemps dans les corridors, et je retournai prendre ma place à l’orchestre, en jetant un coup d’œilrapide dans la salle, pour voir dans quelle loge elle était. Elle était dans l’avant-scène du rez-de-chaussée, et toute seule.Elle était changée, comme je vous l’ai dit, je ne retrouvais plussur sa bouche son sourire indifférent. Elle avait souffert, ellesouffrait encore. Quoiqu’on fût déjà en avril, elle était encore vêtue comme enhiver et toute couverte de velours. Je la regardais si obstinément que mon regard attira le sien. Elle me considéra quelques instants, prit sa lorgnette pour mieux me voir, et crut sans doute me reconnaître, sans pouvoirpositivement dire qui j’étais, car lorsqu’elle reposa sa lorgnette,un sourire, ce charmant salut des femmes, erra sur ses lèvres,pour répondre au salut qu’elle avait l’air d’attendre de moi; mais je n’y répondis point, comme pour prendre barres sur elleet paraître avoir oublié, quand elle se souvenait. Elle crut s’être trompée et détourna la tête. On leva le rideau. J’ai vu bien des fois Marguerite au spectacle, je ne l’ai jamaisvue prêter la moindre attention à ce qu’on jouait. Quant à moi, le spectacle m’intéressait aussi fort peu, et je nem’occupais que d’elle, mais en faisant tous mes efforts pourqu’elle ne s’en aperçut pas. Je la vis ainsi échanger des regards avec la personne occupantla loge en face de la sienne; je portai mes yeux sur cette loge,et je reconnus dedans une femme avec qui j’étais assez familier. Cette femme était une ancienne femme entretenue, qui avait essayéd’entrer au théâtre, qui n’y avait pas réussi, et qui, comptantsur ses relations avec les élégantes de Paris, s’était mise dansle commerce et avait pris un magasin de modes. Je vis en elle un moyen de me rencontrer avec Marguerite, et je profitai d’un moment où elle regardait de mon côté pour lui direbonsoir de la main et des yeux. Ce que j’avais prévu arriva, elle m’appela dans sa loge. Prudence Duvernoy, c’était l’heureux nom de la modiste, étaitune de ces grosses femmes de quarante ans avec lesquelles il n’ya pas besoin d’une grande diplomatie pour leur faire dire ce quel’on veut savoir, surtout quand ce que l’on veut savoir est aussisimple que ce que j’avais à lui demander. Je profitai d’un moment où elle recommençait ses correspondancesavec Marguerite pour lui dire: –Qui regardez-vous ainsi? –Marguerite Gautier. –Vous la connaissez? –Oui; je suis sa modiste, et elle est ma voisine. –Vous demeurez donc rue d’Antin? –No 7. La fenêtre de son cabinet de toilette donne sur la fenêtre du mien. –On dit que c’est une charmante fille. –Vous ne la connaissez pas? –Non, mais je voudrais bien la connaître. –Voulez-vous que je lui dise de venir dans notre loge? –Non, j’aime mieux que vous me présentiez à elle. –Chez elle? –Oui. –C’est plus difficile. –Pourquoi? –Parce qu’elle est protégée par un vieux duc très jaloux. –Protégée est charmant. –Oui, protégée, reprit Prudence. Le pauvre vieux, il seraitbien embarrassé d’être son amant. Prudence me raconta alors comment Marguerite avait fait connaissancedu duc à Bagnères. –C’est pour cela, continuai-je, qu’elle est seule ici? –Justement. –Mais, qui la reconduira. –Lui. –Il va donc venir la prendre? –Dans un instant. –Et vous, qui vous reconduit? –Personne. –Je m’offre. –Mais vous êtes avec un ami, je crois. –Nous nous offrons alors. –Qu’est-ce que c’est que votre ami? –C’est un charmant garçon, fort spirituel, et qui sera enchantéde faire votre connaissance. –Eh bien, c’est convenu, nous partirons tous les quatre aprèscette pièce, car je connais la dernière. –Volontiers, je vais prévenir mon ami. –Allez. –Ah! me dit Prudence au moment où j’allais sortir, voilà le ducqui entre dans la loge de Marguerite. Je regardai. Un homme de soixante-dix ans, en effet, venait de s’asseoirderrière la jeune femme et lui remettait un sac de bonbons danslequel elle puisa aussitôt en souriant, puis elle l’avença sur le devant de sa loge en faisant à Prudence un signe qui pouvaitse traduire par: –En voulez-vous? –Non, fit Prudence. Marguerite reprit le sac et, se retournant, se mit causer avecle duc. Le récit de tous ces détails ressemble à de l’enfantillage, maistout ce qui avait rapport à cette fille est si présent à mamémoire, que je ne puis m’empêcher de le rappeler aujourd’hui. Je descendis prévenir Gaston de ce que je venais d’arranger pour lui et pour moi. Il accepta. Nous quittâmes nos stalles pour monter dans la loge de madameDuvernoy. A peine avions-nous overt la porte des orchestres que nous fûmesforcés de nous arrêter pour laisser passer Marguerite et le ducqui s’en allaient. J’aurais donné dix ans de ma vie pour être à la place de ce vieuxbonhomme. Arrivé sur le boulevard, il lui fit prendre place dans un phaétonqu’il conduisait lui-même, et ils disparuerent emportés au trotde deux superbes chevaux. Nous entrâmes dans la loge de Prudence. Quand la pièce fut finie, nous descendîmes prendre un simplefiacre qui nous conduisit rue d’Antin no 7. A la porte de samaison, Prudence nous offrit de monter chez elle pour nous fairevoir ses magasins que nous ne connaissons pas et dont elle paraissait être très fière. Vous jugez avec quel impressementj’acceptai. Il me semblait que je me rapprochais peu à peu de Marguerite.J’eus bientôt fait retomber la conversation sur elle. –Le vieux duc est chez votre voisine? dis-je à Prudence. –Non pas; elle doit être seule. –Mais elle va s’ennuyer horriblement, dit Gaston. –Nous passons presque toutes nos soirées ensemble, où, lorsqu’elle rentre, elle m’appelle. Elle ne se couche jamaisavant deux heures du matin. Elle ne peut pas dormir plus tôt. –Pourquoi? –Parce qu’elle est malade de la poitrine et qu’elle a presquetoujours la fièvre. –Elle n’a pas d’amants? demandai-je. –Je ne vois jamais personne rester quand je m’en vais; mais jene réponds pas qu’il ne vient personne quand je suis partie;souvent je rencontre chez elle, le soir, un certain comte deN…qui croit avancer ses affaires en faisant ses visites àonze heures, en lui enyoyant des bijoux tant qu’elle en veut;mais elle ne peut pas le voir en peinture. Elle a tort, c’estun garçon très riche. J’ai beau lui dire de temps en temps:Ma chère enfant, c’est l’homme qu’il vous faut! Elle qui m’écouteassez ordinairement, elle me tourne le dos et me répond qu’il est trop bête. Qu’il soit bête, j’en conviens; mais ce seraitpour elle une position, tandis que ce vieux duc peut mourir d’unjour à l’autre. Les vieillards sont égoïstes; sa famille luireproche sans cesse son affection pour Marguerite: voilà deuxraisons pour qu’il ne lui laisse rien. Je lui fais de lamorale, à laquelle elle répond qu’il sera toujours temps deprendre le comte à la mort du duc. Cela n’est pas toujours drôle, continua Prudence, de vivre commeelle vit. Je sais bien, moi, que cela ne m’irait pas et quej’enverrais bien vite promener le bonhomme. Il est insipide, cevieux; il l’appelle sa fille, il a soin d’elle comme d’un enfant, il est toujours sur son dos. Je suis sûre qu’à cette heure un de ses domestiques rôde dans la rue pour voir qui sort, etsurtout qui entre. –Ah! cette pauvre Marguerite! dit Gaston en se mettant au pianoet en jouant une valse, je ne savais pas cela, moi. Cependant jelui trouvais l’air moins gai depuis quelque temps. –Chut! dit Prudence en prêtant l’oreille. Gaston s’arrêta. –Elle m’appelle, je crois. Nous écoutâmes. En effet, une voix appelait Prudence. –Allons, messieurs, allez-vous-en, nous dit madame Duvernoy. –Ah! c’est comme cela que vous entendez l’hospitalité, ditGaston en riant, nous nous en irons quand bon nous semblera. –Pourquoi nous en irions-nous? –Je vais chez Marguerite. –Nous attendrons ici. –Cela ne se peut pas. –Alors, nous irons avec vous. –Encore moins. –Je connais Marguerite, moi, fit Gaston, je puis bien allerlui faire une visite. –Mais Armand ne la connaît pas. –Je le présenterai. –C’est impossible. Nous entendîmes de nouveau la voix de Marguerite appelanttoujours Prudence. Celle-ci courut à son cabinet de toilette. Je l’y suivis avecGaston. Elle ouvrit la fenêtre. Nous nous cachâmes de façon à ne pas être vus du dehors. –Il y a dix minutes que je vous appelle, dit Marguerite de safenêtre et d’un ton presque impérieux. –Que me voulez-vous? –Je veux que vous veniez tout de suite. –Pourquoi? –Parce que le comte de N…est encore là et qu’il m’ennuie àpérir. –Je ne peux pas maintenant. –Qui vous en empêche? –J’ai chez moi deux jeunes gens qui ne veulent pas s’en aller. –Dites-leur qu’il faut que vous sortiez. –Je le leur ai dit. –Eh bien, laissez-les chez vous; quand ils vous verront sortie,ils s’en iront. –Après avoir mis tout sens dessus dessous! –Mais qu’est-ce qu’ils veulent? –Ils veulent vous voir. –Comment se nomment-ils? –Vous en connaissez un, M. Gaston R… –Ah! oui, je le connais; et l’autre? –M. Armand Duval. Vous ne le connaissez pas? –Non; mais amenez-les toujours, j’aime mieux tout que le comte.Je vous attends, venez vite. Marguerite referma sa fenêtre, Prudence la sienne. Marguerite, qui s’était un instant rappelé mon visage, ne serappelait pas mon nom. J’aurais mieux aimé un souvenir à mondésavantage que cet oubli. –Je le savais bien, dit Gaston, qu’elle serait enchantée denous voir. –Enchantée n’est pas le mot, répondit Prudence en mettant sonchâle et son chapeau, elle vous reçoit pour faire partir lecomte. Tâchez d’être plus aimables que lui, ou, je connaisMarguerite, elle se brouillera avec moi. Nous suivîmes Prudence qui descendait. Je tremblais; il me semblait que cette visite allait avoir unegrande influence sur ma vie. J’étais encore plus ému que le soir de ma présentation dans laloge de l’Opéra-Comique. En arrivant à la porte de l’appartement que vous connaisez, lecœur me battait si fort que la pensée m’échappait. Quelques accords de piano arrivaient jusqu’à nous. Prudence sonna. Le piano se tut. Une femme qui avait plutôt l’air d’une dame de compagnie qued’une femme de chambre vint nous ouvrir. Nous passâmes dans le salon, du salon dans le boudoir qui étaità cette époque ce que vous l’avez vu depuis. Un jeune homme était appuyé contre la cheminée. Marguerite, assise devant son piano, laissait courir ses doigtssur les touches, et commençait des morceaux qu’elle n’achevaitpas. L’aspect de cette scène était l’ennui, résultant pour l’hommede l’embarras de sa nullité, pour la femme de la visite de celugubre personnage. A la voix de Prudence, Marguerite se leva, et venant à nous aprèsavoir échangé un regard de remerciements avec Madame Duvernoy,elle nous dit: –Entrez, messieurs, et soyez les bienvenus. 9 –Bonsoir, mon cher Gaston, dit Marguerite à mon compagnon, jesuis bien aise de vous voir. Pourquoi n’êtes-vous pas entré dansma loge aux Variétés? –Je craignais d’être indiscret. –Les amis, et Marguerite appuya sur ce mot, comme si elle eûtvoulu faire comprendre à ceux qui étaient là que malgré la façonfamilière dont elle l’accueillait, Gaston n’était et n’avait toujours été qu’un ami, les amis ne sont jamais indiscrets. –Alors, vous me permettez de vous présenter M. Armand Duval! –J’avais déjà autorisé Prudence à le faire. –Du reste, madame, dis-je alors en m’inclinant et en parvenantà rendre des son à peu près intelligibles, j’ai déjà eu l’honneurde vous être présenté. L’œil charmant de Marguerite sembla chercher dans son souvenir,mais elle ne se souvint point, ou parut ne point se souvenir. –Madame, repris-je alors, je vous suis reconnaissant d’avoiroublié cette première présentation, car j’y fus très ridiculeet dus vous paraître très ennuyeux. C’était, il y a deux ans,à l’Opéra-Comique; j’étais avec Ernest de ***. –Ah! je me rappelle! reprit Marguerite, avec un sourire. Cen’est pas vous qui étiez ridicule, c’est moi qui étais taquine,comme je le suis encore un peu, mais moins cependant. Vous m’avez pardonné, monsieur? Et elle me tendit sa main que je baisai. –C’est vrai, reprit-elle. Figurez-vous que j’ai la mauvaisehabitude de vouloir embarrasser les gens que je vois pour lapremière fois. C’est très sot. Mon médicin dit que c’est parceque je suis nerveuse et toujours souffrante: croyez mon médicin. –Mais vous paraissez très bien portante. –Oh! j’ai été bien malade. –Je le sais. –Qui vous l’a dit? –Tout le monde le savait; je suis venu souvent savoir de vosnouvelles, et j’ai appris avec plaisir votre convalescence. –On ne m’a jamais remis votre carte. –Je ne l’ai jamais laissée. –Serait-ce vous ce jeune homme qui venait tous les jourss’informer de moi pendant ma maladie, et qui n’a jamais vouludire son nom? –C’est moi. –Alors, vous êtes plus qu’indulgent, vous êtes généreux. Cen’est pas vous, comte, qui auriez fait cela, ajouta-t-elle ense tournant vers M. de N…, et après avoir jeté sur moi un deces regards par lesquels les femmes complètent leur opinion surun homme. –Je ne vous connais que depuis deux mois, répliqua le comte. –Et monsieur qui ne me connaît que depuis cinq minutes. Vousrépondez toujours des niaiseries. Les femmes sont impitoyables avec les gens qu’elles n’aiment pas. Le comte rougit et se mordit les lèvres. J’eus pitié de lui, car il paraissait être amoureux comme moi,et la dure franchise de Marguerite devait le rendre bienmalheureux, surtout en présence de deux étrangers. –Vous faisez de la musique quand nous sommes entrés, dis-jealors pour changer la conversation, ne me ferez-vous pas le plaisirde me traiter en vieille connaissance, et ne continuerez-vous pas? –Oh! fit-elle en se jetant sur le canapé et en nous faisant signede nous y asseoir, Gaston sait bien quel genre de musique je fais.C’est bon quand je suis seule avec le comte, mais je ne voudraispas vous faire endurer pareil supplice. –Vous avez cette préférence pour moi? répliqua M. de N… avec un sourire qu’il essaya de rendre fin et ironique. –Vous avez tort de me la reporcher; c’est la seule. Il était décidé que ce pauvre garçon ne dirait pas un mot. Iljeta sur la jeune femme un regard vraiment suppliant. –Dites donc, Prudence, continua-t-elle, avez-vous fait ce queje vous avais priée de faire? –Oui. –C’est bien, vous me conterez cela plus tard. Nous avons à causer, vous ne vous en irez pas sans que je vous parle. –Nous sommes sans doute indiscrets, dis-je alors, et maintenantque nous avons ou plutôt que j’ai obtenu une seconde présentationpour faire oublier la première, nous allons nous retirer, Gastonet moi. –Pas le moins du monde; ce n’est pas pour vous que je dis cela.Je veux au contraire que vous restiez. Le comte tira une montre fort élégante, à laquelle il regardal’heure: –Il est temps que j’aille au club, dit-il. Marguerite ne répondit rien. Le comte quitta alors la cheminée, et venant à elle: –Adieu, madame. Marguerite se leva. –Adieu, mon cher comte, vous vous en allez déjà? –Oui, je crains de vous ennuyer. –Vous ne m’ennuyez pas plus aujourd’hui que les autres jours.Quand vous verra-t-on? –Quand vous le permettrez. –Adieu, alors! C’était cruel, vous l’avouerez. Le comte avait heureusement une fort bonne éducation et unexcellent caractère. Il se contenta de baiser la main queMarguerite lui tendait assez nonchalamment, et de sortiraprès nous avoir salués. Au moment où il franchissait la porte, il regarda Prudence. Celle-ci leva les épaules d’un air qui signifiait: –Que voulez-vous j’ai fait tout ce que j’ai pu. –Nanine! cria Marguerite, éclaire M. le comte. Nous entendîmes ouvrir et fermer la porte. –Enfin! s’écria Marguerite en reparaissant, le voilà parti; cegarçon-là me porte horriblement sur les nerfs. –Ma chère enfant, dit Prudence, vous êtes vraiment trop méchanteavec lui, lui qui est si bon et si prévenant pour vous. Voilàencore sur votre cheminée une montre qu’il vous a donnée, et quilui a coûté au moins mille écus, j’en suis sûre. Et madame Duvernoy, qui s’était approchée de la cheminée, jouaitavec le bijou dont elle parlait, et j’était dessus des regardsde convoitise. –Ma chère, dit Marguerite en s’asseyant à son piano quand je pèse d’un côté ce qu’il me donne et de l’autre ce qu’il me dit,je trouve que je lui passe ses visites bon marché. –Ce pauvre garçon est amoureux de vous. –S’il fallait que j’écoutasse tous ceux qui sont amoureux de moi, je n’aurais seulement pas le temps de diner. Et elle fit courir ses doigts sur le piano, après quoi seretournant elle nous dit: –Voulez-vous prendre quelque chose? moi, je boirais bien un peude punch. –Et moi, je mangerais bien un peu de poulet, dit Prudence; sinous soupions? –C’est cela, allons souper, dit Gaston. –Non, nous allons souper ici. Elle sonna. Nanine parut. –Envoie chercher à souper. –Que faut-il prendre? –Ce que tu voudras, mais tout de suite, tout de suite. Nanine sortit. –C’est cela, dit Marguerite en sautant comme une enfant, nousallons souper. Que cet imbécile de comte est ennuyeux! Plus je voyais cette femme, plus elle m’enchantait. Elle étaitbelle à ravir. Sa maigreur même était une grâce. J’étais en contemplation. Ce qui se passait en moi, j’aurais peine à l’expliquer.J’étais plein d’indulgence pour sa vie, plein d’admirationpour sa beauté. Cette preuve de déintéressement qu’elle donnaiten n’acceptant pas un homme jeune, élégant et riche, tout prêtà se ruiner pour elle, excusait mes yeux toutes ses fautespassées. Il y avait dans cette femme quelques chose comme de la candeur. On voyait qu’elle en était encore à la virginité du vice. Samarche assurée, sa taille souple, ses narines roses et ouvertes,ses grands yeux légèrement cerclés de bleu, dénotaient une deces natures ardentes qui répandent autour d’elles un parfumde volupté, comme ces flacons d’Orient qui, si bien fermésqu’ils soient, laissent échapper le parfum de la liqueur qu’ilsrenferment.  Enfin, soit nature, soit conséquence de son état maladif, ilpassait de temps en temps dans les yeux de cette femme des éclairs de désirs dont l’expansion eût été une révélation duciel pour celui qu’elle eût aimé. Mais ceux qui avaient aiméMarguerite ne se comptaient plus, et ceux qu’elle avait aimésne se comptaient pas encore. Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu’un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût faitla vierge la plus amoureuse et la plus pure. Il y avait encorechez Marguerite de la fierté et de l’indépendance: deux sentimentsqui, blessés, sont capables de faire ce que fait la pudeur. Jene disais rien, mon âme semblait être passée toute dans mon cœuret mon cœur dans mes yeux. –Ainsi, reprit-elle tout à coup, c’est vous qui veniez savoir de mes nouvelles quand j’étais malade? –Oui. –Savez-vous que c’est très beau, cela! Et que puis-je fairepour vous remercier! –Me permettre de venir de temps en temps vous voir. –Tant que vous voudrez, de cinq heures à six, de onze heuresà minuit. Dites donc, Gaston, jourez-moi l’Invitation à la valse. –Pourquoi? –Pour me faire plaisir d’abord, et ensuite parce que je ne puispas arriver à la jouer seule. –Qu’est-ce qui vous embarrasse donc? –La troisième partie, le passage en dièse. Gaston se leva, se mit au piano et commença cette merveilleusemélodie de Weber, dont la musique était ouverte sur le pupitre. Marguerite, une main appuyée sur le piano, regardait le cahier,suivait des yeux chaque note qu’elle accompagnait tout bas dela voix, et quand Gaston en arriva au passage qu’elle lui avaitindiqué, elle chantonna en faisant aller ses doigts sur le dosdu piano: –Ré, mi, ré, do, ré, fa, mi, ré, voilà ce que je ne puis faire.Recommencez. Gaston recommença, après quoi Marguerite lui dit: –Maintenant laissez-moi essayer. Elle prit sa place et joua à son tour; mais ses doigts rebellesse trompaient toujours sur l’une des notes que nous venons dedire. –Est-ce incroyable, dit-elle avec une véritable intonation d’enfant, que je ne puisse pas arriver à jouer ce passage! Croiriez-vous que je reste quelquefois jusqu’à deux heures dumatin dessus! Et quand je pense que cet imbécile de comte lejoue sans musique et admirablement, c’est cela qui me rendfurieuse contre lui, je crois. Et elle recommença, toujours avec les mêmes résultats. –Que le diable emporte Weber, la musique et les pianos! dit-elleen jetant le cahier à l’autre bout de la chambre; comprend-on queje ne puisse pas faire huit dièses de suite? Et elle se croisait les bras en nous regardant et en frappant du pied. Le sang lui monta aux joues et une toux légère entr’ouvrit seslèvres. –Voyons, voyons, dit Prudence, qui avait ôté son chapeau et qui lissait ses bandeaux devant la glace, vous allez encore vousmettre en colère et vous faire mal, allons souper, cela vaudra mieux; moi, je meurs de faim. Marguerite sonna de nouveau, puis elle se remit au piano et commença à demi-voix une chanson libertine, dans l’accompagnementde laquelle elle ne s’embrouilla point. Gaston savait cette chanson, et ils en firent une espèce de duo. –Ne chantez donc pas ces saletés-là, dis-je familièrement àMarguerite et avec un ton de prière. –Oh! comme vous êtes chaste! me dit-elle en souriant et en metendant la main.. –Ce n’est pas pour moi, c’est pour vous. Marguerite fit un geste qui voulait dire: Oh! il y a longtempsque j’en ai fini, moi, avec la chasteté. En ce moment Nanine parut. –Le souper est-il prêt? demanda Marguerite. –Oui, madame, dans un instant. –A propos, me dit Prudence, vous n’avez pas vu l’appartement;venez, que je vous le montre. Vous le savez, le salon était une merveille. Marguerite nous accompagna un peu, puis elle appela Gaston etpassa avec lui dans la salle à manger pour voir si le souperétait prêt. –Tiens, dit tout haut Prudence en regardant sur une étagère eten y prenant une figure de Saxe, je ne vous connaissais pas cepetit bonhomme-là! –Lequel? –Un petit berger que tient une cage avec un oiseau. –Prenez-le, s’il vous fait plaisir. –Ah! mais je crains de vous en priver. –Je voulais le donner à ma femme de chambre, je le trouvehideux; mais puisqu’il vous plaît, prenez-le. Prudence ne vit que le cadeau et non la manière dont il étaitfait. Elle mit son bonhomme de côté, et m’emmena dans le cabinetde toilette, où me montrant deux miniatures qui se faisaientpendant, elle me dit: –Voilà le comte de G… qui a été très amoureux de Marguerite;c’est lui qui l’a lancée. Le connaissez-vous. –Non. Et celui-ci? demandai-je en montrant l’autre miniature. –C’est le petit vicomte de L… Il a été forcé de partir. –Pourquoi? –Parce qu’il était à peu près ruiné. En voilà un qui aimaitMarguerite! –Et elle l’aimait beaucoup sans doute. –C’est une si drôle de fille, on ne sait jamais à quoi s’en tenir. Le soir du jour où il est parti, elle était au spectacle,comme d’habitude, et cependant elle avait pleuré au moment dudépart. En ce moment Nanine parut, nous annonçant que le souper étaitservi. Quand nous entrâmes dans la salle à manger, Marguerite étaitappuyée contre le mur, et Gaston, lui tenant les mains, luiparlait tout bas. –Vous êtes fou, lui répondit Marguerite, vous savez bien queje ne veux pas de vous. Ce n’est pas au bout de deux ans quel’on connaît une femme comme moi, qu’on lui demande à être sonamant. Nous autres, nous nous donnons tout de suite ou jamais.Allons, messieurs, à table. Et s’échappant des mains de Gaston, Marguerite le fit asseoir àsa droite, moi à sa gauche, puis elle dit Nanine: –Avant de t’asseoir, recommande à la cuisine que l’on n’ouvrepas si l’on vient sonner. Cette recommandation était faite à une heure du matin. On rit, on but et l’on mangea beaucoup à ce souper. Au bout dequelques instants, la gaieté était descendue aux dernièreslimites, et ces mots qu’un certain monde trouve plaisants et quisalissent toujours la bouche qui les dit éclataient de temps àautre, aux grandes acclamations de Nanine, de Prudence et deMarguerite. Gaston s’amusait franchement; c’était un garçon plein de cœur, mais dont l’esprit avait été un peu faussé parles premières habitudes. Un moment, j’avais voulu m’étourdir,faire mon cœur et ma pensée indifférents au spectacle que j’avaissous les yeux et prendre ma part de cette gaité qui semblaitun des mets du repas; mais peu à peu, je m’étais isolé de ce bruit, mon verre était resté plein, et j’étais devenu presquetriste en voyant cette belle créature de vingt ans, boire, parler comme un portefaix, et rire d’autant plus que ce que l’ondisait était plus scandaleux. Cependant cette gaité, cette façon de parler et de boire, qui meparaissaient chez les autres convives les résultats de la débauche,de l’habitude ou de la force, me semblaient chez Marguerite unbesoin d’oublier, une fièvre, une irritabilité nerveuse. A chaqueverre de vin de Champagne, ses joues se couvraient d’un rougefièvreux, et une toux, légère au commencement du souper, étaitdevenue à la longue assez forte pour la forcer à renverser sa têtesur le dos de sa chaise et à comprimer sa poitrine dans ses mainstoutes les fois qu’elle toussait. Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêle organisationces excès de tous les jours. Enfin, arriva une chose que j’avais prévue et que je redoutais.Vers la fin du souper, Marguerite fut prise d’un accès de touxplus fort que tous ceux qu’elle avait eus depuis que j’étaislà. Il me semble que sa poitrine se déchirait intérieurement.La pauvre fille devint pourpre, ferma les yeux sous la douleuret porta à ses lèvres sa serviette qu’une goutte de sang rougit.Alors elle se leva et courut dans son cabinet de toilette. –Qu’a donc Marguerite? demanda Gaston. –Elle a qu’elle a trop ri et qu’elle crache le sang, fitPrudence. Oh? ce ne sera rien, cela lui arrive tous les jours.Elle va revenir. Laissons-la seule, elle aime mieux cela. Quant à moi, je ne pus y tenir, et au grand ébahissement dePrudence et de Nanine qui me rappelaient, j’allai rejoindreMarguerite. 10 La chambre où elle s’était réfugiée n’était éclairé que par uneseule bougie posée sur une table. Renversée sur un grand canapé,sa robe défaite, elle tenait une main sur son cœur et laissaitpendre l’autre. Sur la table il y avait une cuvette d’argent àmoité pleine d’eau; cette eau était marbrée de filets de sang. Marguerite, très pâle et la bouche entr’ouverte, essayait dereprendre haleine. Par moments, sa poitrine se gonflait d’unlong soupir qui, exhalé, paraissait la soulager un peu, et lalaissait pendant quelques secondes dans un sentiment de bien-être. Je m’approchai d’elle, sans qu’elle fît un mouvement, je m’assiset pris celle de ses mains qui reposait sur le canapé. –Ah! c’est vous? me dit-elle avec un sourire. Il paraît que j’avais la figure bouleversée, car elle ajouta: –Est-ce que vous êtes malade aussi? –Non; mais vous, souffrez-vous encore? –Très peu; et elle essuya avec son mouchoir les larmes que latoux avait fait venir à ses yeux; je suis habituée à celamaintenant. –Vous vous tuez, madame, lui dis-je alors d’une voix émue; jevoudrais être votre ami, votre parent, pour vous empêcher de vousfaire mal ainsi. –Ah! cela ne vaut vraiment pas la peine que vous vous alarmiez,répliqua-t-elle d’un ton un peu amer; voyez si les autres s’occupent de moi: c’est qu’ils savent bienqu’il n’y a rien àfaire à ce mal-là. Après quoi elle se leva et, prenant la bougie, elle la mit surla cheminée et se regarda dans la glace. –Comme je suis pâle! dit-elle en rattachant sa robe et en passant ses doigts sur ses cheveux délissés. Ah! bah! allonsnous remettre à table. Venez-vous? Mais j’étais assis et je ne bougeais pas. Elle comprit l’émotion que cette scène m’avait causée, car elles’approcha de moi et, me tendant la main, elle me dit: –Voyons, venez. Je pris sa main, je la portai à mes lèvres en la mouillant malgrémoi de deux larmes longtemps contenues. –Eh bien, mais êtes-vous enfant! dit-elle en se rasseyant auprèsde moi; voilà que vous pleurez! Qu’avez-vous? –Je dois vous paraître bein niais, mais ce que je viens de voirm’a fait un mal affreux. –Vous êtes bien bon! Que voulez-vous? je ne puis pas dormir, il faut bien que je me distraie un peu. Et puis des fillescomme moi, une de plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait?Les médecins me disent que le sang que je crache vient desbronches; j’ai l’air de les croire, c’est tout ce que je puisfaire pour eux. –Écoutez, Marguerite, dis-je alors avec une expansion que jene pus retenir, je ne sais pas l’influence que vous devez prendresur ma vie, mais ce que je sais, c’est qu’à l’heure qu’il est,il n’y a personne, pas même ma sœur, à qui je m’intéresse commeà vous. C’est ainsi depuis que je vous ai vue. Eh bien, au nomdu ciel, soignez-vous, et ne vivez plus comme vous le faites. –Si je me soignais, je mourrais. Ce qui me soutient, c’est lavie fièvreuse que je mène. Puis, se soigner, c’est bon pour les femmes du monde qui ont une famille et des amis; mais nous,dès que nous ne pouvons plus servir à la vanité ou au plaisirde nos amants, ils nous abandonnent, et les longues soiréessuccèdent aux longs jours. Je le sais bien, allez, j’ai étédeux mois dans mon lit; au bout de trois semaines, personne nevenait plus me voir. –Il est vrai que je ne vous suis rien, repris-je, mais si vousle vouliez je vous soignerais comme un frère, je ne vous quitteraispas, et je vous guérirais. Alors, quand vous en auriez la force,vous reprendriez la vie que vous menez, si bon vous semblait;mais j’en suis sûr, vour aimeriez mieux une existence tranquillequi vous ferait plus heureuse et vous garderait jolie. –Vous pensez comme cela ce soir, parce que vous avez le vintriste, mais vous n’auriez pas la patience dont vous vous vantez. –Permettez-moi de vous dire, Marguerite, que vous avez étémalade pendant deux mois, et que, pendant ces deux mois, jesuis venu tous les jours savoir de vos nouvelles. –C’est vrai; mais pourquoi ne montiez-vous pas? –Parce que je ne vous connaissais pas alors. –Est-ce qu’on se gêne avec une fille comme moi? –On se gêne toujours avec une femme; c’est mon avis du moins. –Ainsi, vous me soigneriez? –Oui. –Vous resteriez tous les jours auprès de moi? –Oui. –Et mêmes toutes les nuits? –Tout le temps que je ne vous ennuierais pas. –Comment appelez-vous cela? –Du dévouement. –Et d’où vient ce dévouement? –D’une sympathie irréstible que j’ai pour vous. –Ainsi vous êtes amoureux de moi? dites-le tout de suite,c’est bien plus simple. –C’est possible; mais si je dois vous le dire un jour, cen’est pas aujourd’hui. –Vous ferez mieux de ne me le dire jamais. –Pourquoi? –Parce qu’il ne peut résulter que deux choses de cet aveu. –Lesquelles? –Ou que je ne vous accepte pas, alors vous m’en voudrez, ou queje vous accepte, alors vous aurez une triste maîtresse; une femmenerveuse, malade, triste, ou gaie d’une gaité plus triste quele chagrin, une femme qui crache le sang et qui dépense cent millefrancs par an, c’est bon pour un vieux richard comme le duc, mais c’est bien ennuyeux pour un jeune homme comme vous, et la preuve,c’est que tous les jeune amants que j’ai eus m’ont bien vitequittée. Je ne répondais rien: j’écoutais. Cette franchise qui tenaitpresque de la confession, cette vie douloureuse que j’entrevoyaissous le voile doré qui la couvrait, et dont la pauvre fille fuyait la réalité dans la débauche, l’ivresse et l’insomnie, tout cela m’impressionnait tellement que je ne trouvais pas uneseule parole. –Allons, continua Marguerite, nous disons là des enfantillages.Donnez-moi la main et rentrons dans la salle à manger. On nedoit pas savoir ce que notre absence veut dire. –Rentrez, si bon vous semble, mais je vous demande la permissionde rester ici. –Pourquoi? –Parce que votre gaité me fait trop de mal. –Et bien, je serai triste. –Tenez, Marguerite, laissez-moi vous dire une chose que l’onvous a dite souvent sans doute, et à laquelle l’habitude del’entendre vous empêchera peut-être d’ajouter foi, mais quin’en est pas moins réelle, et que je ne vous répéterai jamais. –C’est?… dit-elle avec le sourire que prennent les jeunesmères pour écouter une folie de leur enfant. –C’est que depuis que je vous ai vue, je ne sais comment nipourquoi, vous avez pris une place dans ma vie, c’est que j’aieu beau chasser votre image de ma pensée, elle y est toujoursrevenue, c’est qu’aujourd’hui quand je vous ai rencontrée, après être resté deux ans sans vous voir, vous avez pris sur mon cœur et mon esprit un ascendant plus grand encore, c’estqu’enfin, maintenant que vous m’avez reçu, que je vous connais,que je sais tout ce qu’il y a d’étrange en vous, vous m’êtesdevenue indispensable, et que je deviendrai fou, non passeulement si vous ne m’aimez pas, mais si vous ne me laissez pasvous aimer. –Mais, malheuruex que vous êtes, je vous dirai ce que disaitmadame D…: vous êtes donc bien riche! Mais vous ne savez doncpas que je dépense six ou sept mille francs par mois, et que cette dépense est devenue nécessaire à ma vie; mais vous ne savezdonc pas, mon pauvre ami, que je vous ruinerais en un rien detemps, et que votre famille vous ferait interdire pour vousapprendre à vivre avec une créature comme moi. Aimez-moi bien,comme un bon ami, mais pas autrement. Venez me voir, nous rirons,nous causerons, mais ne vous exagérez pas ce que je vaux, carje ne vaux pas grand’chose. Vous avez un bon cœur, vous avezbesoin d’être aimé, vous êtes trop jeune et trop sensible pourvivre dans notre monde. Prenez une femme mariée. Vous voyezque je suis une bonne fille et que je vous parle franchement. –Ah çà! que diable faites-vous là? cria Prudence que nousn’avions pas entendue venir, et qui apparaissait sur le seuilde la chambre avec ses cheveux à moitié défaits et sa robeouverte. Je reconnaissais dans ce désordre la main de Gaston. –Nous parlons raison, dit Marguerite, laissez-nous un peu, nousvous rejoindrons tout à l’heure. –Bien, bien, causez, mes enfants, dit Prudence en s’en allant eten fermant la porte comme pour ajouter encore au ton dont elleavait prononcé ces dernières paroles. –Ainsi, c’est convenu, reprit Marguerite, quand nous fûmes seuls,vous ne m’aimerez plus. –Je partirai. –C’est à ce point-là? J’étais trop avancé pour reculer, et d’ailleurs cette fille mebouleversait. Ce mélange de gaieté, de tristesse, de candeur,de prostitution, cette maladie même qui devait développer chezelle la sensibilité des impressions comme l’irritabilité desnerfs, tout me faisait comprendre que si, dès la première fois,je ne prenais pas d’empire sur cette nature oublieuse et légère,elle était perdue pour moi. –Voyons, c’est donc sérieux ce que vous dites! fit-elle. –Très sérieux. –Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt? –Quand vous l’aurais-je dit? –Le lendemain du jour où vous m’avez été présenté à l’Opéra-Comique. –Je crois que vous m’auriez fort mal reçu, si j’étais venuvous voir. –Pourquoi? –Parce que j’avais été stupide la veille. –Cela c’est vrai. Mais cependant vous m’aimiez déjà à cetteépoque. –Oui. –Ce qui ne vous a pas empêché d’aller vous coucher et de dormirbien tranquillement après le spectacle. Nous savons ce que sontces grands amours-là. –Eh bien, c’est ce que vous trompe. Savez-vous ce que j’ai faitle soir de l’Opéra-Comique? –Non. –Je vous ai attendue à la porte du café Anglais. J’ai suivi lavoiture qui vous a emmenés, vous et vos trois amis, et quand jevous ai vue descendre seule et rentrer chez vous, j’ai été bienheureux. Marguerite se mit à rire. –De quoi riez-vous? –De rien. –Dites-le-moi, je vous en supplie, ou je vais croire que vous vous moquez de moi. –Vous ne vous fâcherez pas? –De quel droit me fâcherais-je? –Eh bien, il y avait une bonne raison pour que je rentrasse seule. –Laquelle? –On m’attendait ici. Elle m’eût donné un coup de couteau qu’elle ne m’eût pas fait plus de mal. Je me levai, et lui tendant la main: –Adieu, lui dis-je. –Je savais bien que vous vous fâcheriez, dit-elle. Les hommesont la rage de vouloir apprendre ce qui doit leur faire de lapeine. –Mais je vous assure, ajoutai-je d’un ton froid, comme si j’avaisvoulu prouver que j’étais à jamais guéri de ma passion, je vousassure que je ne suis pas fâché. Il était tout naturel que quelqu’un vous attendit, comme il est tout naturel que je m’enaille à trois heures du matin. –Est-ce que vous avez aussi quelqu’un qui vous attend chez vous? –Non, mais il faut que je parte. –Adieu, alors. –Vous me renvoyez. –Pourquoi me faites-vous de la peine? –Quelle peine vous ai-je faite? –Vous me dites que quelqu’un vous attendait. –Je n’ai pas pu m’empêcher de rire à l’idée que vous aviez étési heureux de me voir rentrer seule, quand il y avait une sibonne raison pour cela. –On se fait souvent une joie d’un enfantillage, et il est méchantde détruire cette joie, quand, en la laissant subsister, on peutrendre plus heureux encore celui qui la trouve.  –Mais à qui croyez-vous donc avoir affaire? Je ne suis ni unevierge ni une duchesse. Je ne vous connais que d’aujourd’hui etne vous dois pas compte de mes actions. En admettant que je devienne un jour votre maîtresse, il faut que vous sachiez bienque j’ai eu d’autres amants que vous. Si vous me faites déjàdes scènes de jalousie avant, qu’est-ce que ce sera donc après,si jamais l’après existe! Je n’ai jamais vu un homme comme vous. –C’est que personne ne vous a jamais aimée comme je vous aime. –Voyons, franchement, vous m’aimez donc bien? –Autant qu’il est possible d’aimer, je crois. –Et cela dure depuis…? –Depuis un jour que je vous ai vue descendre de calèche et entrerchez Susse, il y a trois ans. –Savez-vous que c’est très beau? Eh bien, que faut-il que jefasse pour reconnaître ce grand amour? –Il faut m’aimer un peu, dis-je avec un battement de cœur quim’empêchait presque de parler; car, malgré les sourires demi-moqueurs dont elle avait accompagné toute cette conversation,il me semblait que Marguerite commençait à partager mon trouble,et que j’approchais de l’heure attendue depuis si longtemps. –Eh bien, et le duc? –Quel duc? –Mon vieux jaloux. –Il n’en saura rien. –Et s’il le sait? –Il vous pardonnera. –Hé non! il m’abandonnera, et qu’est-ce que je deviendrai? –Vous risquez bien cet abandon pour un autre. –Comment le savez-vous? –Par la recommendation que vous avez faite de ne laisser entrerpersonne cette nuit. –C’est vrai; mais celui-là est un ami sérieux. –Auquel vous ne tenez guère, puisque vous lui faites défendrevotre porte à pareille heure. –Ce n’est pas à vous de me le reprocher, puisque c’était pourvous recevoir, vous et votre ami. Peu à peu je m’étais rapproché de Marguerite, j’avais passé mesmains autour de sa taille et je sentais son corps souple peserlégèrement sur mes mains jointes. –Si vous saviez comme je vous aime! lui disais-je tout bas. –Bien vrai? –Je vous jure. –Eh bien, si vous me promettez de faire toutes mes volontés sans dire un mot, sans me faire une observation, sans me questionner,je vous aimerai peut-être. –Tout ce que vous voudrez! –Mais je vous en préviens, je veux être libre de faire ce quebon me semblera, sans vous donner le moindre détail sur ma vie.Il y a longtemps que je cherche un amant jeune, sans volonté,amoureux sans défiance, aimé sans droits. Je n’ai jamais pu entrouver un. Les hommes, au lieu d’être satisfaits qu’on leuraccorde longtemps ce qu’il eussent à peine espéré obtenir unefois, demandent à leur maîtresse compte du présent, du passéet de l’avenir même. A mesure qu’ils s’habituent à elle, ilsveulent la dominer, et ils deviennent d’autant plus exigeantsqu’on leur donne tout ce qu’ils veulent. Si je me décide àprendre un nouvel amant maintenant, je veux qu’il ait troisqualités bien rares, qu’il soit confiant, soumis et discret. –Eh bien, je serai tout ce que vous voudrez. –Nous verrons. –Et quand verrons-nous? –Plus tard. –Pourquoi? –Parce que, dit Marguerite en se dégageant de mes bras et enprenant dans un gros bouquet de camélias rouges apporté le matinun camélia qu’elle passa à ma boutonnière, parce qu’on ne peutpas toujours exécuter les traités le jour où on les signe. C’est facile à comprendre. –Et quand vous reverrai-je? dis-je en la pressant dans mes bras. –Quand ce camélia changera de couleur. –Et quand changera-t-il de couleur? –Demain, de onze heures à minuit. Êtes-vous content? –Vous me le demandez? –Pas un mot de tout cela ni à votre ami, ni à Prudence, ni àqui que ce soit. –Je vous le promets. –Maintenant, embrassez-moi et rentrons dans la salle à manger. Elle me tendit ses lèvres, lissa de nouveau ses cheveux, et noussortîmes de cette chambre, elle en chantant, moi à moitié fou. Dans le salon elle me dit tout bas, en s’arrêtant: –Cela doit vous paraître étrange que j’aie l’air d’être prêteà vous accepter ainsi tout de suite; savez-vous d’où cela vient? Cela vient, continua-t-elle en prenant ma main et en la posantcontre son cœur dont je sentis les palpitations violentes etrépétées, cela vient de ce que, devant vivre moins longtemps queles autres, je me suis promis de vivre plus vite. –Ne me parlez plus de la sorte, je vous en supplie. –Oh! consolez-vous, continua-t-elle en riant. Si peu de tempsque j’aie à vivre, je vivrai plus longtemps que vous ne m’aimerez. Et elle entra en chantant dans la salle à manger. –Où est Nanine? dit-elle en voyant Gaston et Prudence seuls. –Elle dort dans votre chambre, en attendant que vous vouscouchiez, répondit Prudence. –La malheureuse! Je la tue! Allons, messieurs, retirez-vous,il est temps. Dix minutes après, Gaston et moi nous sortions. Marguerite meserrait la main en me disant adieu et restait avec Prudence. –Eh bien, me demanda Gaston, quand nous fûmes dehors, que dites-vous de Marguerite? –C’est un ange, et j’en suis fou. –Je m’en doutais; le lui avez-vous dit? –Oui. –Et vous a-t-elle promis de vous croire. –Non. –Ce n’est pas comme Prudence. –Elle vous a promis? –Elle a fait mieux, mon cher! On ne le croirait pas, elle estencore très bien, cette grosse Duvernoy! 11 En cet endroit de son récit, Armand s’arrêta. –Voulez-vous fermer la fenêtre? me dit-il, je commence à avoirfroid. Pendant ce temps, je vais me coucher. Je fermai la fenêtre. Armand, qui était très faible encore, ôtasa robe de chambre et se mit au lit, laissant pendant quelquesinstants reposer sa tête sur l’oreiller comme un homme fatiguéd’une longue course ou agité de pénibles souvenirs. –Vous avez peut-être trop parlé, lui dis-je, voulez-vous que jem’en aille et que je vous laisse dormir? vous me raconterez unautre jour la fin de cette histoire. –Est-ce qu’elle vous ennuie? –Au contraire. –Je vais continuer alors; si vous me laissez seul, je ne dormais pas. –Quand je rentrai chez moi, reprit-il, sans avoir besoin de serecueillir, tant tous ces détails étaient encore présents à sapensée, je ne me couchai pas, je me mis à réfléchir sur l’aventurede la journée. La rencontre, la présentation, l’engagement deMarguerite vis-à-vis de moi, tout avait été si rapide, si inespéré,qu’il y avait des moments où je croyais avoir rêvé. Cependantce n’était pas la première fois qu’une fille comme Margueritese promettait à un homme pour le lendemain du jour où il le luidemandait. J’avais beau me faire cette réflexion, la première impressionproduite par ma future maîtresse sur moi avait été si forte qu’elle subsistait toujours. Je m’entêtais encore à ne pas voiren elle une fille semblable aux autres, et avec la vanité si commune à tous les hommes, j’étais prêt à croire qu’ellepartageait invinciblement pour moi l’attraction que j’avais pourelle. Cependant j’avais sous les yeux des exemples bien contradictoires,et j’avais entendu dire souvent que l’amour de Marguerite étaitpassé à l’état de denrée plus ou moins chère, selon la saison. Mais comment aussi, d’un autre côté, concilier cette réputationavec les refus continuels faits au jeune comte que nous avionstrouvé chez elle? Vous me direz qu’il lui déplaisait et que,comme elle était splendidement entretenue par le duc, pour fairetant que de prendre un autre amant, elle aimait mieux un hommequi lui plût. Alors, pourquoi ne voulait-elle pas de Gaston,charmant, spirituel, riche, et paraissait-elle vouloir de moiqu’elle m’avait vu?  Il est vrai qu’il y a des incidents d’une minute qui font plusqu’une cœur d’une année. De ceux qui se trouvaient au souper, j’étais le seul qui se fûtinquiété en la voyant quitter la table. Je l’avais suivie, j’avais été ému à ne pouvoir le cacher, j’avais pleuré en luibaisant la main. Cette circonstance, réunie à mes visitesquotidiennes pendant les deux mois de sa maladie, avait pu luifaire voir en moi un autre homme que ceux connus jusqu’alors,et peut-être s’était-elle dit qu’elle pouvait bien faire pourun amour exprimé de cette façon ce qu’elle avait fait tant defois, que cela n’avait déjà plus de conséquence pour elle.  Toutes ces suppositions, comme vous le voyez, étaient assezvraisemblables; mais quelle que fût la raison à son consentement,il y avait une chose certaine, c’est qu’elle avait consenti. Or, j’étais amoureux de Marguerite, j’allais l’avoir, je ne pouvais rien lui demander de plus. Cependant, je vous lerépète, quoique ce fût une fille entretenue, je m’étais tellement,peut-être pour la poétiser, fait de cet amour sans espoir, queplus le moment approchait où je n’aurais même plus besoin d’espérer, plus je doutais. Je ne fermai pas les yeux de la nuit. Je ne me reconnaissais pas. J’étais à moitié fou. Tantôt jene me trouvais ni assez beau, ni assez riche, ni assez élégantpour posséder une pareille femme, tantôt je me sentais plein devanité à l’idée de cette possession: puis je me mettais à craindreque Marguerite n’eût pour moi qu’un caprice de quelques jours, et, pressentant un malheur dans une rupture prompte, je feraispeut-être mieux, me disais-je, de ne pas aller le soir chez elle,et de partir en lui écrivant mes craintes. De là, je passais àdes espérences sans limites, à une confiance sans bornes. Je faisais des rêves d’avenir incroyables; je me disais que cettefille me devrait sa guérison physique et morale, que je passeraistoute ma vie avec elle, et que son amour me rendrait plus heureuxque les plus virginales amours. Enfin, je ne pourrais vous répéter les mille pensées qui montaientde mon cœur à ma tête et qui s’éteignirent peu à peu dans le sommeil qui me gagna au jour. Quand je me réveillai, il était deux heures. Le temps étaitmagnifique. Je ne me rappelle pas que la vie m’ait jamais paruaussi belle et aussi pleine. Les souvenirs de la veille se représentaient à mon esprit, sans ombres, sans obstacles etgaiment escortés des espérences du soir. Je m’habillai à la hâte. J’étais content et capable des meilleures actions. Detemps en temps mon cœur bondissait de joie et d’amour dans mapoitrine. Une douce fièvre m’agitait. Je ne m’inquiétais plusdes raisons qui m’avaient préoccupé avant que je m’endormisse.Je ne voyais que le résultat, je ne songeais qu’à l’heure oùje devais revoir Marguerite. Il me fut impossible de rester chez moi. Ma chambre me semblaittrop petite pour contenir mon bonheur; j’avais besoin de la natureentière pour m’épancher. Je sortis. Je passais par la rue d’Antin. Le coupé de Marguerite l’attendaità sa porte; je me dirigeai du côté des Champs-Élysées. J’aimais,sans même les connaître, tous les gens que je rencontrais. Comme l’amour rend bon!  Au bout d’une heure que je me promenais des chevaux de Marly aurond-point et du rond-point aux chevaux de Marly, je vis de loinla voiture de Marguerite; je ne la reconnus pas, je la devinai. Au moment de tourner l’angle des Champs-Élysées, elle se fitarrêter, et un grand jeune homme se détacha d’un groupe où ilcausait pour venir causer avec elle. Il causèrent quelques instants; le jeune homme rejoignit ses amis, les chevaux repartirent, et moi, qui m’étais approchédu groupe, je reconnus dans celui qui avait parlé à Margueritece comte de G… dont j’avais vu le portrait et que Prudencem’avait signalé comme celui à qui Marguerite devait sa position. C’était à lui qu’elle avait fait défendre sa porte, la veille;je supposai qu’elle avait fait arrêter sa voiture pour lui donnerla raison de cette défense, et j’esperai qu’en même temps elleavait trouvé quelque nouveau prétexte pour ne pas le recevoir lanuit suivante. Comment le reste de la journée se passa, je l’ignore; je marchai,je fumai, je causai, mais de ce que je dis, de ceux que je rencontrai, à dix heures du soir, je n’avais aucun souvenir. Tout ce que je me rappelle, c’est que je rentrai chez moi, queje passai trois heures à ma toilette, et que je regardai centfois ma pendule et ma montre, qui malheuresement allaient l’unecomme l’autre.  Quand dix heures et demie sonnèrent, je me dis qu’il était tempsde partir. Je demeurais à cette époque rue de Provence: je suivis la rue duMont-Blanc, je traversai le boulevard, pris la rue Louis-le-Grand,la rue de Port-Mahon, et la rue d’Antin. Je regardai aux fenêtresde Marguerite. Il y avait de la lumière. Je sonnai. Je demandai au portier si mademoiselle Gautier était chez elle. Il me répondit qu’elle ne rentrait jamais avant onze heures ouonze heures un quart. Je regardai ma montre.  J’avais cru venir tout doucement, je n’avais mis que cinq minutespour venir de la rue de Provence chez Marguerite. Alors, je me promenai dans cette rue sans boutiques, et déserteà cette heure. Au bout d’une demi-heure Marguerite arriva. Elle descendit deson coupé en regardant autour d’elle comme si elle eût cherchéquelqu’un. La voiture repartit au pas, les écuries et la remise n’étant pasdans la maison. Au moment où Marguerite allait sonner, je m’approchai et lui dis: –Bonsoir. –Ah! c’est vous? me dit-elle d’un ton peu rassurant sur le plaisirqu’elle avait à me trouver là. –Ne m’avez-vous pas permis de venir vous faire visite aujourd’hui? –C’est juste; je l’avais oublié. Ce mot renversait toutes mes réflexions du matin, toutes mesespérances de la journée. Cependant, je commençais à m’habituerà ces façons et je ne m’en allai pas, ce que j’eusse évidemmentfait autrefois. Nous entrâmes. Nanine avait ouvert la porte d’avance. –Prudence est-elle rentrée? demanda Marguerite. –Non, madame. –Va dire que dès qu’elle rentrera elle vienne. Auparavant,éteins la lampe du salon, et, s’il vient quelqu’un, répondsque je ne suis pas rentrée et que je ne rentrerai pas. C’était bien là une femme préoccupée de quelque chose etpeut-être ennuyée d’un importun. Je ne savais quelle figurefaire ni que dire. Marguerite se dirigea du côt”e de sa chambreà coucher; je restai où j’étais. –Venez, me dit-elle. Elle ôta son chapeau, son manteau de velours et les jeta sur sonlit, puis se laissa tomber dans un grand fauteuil, auprès du feuqu’elle faisait faire jusqu’au commencement de l’été, et me diten jouant avec la chaîne de sa montre: –Eh bien, que me conterez-vous de neuf? –Rien, sinon que j’ai eu tort de venir ce soir. –Pourquoi? –Parce que vous paraissez contrariée et que sans doute jevous ennuie. –Vous ne m’ennuyez pas; seulement je suis malade, j’ai soufferttoute la journée, je n’ai pas dormi et j’ai une migraine affreuse. –Voulez-vous que je me retire pour vous laisser mettre au lit? –Oh! vous pouvez rester, si je veux me coucher je me coucheraibien devant vous. En ce moment on sonna. –Qui vient encore? dit-elle avec un mouvement d’impatience. Quelques instants après on sonna de nouveau. –Il n’y a personne pour ouvrir; il va falloir que j’ouvremoi-même. En effet, elle se leva en me disant: –Attendez ici. Elle traversa l’appartement, et j’entendis ouvrir la ported’entrée. -J’écoutai. Celui à qui elle avait ouvert s’arrêta dans la salle à manger.Aux premiers mots, je reconnus la voix du jeune comte de N… –Comment vous portez-vous ce soir? disait-il. –Mal, répondit sèchement Marguerite. –Est-ce que je vous dérange? –Peut-être. –Comme vous me recevez! Que vous ai-je fait, ma chère Marguerite? –Mon cher ami, vous ne m’avez rien fait. Je suis malade, il fautque je me couche, ainsi vous allez me faire le plaisir de vous enaller. Cela m’assomme de ne pas pouvoir rentrer le soir sans vousvoir apparaître cinq minutes après. Qu’est-ce que vous voulez?Que je sois votre maîtresse? Eh bien, je vous ai déjà dit centfois que non, que vous m’agacez horriblement, et que vous pouvezvous adresser autre part. Je vous le répète aujourd’hui pour ladernière fois: Je ne veux pas de vous, c’est bien convenu; adieu.Tenez, voici Nanine qui rentre; elle va vous éclairer. Bonsoir. Et sans ajouter un mot, sans écouter ce que balbutait le jeunehomme, Marguerite revint dans sa chambre et referma violemmentla porte, par laquelle Nanine, à son tour, rentra presqueimmédiatement. –Tu m’entends, lui dit Marguerite, tu diras toujours à cetimbécile que je n’y suis pas ou que je ne veux pas le recevoir.Je suis lasse, à la fin, de voir sans cesse des gens qui viennentme demander la même chose, qui me payent et qui se croientquittes avec moi. Si celles qui commencent notre honteux métiersavaient ce que c’est, elles se feraient plutôt femmes de chambre.Mais non; la vanité d’avoir des robes, des voitures, des diamantsnous entraîne; on croit à ce que l’on entend, car la prostitutiona sa foi, et l’on use peu à peu son cœur, son corps, sa beauté;on est redoutée comme une bête fauve, méprisée comme un paria,on n’est entourée que de gens qui vous prennent toujours plusqu’ils ne vous donnent, et on s’en va un beau jour crever commeun chien, après avoir perdu les autres et s’être perdue soi-même. –Voyons, madame, calmez-vous, dit Nanine, vous avez mal aux nerfsce soir. –Cette robe me gêne, reprit Marguerite en faisant sauter lesagrafes de son corsage, donne-moi un peignoir. Eh bien, et Prudence? –Elle n’était pas rentrée, mais on l’enverra à madame dès qu’ellerentrera. –En voilà encore une, continua Marguerite en étant sa robe et en passant un peignoir blanc, en voilà encore une qui sait bienme trouver quand elle a besoin de moi, et qui ne peut pas merendre un service de bonne grâce. Elle sait que j’attends cetteréponse ce soir, qu’il me la faut, que je suis inquiéte, et jesuis sûre qu’elle est allée courir sans s’occuper de moi. –Peut-être a-t-elle été retenue. –Fais-nous donner le punch. –Vous allez encore vous faire du mal, dit Nanine. –Tant mieux. Apporte-moi aussi des fruits, du pâté ou une ailede poulet, quelque chose tout de suite, j’ai faim. Vous dire l’impression que cette scène me causait, c’est inutile;vous le devinez, n’est-ce pas? –Vous allez souper avec moi, me dit-elle; en attendant, prenezun livre, je vais passer un instant dans mon cabinet de toilette. Elle alluma les bougies d’un candélabre, ouvrit une porte au piedde son lit et disparut. Pour moi, je me mis à réfléchir sur la vie de cette fille, et monamour s’augmenta de pitié. Je me promenais à grands pas dans cette chambre, tout en songeant,quand Prudence entra. –Tiens, vous voilà? me dit-elle: où est Marguerite? –Dans son cabinet de toilette. –Je vais l’attendre. Dites donc, elle vous trouve charmant; saviez-vous cela? –Non. –Elle ne vous l’a pas dit un peu? –Pas du tout. –Comment êtes-vous ici? –Je viens lui faire une visite. –A minuit? –Pourquoi pas? –Farceur! –Elle m’a même très mal reçu. –Elle va mieux vous recevoir. –Vous croyez? –Je lui apporte une bonne nouvelle. –Il n’y a pas de mal; ainsi elle vous a parlé de moi? –Hier au soir, ou plutôt cette nuit, quand vous avez été partiavec votre ami… A propos, comment va-t-il, votre ami? c’estGaston R…, je crois, qu’on l’appelle? –Oui, dis-je, sans pouvoir m’empêcher de sourire en me rappelantla confidence que Gaston m’avait faite, et en voyant que Prudencesavait à peine son nom. –Il est gentil, ce garçon-là; qu’est-ce qu’il fait? –Il a vingt-cinq mille francs de rente. –Ah! vraiment! eh bien, pour en revenir à vous, Marguerite m’aquestionnée sur votre compte; elle m’a demandé qui vous étiez,ce que vous faisiez, quelles avaient été vos maîtresses; enfintout ce qu’on peut demander sur un homme de votre âge. Je luiai dit tout ce que je sais, en ajoutant que vous êtes un charmantgarçon, et voilà. –Je vous remercie; maintenant, dites-moi donc de quelle commissionelle vous avait chargée hier. –D’aucune; c’était pour faire partir le comte, ce qu’elle disait,mais elle m’en a chargée d’une pour aujourd’hui, et c’est laréponse que je lui apporte ce soir. En ce moment Marguerite sortit de son cabinet de toilette, coquettement coiffé de son bonnet de nuit orné de touffes derubans jaunes, appelées techniquement des choux. Elle était ravissante ainsi. Elle avait ses pieds nus dans des pantoufles de satin, et achevaitla toilette de ses ongles. –Eh bien, dit-elle en voyant Prudence, avez-vous vu le duc? –Parbleu! –Et que vous a-t-il dit? –Il m’a donné. –Combien? –Six mille. –Vous les avez? –Oui. –A-t-il eu l’air contrarié? –Non. –Pauvre homme! Ce pauvre homme! fut dit d’un ton impossible à rendre. Margueriteprit les six billets de mille francs. –Il était temps, dit-elle. Ma chère Prudence, avez-vous besoind’argent? –Vous savez, mon enfant, que c’est dans deux jours le 15, si vous pouviez me prêter trois ou quatre cents francs, vous merendriez service. –Envoyez demain matin, il est trop tard pour faire changer. –N’oubliez pas. –Soyez tranquille. Soupez-vous avec nous? –Non, Charles m’attend chez moi. –Vous en êtes donc toujours folle? –Toquée, ma chère! A demain. Adieu, Armand. Madame Duvernoy sortit. Marguerite ouvrit son étagère et jeta dedans les billets de banque. –Vous permettez que je me couche! dit-elle en souriant et en sedirigeant vers son lit. –Non seulement je vous le permets, mais encore je vous en prie. Elle rejeta sur le pied de son lit la guipure qui le couvrait etse coucha. –Maintenant, dit-elle, venez vous asseoir près de moi et causons. Prudence avait raison: la réponse qu’elle avait apportée àMarguerite l’égayait. –Vous me pardonnez ma mauvaise humeur de ce soir? me dit-elle en me prenant la main. –Je suis prêt à vous en pardonner bien d’autres. –Et vous m’aimez? –A en devenir fou. –Malgré mon mauvais caractère? –Malgré tout. –Vous me le jurez! –Oui, lui dis-je tout bas. Nanine entra alors portant des assiettes, un poulet froid, unebouteille de bordeaux, des fraises et deux couverts. –Je ne vous ai pas fait faire du punch, dit Nanine, le bordeauxest meilleur pour vous. N’est-ce pas, monsieur? –Certainement, répondis-je, tout ému encore des dernières parolesde Marguerite et les yeux ardemment fixés sur elle. –Bien, dit-elle, mets tout cela sur la petite table, approche-la du lit; nous nous servirons nous-mêmes. Voilàtrois nuits que tu passes, tu dois avoir envie de dormir, vate coucher; je n’ai plus besoin de rien. –Faut-il fermer la porte à double tour? –Je le crois bien! et surtout dis qu’on ne laisse entrerpersonne demain avant midi. 12 A cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître àtravers les rideaux, Marguerite me dit: –Pardonne-moi si je te chasse, mail il le faut. Le duc vienttous les matins; on va lui répondre que je dors, quand il vavenir, et il attendra peut-être que je me réveille. Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les cheveuxdéfaits ruisselaient autour d’elle, et je lui donnai un dernierbaiser, en lui disant: –Quand te reverrai-je? –Ecoute, reprit-elle, prends cette petite clef dorée qui estsur la cheminée, va ouvrir cette porte; rapporte la clef iciet va-t’en. Dans la journée, tu recevras une lettre et mesordres, car tu sais que tu dois obéir aveuglément. –Oui, et si je demandais déjà quelque chose? –Quoi donc? –Que tu me laissasses cette clef. –Je n’ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là. –Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que moi, je net’aime pas comme les autres t’aimaient. –Eh bien, garde-là; mais je te préviens qu’il ne dépend quede moi que cette clef ne te serve à rien. –Pourquoi? –Il y a des verrous en dedans de la porte. –Méchante! –Je les ferai ôter. –Tu m’aimes donc un peu? –Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que oui. Maintenant va-t-en; je tombe de sommeil. Nous restâmes quelques secondes dans les bras l’un de l’autreet je partis. Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, unedouce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des hommes allait envahir quelques heures plus tard. Il me sembla que cette ville endormie m’appartenait; je cherchaisdans mon souvenir les noms de ceux dont j’avais jusqu’alors enviéle bonheur; et je ne m’en rappelais pas un sans me trouver plusheureux que lui. Être aimé d’une jeune fille chaste, lui révéler le premier cetétrange mystère de l’amour, certes, c’est une grande félicité,mais c’est la chose du monde la plus simple. S’emparer d’uncœur qui n’a pas l’habitude des attaques, c’est entrer dans uneville ouverte et sans garnison. L’éducation, le sentiment desdevoirs et la famille sont de très fortes sentinelles, mais iln’y a sentinelles si vigilantes que ne trompe une fille de seizeans, à qui, par la voix de l’homme qu’elle aime, la nature donneces premiers conseils d’amour qui sont d’autant plus ardents qu’ilsparaissent plus purs. Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s’abandonne facilement,sinon à l’amant, du moins à l’amour, car étant sans défiance elleest sans force, et se faire aimer d’elle est un triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner quand il voudra. Et celaest si vrai que voyez comme on entoure les jeunes filles desurveillance et de remparts! Les couvents n’ont pas de murs assezhauts, les mères de serrures assez fortes, la religion de devoirsassez continus pour renfermer tous ces charmants oiseaux dansleur cage, sur laquelle on ne se donne même pas la peine de jeterdes fleurs. Aussi comme elles doivent désirer ce monde qu’on leurcache, comme elles doivent croire qu’il est tentant, comme ellesdoivent écouter la première voix qui, à travers les barreaux, vientleur en raconter les secrets, et bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux. Mais être réelement aimé d’une courtisane, c’est une victoirebien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l’âme,les sens ont brûlé le cœur, la débauche a cuirassé les sentiments.Les mots qu’on leur dit, elles les savent depuis longtemps, lesmoyens que l’on emploie, elles les connaissent, l’amour mêmequ’elles inspirent, elles l’ont vendu. Elles aiment par métieret non par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurscalculs qu’une vierge par sa mère et son couvent; aussi ont-ellesinventé le mot caprice pour ces amours san trafic qu’elles sedonnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou commeconsolation; semblables à ces usuriers qui rançonnent milleindividus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingtfrancs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exigerd’intérêt et sans lui demander de reçu. Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, quisemble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle unchâtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand unecréature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coupprise d’un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne sefût jamais crue capable; quand elle a avoué cet amour, comme l’homme aimé ainsi la domaine! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire: Vous ne faites pas plus pour de l’amourque vous n’avez fait pour de l’argent. Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, racontela fable, après s’être longtemps amusé dans un champ à crier:Au secours! pour déranger des travailleurs, fut dévoré un beaujour par un ours, sans que ceux qu’il avait trompés si souventcrussent cette fois aux cris réels qu’il poussait. Il en estde même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement.Elles ont menti tant de fois qu’on ne ne veut plus les croire, etelles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour. De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dontquelques-unes ont donné l’exemple. Mais quand l’homme qui inspire cet amour rédempteur a l’âme assezgénéreuse pour l’accepter sans se souvenir du passé, quand il s’y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé, cet hommeépuise d’un coup toutes les émotions terrestres, et après cetamour son cœur sera fermé à tout autre.  Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentraischez moi. Elles n’eussent pu être que le pressentiment de cequi allait m’arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, jen’entrevoyais pas de semblables conséquences; aujourd’hui jeles fais. Tout étant irrévocablement fini, elles résultentnaturellement de ce qui a eu lieu. Mais revenons au premier jour de cette liaison. Quand je rentrai,j’étais d’une gaieté folle. En songeant que les barrières placéespar mon imagination entre Marguerite et moi avaient disparu, queje la possédais, que j’occupais un peu sa pensée, que j’avais dansma poche la clef de son appartement et le droit de me servir decette clef, j’étais content de la vie, fier de moi, et j’aimaisDieu qui permettait tout cela. Un jour un jeune homme passe dans une rue, il y coudoie une femme,il la regarde, il se retourne, il passe. Cette femme, il ne laconnaît pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours où iln’a aucune part. Il n’existe pas pour elle, et peut-être, s’illui parlait, se moquerait-elle de lui comme Marguerite avait fait de moi. Des semaines, des mois, des années s’écoulent,et tout à coup, quand ils ont suivi chacun leur destinée dans un ordre différent, la logique du hasard les ramène en face l’unde l’autre. Cette femme devient la maîtresse de cet homme et l’aime. Comment? pourquoi? leurs deux existences n’en font plusqu’une; à peine l’intimité existe-t-elle, qu’elle leur sembleavoir existé toujours, et tout ce qui a précédé s’efface de lamémoire des deux amants. C’est curieux, avouons-le. Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j’avais vécu avantla veille. Tout mon être s’exaltait en joie au souvenir desmots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite étaithabile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passionssubites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurentquelquefois, du reste, comme elles sont nées. Plus j’y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n’avaitaucune raison de feindre un amour qu’elle n’aurait pas ressenti,et je me disais aussi que les femmes ont deux façons d’aimerqui peuvent résulter l’une de l’autre: elles aiment avec lecœur ou avec le sens. Souvent une femme prend un amant pourobéir à la seule volonté de ses sens, et apprend sans s’yêtre attendue le mystère de l’amour immatériel et ne vit plusque par son cœur; souvent une jeune fille ne cherchant dans le mariage que la réunion de deux affections pures, reçoit cettesoudaine révélation de l’amour physique, cette énergique conclusion des plus chastes impressions de l’âme. Je m’endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé parune lettre de Marguerite, lettre contenant ces mots: “Voici mes ordres: Ce soir au Vaudeville. Venez pendant letroisième entr’acte. M.G.” Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d’avoir toujours laréalité sous la main, dans le cas où je douterais, comme celam’arrivait par moments. Elle ne me disait pas de l’aller voir dans le jour, je n’osaime présenter chez elle; mais j’avais un si grand désir de larencontrer avant le soir que j’allai aux Champs-Élysées, où,comme la veille, je la vis passer et redescendre. A sept heures, j’étais au Vaudeville. Jamais je n’étais entré si tôt dans un théâtre. Toutes les loges s’emplirent les unes après les autres. Uneseule restait vide: l’avant-scène du rez-de-chaussée. Au commencement du troisième acte, j’entendis ouvrir la portede cette loge, sur laquelle j’avais presque constamment lesyeux fixés, Marguerite parut. Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l’orchestre,m’y vit et me remercia du regard. Elle était merveilleusement belle ce soir-là. Étais-je la cause de cette coquetterie? M’aimait-elle assez pourcroire que, plus je la trouverais belle, plus je serais heureux?Je l’ignorais encore; mais si telle avait été son intention, elleréussissait, car lorsqu’elle se montra, les têtes ondulèrent lesunes vers les autres, et l’acteur alors en scène regarda lui-mêmecelle qui troublait ainsi les spectateurs par sa seule apparition. Et j’avais la clef de l’appartement de cette femme, et dans troisou quatre heures elle allait de nouveau être à moi. On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmesentretenues; ce qui m’étonne, c’est qu’ils ne fassent pas pourelles vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi,de cette vie-là, pour savoir combien les petites vanités de tousles jours qu’elles donnent à leur amant soudent fortement dansle cœur, puisque nous n’avons pas d’autre mot, l’amour qu’il apour elle. Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que jereconnus pour le comte de G… s’assit au fond. A sa vue, un froid me passa sur le cœur. Sans doute Marguerite s’apercevait de l’impression produite surmoi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me souritde nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort attentiveà la pièce. Au troisième entr’acte, elle se retourna, dit deuxmots; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe de venirla voir. –Bonsoir, me dit-elle quand j’entrai, et elle me tendit la main. –Bonsoir, répondis-je en m’addressant à Marguerite et à Prudence. –Asseyez-vous. –Mais je prends la place de quelqu’un. Est-ce que M. le comtede G… ne va pas revenir? –Si; je l’ai envoyé me chercher des bonbons pour que nous puissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans laconfidence. –Oui, mes enfants, dit celle-ci; mais soyez tranquilles, je nedirai rien. –Qu’avez-vous donc ce soir? dit Marguerite en se levant et envenant dans l’ombre de la loge m’embrasser sur le front. –Je suis un peu souffrant. –Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironiquesi bien fait pour sa tête fine et spirituelle. –Où? –Chez vous. –Vous savez bien que je n’y dormirai pas. –Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce quevous avez vu un homme dans ma loge. –Ce n’est pas pour cette raison. –Si fait, je m’y connais, et vous avez tort; ainsi ne parlonsplus de cela. Vous viendrez après le spectacle chez Prudence,et vous y resterez jusqu’à ce que je vous appelle. Entendez-vous? –Oui. Est-ce que je pouvais désobéir? –Vous m’aimez toujours? reprit-elle. –Vous me le demandez! –Vous avez pensé à moi? –Tout le jour. –Savez-vous que je crains décidément de devenir amoureuse devous? Demandez plutôt à Prudence. –Ah! répondit la grosse fille, c’en est assommant.  –Maintenant, vous allez retourner à votre stalle; le comteva rentrer, et il est inutile qu’il vous trouve ici. –Pourquoi? –Parce que cela vous est désagréable de le voir.  –Non; seulement si vous m’aviez dit désirer venir au Vaudevillece soir, j’aurais pu vous envoyer cette loge aussi bien que lui. –Malheuruesement, il me l’a apportée sans que je la lui demande,en m’offrant de m’accompagner. Vous le savez très bien, je nepouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire, c’était de vous écrire où j’allais pour que vous me vissiez, et parce quemoi-même j’avais du plaisir à vous revoir plus tôt; mais puisquec’est ainsi que vous me remerciez, je profite de la leçon. –J’ai tort, pardonnez-moi. –A la bonne heure, retournez gentiment à votre place, et surtoutne faites plus le jaloux. Elle m’embrassa de nouveau, et je sortis. Dans le couloir, je rencontrai le comte qui revenait. Je retournai à ma stalle. Après tout, la présence de M. de G… dans la loge de Margueriteétait la chose la plus simple. Il avait été son amant, il luiapportait une loge, il l’accompagnait au spectacle, tout cela était fort naturel, et du moment où j’avais pour maîtresse unefille comme Marguerite, il me fallait bien accepter ses habitudes. Je n’en fus pas moins très malheureux le reste de la soirée, etj’étais fort triste en m’en allant, après avoir vu Prudence, lecomte et Marguerite monter dans la calèche qui les attendait àla porte. Et cependant un quart d’heure après j’étais chez Prudence. Ellerentrait à peine. 13 –Vous êtes venu presque aussi vite que nous, me dit Prudence. –Oui, répondis-je machinalement. Où est Marguerite? –Chez elle. –Toute seule? –Avec M. de G… Je me promenai à grands pas dans le salon. –Eh bien, qu’avez-vous? –Croyez-vous que je trouve drôle d’attendre ici que M. de G…sorte de chez Marguerite? –Vous n’êtes pas raisonnable non plus. Comprenez donc queMarguerite ne peut pas mettre le comte à la porte. M. de G…a été longtemps avec elle, il lui a toujours donné beaucoupd’argent; il lui en donne encore. Marguerite dépense plusde cent mille francs par an; elle a beaucoup de dettes. Leduc lui envoie ce qu’elle lui demande, mais elle n’ose pastoujours lui demander tout ce dont elle a besoin. Il ne fautpas qu’elle se brouille avec le comte qui lui fait une dizainede mille francs par an au moins. Marguerite vous aime bien,mon cher ami, mais votre liaison avec elle, dans son intérêt etdans le vôtre, ne doit pas être sérieuse. Ce n’est pas avecvos sept our huit mille francs de pension que vous soutiendrezle luxe de cette fille-là; il ne suffiraient pas à l’entretiende sa voiture. Prenez Marguerite pour ce qu’elle est, pour unebonne fille spirituelle et jolie; soyez son amant pendant unmois, deux mois; donnez-lui des bouquets, des bonbons et desloges; mais ne vous mettez rien de plus en tête, et ne lui faitespas des scènes de jalousie ridicule. Vous savez bien à quivous avez affaire; Marguerite n’est pas une vertu. Vous luiplaisez, vous l’aimez bien, ne vous inquiétez pas du reste. Jevous trouve charmant de faire le susceptible! vous avez la plus agréable maîtresse de Paris! Elle vous reçoit dans un appartementmagnifique, elle est couverte de diamants, elle ne vous coûterapas un sou, si vous le voulez, et vous n’êtes pas content. Quediable! vous en demandez trop. –Vous avez raison, mais c’est plus fort que moi, l’idée que cethomme est son amant me fait un mal affreux. –D’abord, reprit Prudence, est-il encore son amant? C’est un homme dont elle a besoin, voilà tout. –Depuis deux jours, elle lui fait fermer sa porte; il est venuce matin, elle n’a pas pu faire autrement que d’accepter sa logeet de le laisser l’accompagner. Il l’a reconduite, il monte uninstant chez elle, il n’y reste pas, puisque vous attendez ici.Tout cela est bien naturel, il me semble. D’ailleurs vous acceptez bien le duc? –Oui, mais celu-là est un vieillard, et je suis sûr que Margueriten’est pas sa maîtresse. Puis, on peut souvent accepter une liaison et n’en pas accepter deux. Cette facilité ressemble tropà un calcul et rappoche l’homme qui y consent, même par amour,de ceux qui, un étage plus bas, font un métier de ce consentementet un profit de ce métier. –Ah! mon cher, que vous êtes arrière! combien en ai-je vues, et des plus nobles, des plus élégants, des plus riches, fairece que je vous conseille, et cela sans effort, sans honte,sans remords! Mais cela se voit tous les jours. Mais commentvoudriez-vous que les femmes entretenues de Paris fissent poursoutenir le train qu’elles mènent, si elles n’avaient pas troisou quatre amants à la fois? Il n’y a pas de fortune, si considérable qu’elle soit, qui puisse subvenir seule auxdépenses d’une femme comme Marguerite. Une fortune de cinqcent mille francs de rente est une fortune énorme en France;eh bien, mon cher ami, cinq cent mille francs de rente n’enviendraient pas à bout, et voici pourquoi: Un homme qui a unpareil revenu a une maison montée, des chevaux, des domestiques,des voitures, des chasses, des amis; souvent il est marié,il a des enfants, il fait courir, il joue, il voyage, que sais-je, moi! Toutes ces habitudes sont prises de telle façonqu’il ne peut s’en défaire san passer pour être ruiné et sansfaire scandale. Tout compte fait, avec cinq cent mille francspar an, il ne peut pas donner à une femme plus de quarante oucinquante mille francs dans l’année, et encore, c’est beaucoup.Eh bien, d’autres amours complètent la dépense annuelle de lafemme. Avec Marguerite, c’est encore plus commode; elle esttombée par un miracle du ciel sur un vieillard riche à dixmillions, dont la femme et la fille sont mortes, qui n’a plusque des neveux riches eux-mêmes, qui lui donne tout ce qu’elleveut sans rien lui demander en échange; mais elle ne peut paslui demander plus de soixante-dix mille francs par an, et je suis sûre que si elle lui en demandait davantage, malgré safortune et l’affection qu’il a pour elle, il le lui refuserait. Tous ces jeunes gens ayant vingt ou trente mille livres de renteà Paris, c’est-à-dire à peine de quoi vivre dans le monde qu’ilsfréquentent, savent très bien, quand ils sont les amants d’unefemme comme Marguerite, qu’elle ne pourrait pas seulement payerson appartement et ses domestiques avec ce qu’ils lui donnent.Ils ne lui disent pas qu’ils le savent, ils ont l’air de ne rienvoir, et quand ils en ont assez ils s’en vont. S’ils ont lavanité de suffire à tout, ils se ruinent comme des sots et vontse faire tuer en Afrique après avoir laissé cent mille francs de dettes à Paris. Croyez-vous que la femme leur en soit reconnaîssante? Pas le moins du monde. Au contraire, elle ditqu’elle leur a sacrifié sa position et que pendant qu’elle étaitavec eux, elle perdait de l’argent. Ah! vous trouvez tous cesdétails honteux, n’est-ce pas? ils sont vrais. Vous êtes uncharmant garçon, que j’aime de tout mon cœur, je vis depuis vingt ans parmi les femmes entretenues, je sais ce qu’elles sontet ce qu’elles valent, et je ne voudrais pas vous voir prendreau sérieux le caprice qu’une jolie fille a pour vous. Puis, outre cela, admettons, continua Prudence, que Margueritevous aime assez pour renoncer au comte et au duc, dans le casoù celui-ci s’apercervrait de votre liaison et lui dirait dechoisir entre vous et lui, le sacrifice qu’elle vous ferait serait énorme, c’est incontestable. Quel sacrifice égalpourriez-vous lui faire, vous? quand la satiété serait venue,quand vous n’en voudriez plus enfin, que feriez-vous pour ladédommager de ce que vous lui auriez fait perdre! Rien. Vousl’auriez isolée du monde dans lequel étaient sa fortune et sonavenir, elle vous aurait donné ses plus belles années, et elleserait oubliée. Ou vous seriez un homme ordinaire, alors, luijetant son passé à la face, vous lui diriez qu’en la quittantvous ne faites qu’agir comme ses autres amants, et vousl’abandonneriez à une misère certaine; ou vous seriez un honnêtehomme, et vous croyant forcé de la garder auprès de vous, vousvous livreriez vous-même à un malheur inévitable, car cetteliaison, excusable chez le jeune homme, ne l’est plus chezl’homme mûr. Elle devient un obstacle à tout, elle ne permet nila famille, ni l’ambition, ces secondes et dernières amours del’homme. Croyez-m’en donc, mon ami, prenez les choses pour cequ’elles valent, les femmes pour ce qu’elles sont, et ne donnezpas à une fille entretenue le droit de se dire votre créancièreen quoi que ce soit. C’était sagement raisonné et d’une logique dont j’aurais cruPrudence incapable. Je ne trouvai rien à lui répondre, sinonqu’elle avait raison; je lui donnai la main et la remerciaide ses conseils. –Allons, allons, me dit-elle, chassez-moi ces mauvaises théories,et riez; la vie est charmante, mon cher, c’est selon le verrepar lequel on la regarde. Tenez, consultez votre ami Gaston, envoilà un qui me fait l’effet de comprendre l’amour comme je lecomprends. Ce dont il faut que vous soyez convaincu, sans quoi vous deviendrez un garçon insipide, c’est qu’il y a à côté d’iciune belle fille qui attend impatiemment que l’homme qui est chezelle s’en aille, qui pense à vous, qui vous garde sa nuit et quivous aime, j’en suis certaine. Maintenant venez vous mettre àla fenêtre avec moi, et regardons partir le comte qui ne va pastarder à nous laisser la place. Prudence ouvrit une fenêtre, et nous nous accoudâmes à côté l’unde l’autre sur le balcon. Elle regardait les rares passants, moi je rêvais. Tout ce qu’elle m’avait dit me bourdonnait dans la tête, et jene pouvais m’empêcher de convenir qu’elle avait raison; maisl’amour réel que j’avais pour Marguerite avait peine às’accommoder de cette raison-là. Aussi poussais-je de tempsen temps des soupirs qui faisaient retourner Prudence, et luifaisaient hausser les épaules comme un médecin qui désespèred’un malade. “Comme on s’apercoit que la vie doit être courte, disais-je enmoi-même, par la rapidité des sensations! Je ne connais Marguerite que depuis deux jours, elle n’est ma maîtresse quedepuis hier, et elle a déjà tellement envahi ma pensée, mon cœur et ma vie, que la visite de ce comte de G… est un malheurpour moi.” Enfin le comte sortit, remonta dans sa voiture et disparut. Prudence ferma sa fenêtre. Au même moment Marguerite nous appelait. –Venez vite, on met la table, disait-elle, nous allons souper. Quand j’entrai chez elle, Marguerite courut à moi, me sauta aucou et m’embrassa de toutes ses forces. –Sommes-nous toujours maussade? me dit-elle. –Non, c’est fini, répondit Prudence, je lui ai fait de la morale, et il a promis d’être sage. –A la bonne heure! Malgré moi, je jetai les yeux sur le lit, il n’était pas défait:quant à Marguerite, elle était déjà en peignoir blanc. On se mit à table. Charme, douceur, expansion, Marguerite avait tout, et j’étaisbien forcé de temps en temps de reconnaître que je n’avais pasle droit de lui demander autre chose; que bien des gens seraientheureux à ma place, et que, comme le berger de Virgne, je n’avaisqu’à jour des loisirs qu’un dieu ou plutôt qu’une déesse me faisait. J’essayai de mettre en pratique les théories de Prudence et d’êtreaussi gai que mes deux compagnes; mais ce qui chez elles étaitnature, chez moi était effort, et le rire nerveux que j’avais, etauquel elles se trompèrent, touchait de bien près aux larmes. Enfin le souper cessa, et je restai seul avec Marguerite. Ellealla, comme elle en avait l’habitude, s’asseoir sur son tapisdevant le feu et regarder d’un air triste la flamme du foyer.  Elle songeait! A quoi? je l’ignore; moi, je la regardais avecamour et presque avec terreur en pensant à cee que j’étais prêtà souffrir pour elle. –Sais-tu à quoi je pensais? –Non. –A une combinaison que j’ai trouvée. –Et quelle est cette combinaison? –Je ne puis pas encore te la confier, mais je puis te dire cequi en résulterait. Il en résulterait que dans un mois d’icije serais libre, je ne devrais plus rien, et nous irions passerensemble l’été à la campagne. –Et vous ne pouvez pas me dire par quel moyen? –Non, il faut seulement que tu m’aimes comme je t’aime, ettout réussira. –Et c’est vous seule qui avez trouvé cette combinaison? –Oui. –Et vous l’exécuterez seule? –Moi seule aurai les ennuis, me dit Marguerite avec un sourire que je n’oublierai jamais, mais nous partagerons les bénéfices. Je ne pus m’empêcher de rougir à ce mot de bénéfices; je merappelai Manon Lascaut mangeant avec Desgrieux l’argent de M. de B… Je répondis d’un ton un peu dur et en me levant: –Vous me permettez, ma chère Marguerite, de ne partager lesbénéfices que des entreprises que je conçois et que j’exploitemoi-même. –Qu’est-ce que cela signifie? –Cela signifie que je soupçonne fort M. le comte de G… d’êtrevotre associé dans cette heureuse combinaison dont je n’accepteni les charges ni les bénéfices. –Vous êtes un enfant. Je croyais que vous m’aimiez, je me suistrompée, c’est bien. Et, en même temps, elle se leva, ouvrit son piano et se remit àjouer l’Invitation à la valse, jusqu’à ce fameux passage en majeurqui l’arrêtait toujours. Était-ce par habitude, où pour me rappeler le jour où nous nousétions connus? Tout ce que je sais, c’est qu’avec cette mélodieles souvenirs me revinrent, et, ma’approchant d’elle, je lui prisla tête entre mes mains et l’embrassai. –Vous me pardonnez? lui dis-je. –Vous le voyez bien, me répondit-elle; mais remarquez que nousn’en sommes qu’au second jour, et que déjà j’ai quelque chose àvous pardonner. Vous tenez bien mal vos promesses d’obéissanceaveugle. –Que voulez-vous, Marguerite, je vous aime trop, et je suisjaloux de la moindre de vos pensées. Ce que vous m’avezproposé tout à l’heure me rendrait fou de joie, mais le mystèrequi précède l’exécution de ce projet me serre le cœur. –Voyons, raissonons un peu, reprit-elle en me prenant les deuxmains et en me regardant avec un charmant sourire auquel il m’était impossible de résister; vous m’aimez, n’est-ce pas, etvous seriez heureux de passer trois ou quatre mois à la campagneavec moi seule; mois aussi, je serais heureuse de cette solitudeà deux, non seulement j’en serais heureuse, mais j’en ai besoinpour ma santé. Je ne puis quitter Paris pour un si long tempssans mettre ordre à mes affaires, et les affaires d’une femme comme moi sont toujours très embrouillées; eh bien, j’ai trouvéle moyen de tout concilier, mes affaires et mon amour pour vous,oui, pour vous, ne riez pas, j’ai la folie de vous aimer! etvoilà que vous prenez vous grands airs et me dites des grandsmots. Enfant, trois fois enfant, rappelez-vous seulement queje vous aime, et ne vous inquiétez de rien.–Est-ce convenu, voyons? –Tout ce que vous voulez est convenu, vous le savez bien. –Alors, avant un mois, nous serons dans quelque village, ànous promener au bord de l’eau et à boire du lait. Cela voussemble étrange que je parle ainsi, moi, Marguerite Gautier;cela vient, mon ami, de ce que quand cette vie de Paris, quisemble me rendre si heureuse, ne me brûle pas, elle m’ennuie,et alors j’ai des aspirations soudaines vers une existence pluscalme qui me rappellerait mon enfance. On a toujours eu uneenfance, quoi que que l’on soit devenue. Oh! soyez tranquille,je ne vais pas vous dire que je suis la fille d’un colonel enretraite et que j’ai été élevée à Saint-Denis. Je suis unepauvre fille de la campagne, et je ne savais pas écrire mon nom il y a six ans. Vous voilà rassuré, n’est-ce pas? Pourquoiest-ce à vous le premier à qui je m’adresse pour partager la joie du désir qui m’est venu? Sans doute parce que j’ai reconnueque vous m’aimiez pour moi et non pour vous, tandis que les autresne m’ont jamais aimée que pour eux. J’étais bien souvent à la compagne, mais jamais comme j’auraisvoulu y aller. C’est sur vous que je compte pour ce bonheurfacile, ne soyez donc pas méchant et accordez-le-moi. Dites-vousceci: Elle ne doit pas vivre vieille, et je me repentirais unjour de n’avoir pas fait pour elle la première chose qu’elle m’ademandée, et qu’il était si facile de faire. Que répondre à de pareilles paroles, surtout avec le souvenird’une première nuit d’amour, et dans l’attente d’une seconde? Une heure après, je tenais Marguerite dans mes bras, et elle m’eût demandé de commettre un crime que je lui eusse obéi. A six heures du matin je partis, et avant de partir je lui dis: –A ce soir? Elle m’embrassa plus fort, mais elle ne me répondit pas. Dans la journée, je reçus une lettre qui contenait ces mots: “Cher enfant, je suis un peu souffrante, et le médecin m’ordonnele repos. Je me coucherai de bonne heure ce soir et ne vous verrai pas. Mais, pour vous récompenser, je vous attendrai demain à midi. Je vous aime.” Mon premier mot fut: Elle me trompe! Une sueur glacée passa sur mon front, car j’aimais déjà tropcette femme pour que ce soupçon ne me bouleversât point. Et cependant je devais m’attendre à cet événement presque tousles jours avec Marguerite, et cela m’était arrivé souvent avecmes autres maîtresses, sans que je n’en préoccupasse fort.D’où venait donc l’empire que cette femme prenait sur ma vie? Alors je songeai, puisque j’avais la clef de chez elle, à allerla voir comme de coutume. De cette façon je saurais bien vitela vérité, et si je trouvais un homme, je le souffletterais. En attendant j’allai aux Champs-Élysées. J’y restai quatreheures. Elle ne parut pas. Le soir, j’entrai dans tous lesthéâtres où elle avait l’habitude d’aller. Elle n’était dansaucun. A onze heures, je me rendis rue d’Antin. Il n’y avait pas de lumière aux fenêtres de Marguerite. Jesonnai néanmoins. Le portier me demanda où j’allais. –Chez mademoiselle Gautier, lui dis-je. –Elle n’est pas rentrée. –Je vais monter l’attendre. –Il n’y a personne chez elle. Évidemment c’était là une consigne que je pouvais forcer puisquej’avais la clef, mais je craignis un esclandre ridicule, et jesortis. Seulement, je ne rentrai pas chez moi, je ne pouvais quitter larue, et ne perdais pas des yeux la maison de Marguerite. Il mesemblait que j’avais encore quelque chose à apprendre, ou du moinsque mes soupçons allaient se confirmer. Vers minuit, un coupé que je connaissais bien s’arrêta vers lenuméro 9. Le comte de G… en descendit et entra dans la maison, après avoir congédié sa voiture. Un moment j’espérai que, comme à moi, on allait lui dire queMarguerite n’était pas chez elle, et que j’allais le voir sortir;mais à quatre heures du matin j’attendais encore. J’ai bien souffert depuis trois semaines, mais ce n’est rien, jecrois, en comparaison de ce que je souffris cette nuit-là. 14 Rentré chez moi, je me mis à pleurer comme un enfant. Il n’y a pas d’homme qui n’ait été trompé au moins une fois, et qui nesache ce que l’on souffre. Je me dis, sous le poids de ces résolutions de la fièvre quel’on croit toujours avoir la force de tenir, qu’il fallaitrompre immédiatement avec cet amour, et j’attendis le jour avecimpatience pour aller retenir ma place, retourner auprès de monpère et de ma sœur, double mon amour dont j’étais certain, et qui ne me tromperait pas, lui. Cependant je ne voulais pas partir sans que Marguerite sût bienpourquoi je partais. Seul, un homme qui n’aime décidément plussa maîtresse la quitte sans lui écrire. Je tis et refis vingt lettres dans ma tête. J’avais eu affaire à une fille semblable à toutes les fillesentretenues, je l’avais beaucoup trop poétisée, elle m’avaittraité en écolier, en employant, pour me tromper, une rused’une simplicité insultante, c’était clair. Mon amour-propreprit alors le dessus. Il fallait quitter cette femme sans luidonner la satisfaction de savoir ce que cette rupture me faisaitsouffrir, et voici ce que je lui écrivis de mon écriture la plusélégante, et des larmes de rage et de douleur dans les yeux: “Ma chère Marguerite, “J’espère que votre indisposition d’hier aura été peu de chose.J’ai été à onze heures du soir, demander de vos nouvelles, etl’on m’a répondu que vous n’étiez pas rentrée. M. de G… aété plus heureux que moi, car il s’est présenté quelques instantsaprès, et à quatre heures du matin il était encore chez vous. Pardonnez-moi les quelques heures ennuyeuses que je vous ai faitpasser, et soyez sûre que je n’oublierai jamais les momentsheureux que je vous dois. Je serais bien allé savoir de vos nouvelles aujourd’hui, mais je compte retourner près de mon père. Adieu, ma chère Marguerite; je ne suis ni assez riche pour vousaimer comme je le voudrais, ni assez pauvre pour vous aimercomme vous le voudriez. Oublions donc, vous, un nom qui doitvous être à peu près indifférent, moi, un bonheur qui me devientimpossible. Je vous renvoie votre clef, qui ne m’a jamais servi et qui pourravous être utile, si vous êtes souvent malade comme vous l’étiezhier.” Vous le voyez, je n’avais pas eu la force de finir cette lettresans une impertinente ironie, ce qui prouvait combien j’étaisencore amoureux. Je lus et relus dix fois cette lettre, et l’idée qu’elle feraitde la peine à Marguerite me calma un peu. J’essayai de m’enhardirdans les sentiments qu’elle affectait, et quand, à huit heures,mon domestique entre chez moi, je la lui remis pour qu’il laportât tout de suite. –Faudra-t-il attendre une réponse? me demanda Joseph (mondomestique s’appelait Joseph, comme tous les domestiques). –Si l’lon vous demande s’il y a une réponse, vous direz quevous n’en savez rien et vous attendrez. Je me rattachais à cette espérance qu’elle allait me répondre. Pauvres et faibles que nous sommes! Tout le temps que mon domestique resta dehors, je fus dans uneagitation extrème. Tantôt me rappelant comment Marguerite s’étaitdonnée à moi, je me demandais de quel droit je lui écrivais unelettre impertinente, quand elle pouvait me répondre que ce n’étaitpas M. de G… qui me trompait, mais moi qui trompais M. de G…;raisonnement qui permet à bien des femmes d’avoir plusieurs amants.Tantôt, me rappelant les serments de cette fille, je voulais meconvaincre que ma lettre était trop douce encore et qu’il n’yavait pas d’expressions assez fortes pour flétrir une femme quise riait d’un amour aussi sincère que le mien. Puis, je medisais que j’aurais mieux fait de ne pas lui écrire, d’aller chezelle dans la journée, et que, de cette façon, j’aurais joui deslarmes que je lui aurais fait répandre. Enfin, je me demandais ce qu’elle allait me répondre, déjà prêtà croire l’excuse qu’elle me donnerait. Joseph revint. –Eh bien? lui dis-je. –Monsieur, me répondit-il, madame était couchée et dormaitencore, mais dès qu’elle sonnera, on lui remettra la lettre,et s’il y a une réponse on l’apportera. Elle dormait! Vingt fois je fus sur le point de renvoyer chercher cette lettre,mais je me disais toujours: –On la lui a peut-être déjà remise, et j’aurais l’air de me repentir. Plus l’heure à laquelle il était vraisemblable qu’elle me réponditapprochait, plus je regrettais d’avoir écrit. Dix heures, onze heures, midi sonnèrent. A midi, je fus au moment d’aller au rendez-vous, comme si rienne s’était passé. Enfin, je ne savais qu’imaginer pour sortirdu cercle de fer qui m’étreignait. Alors, je crus, avec cette superstition des gens qui attendent,que, si je sortais un peu, à mon retour je trouverais uneréponse. Les réponses impatiemment attendues arrivent toujoursquand on n’est pas chez soi. Je sortis sous prétexte d’aller déjeuner. Au lieu de déjeuner au café Foy, au coin de boulevard, comme j’avais l’habitude de le faire, je préférai aller déjeuner auPalais-Royal et passer par la rue d’Antin. Chaque fois quede loin j’apercevais une femme, je croyais voir Nanine m’apportant une réponse. Je passais rue d’Antin sans avoirmême rencontré un commissionnaire. J’arrivai au Palais-Royal,j’entrai chez Véry. Le garçon me fit manger ou plutôt meservit ce qu’il voulut, car je ne mangeai pas. Malgré moi, mes yeux se fixaient toujours sur la pendule. Je rentrai, convaincu que j’allais trouver une lettre de Marguerite. Le portier n’avait rien reçu. J’espérais encore dans mon domestique.Celui-ci n’avait vu personne depuis mon départ. Si Marguerite avait dû me répondre, elle m’eût répondu depuis longtemps. Alors, je me mis à regretter les termes de ma lettre; j’aurais dû me taire complétement, ce qui eut sans doute fait faire unedémarche à son inquiétude; car, ne me voyant pas venir au rendez-vous la veille, elle m’eût demandé les raisons de monabsence, et alors seulement j’eusse dû les lui donner. De cettefaçon, elle n’eût pu faire autrement que de se disculper, et ceque je voulais, c’était qu’elle se disculpât. Je sentais déjàque quelques raisons qu’elle m’eût objectées, je les aurais crues, et que j’aurais mieux tout aimé que de ne plus la voir. J’en arrivai à croire qu’elle avait venir elle-même chez moi,mais les heures se passèrent et elle ne vint pas. Décidément, Marguerite n’était pas comme toutes les femmes, caril y en a bien peu qui, en recevant une lettre semblable àcelle que je venais d’écrire, ne répondent pas quelque chose. A cinq heures, je courus aux Champs-Élysées. –Si je la rencontre, pensais-je, j’affecterai un air indifférent,et elle sera convaincue que je ne songe déjà plus à elle. Au tournant de la rue Royale, je la vis passer dans sa voiture;la rencontre fut si brusque que je pâlis. J’ignore si elle vitmon émotion; moi, j’étais si troublé que je ne vis que sa voiture. Je ne continuai pas ma promenade aux Champs-Élysées. Je regardailes affiches des théâtres, car j’avais encore une chance de la voir. Il y avait une première représentation au Palais-Royale. Margueritedevait évidemment y assister. J’étais au théâtre à sept heures. Toutes les loges s’emplirent, mais Marguerite ne parut pas. Alors, je quittai le Palais-Royale, et j’entrai dans tous lesthéâtres où elle allait le plus souvent, au Vaudeville, auxVariétés, à l’Opéra-Comique. Elle n’était nulle part. Ou ma lettre lui avait fait trop de peine pour qu’elle s’occupâtde spectacle, ou elle craignait de se trouver avec moi, etvoulait éviter une explication. Voilà ce que ma vanité me soufflait sur le boulevard, quand jerencontrai Gaston que me demanda d’où je venais. –Du Palais-Royal. –Et moi de l’Opéra, me dit-il; je croyais même vous y voir. –Pourquoi? –Parce que Marguerite y était. –Ah! elle y était? –Oui. –Seule? –Non, avec une de ses amies. –Voilà tout? –Le comte de G… est venu un instant dans sa loge; mais elles’en est allée avec le duc. A chaque instant je croyais vousvoir paraître. Il y avait à côté de moi une stalle qui estrestée vide toute la soirée, et j’étais convaincu qu’elle étaitlouée par vous. –Mais pourquoi irais-je où Marguerite va? –Parce que vous êtes son amant, pardieu! –Et qui vous a dit cela? –Prudence, que j’ai rencontrée hier. Je vous en félicite, moncher; c’est une jolie maîtresse que n’a pas qui veut. Gardez-la,elle vous fera honneur. Cette simple réflexion de Gaston me montra combien mes susceptibilites étaient ridicules. Si je l’avais rencontré la veille et qu’il m’eût parlé ainsi,je n’eusse certainement pas écrit la sotte lettre du matin. Je fus au moment d’aller chez Prudence et de l’envoyer dire àMarguerite que j’avais à lui parler; mais je craignais que pourse venger elle ne me répondît qu’elle ne pouvait pas me recevoir,et je rentrai chez moi après être passé par la rue d’Antin. Je demandai de nouveau à mon portier s’il avait une lettre pourmoi. Rien! Elle aura voulu voir si je ferais quelque nouvelle démarche etsi je rétracterais ma lettre aujourd’hui, me dis-je en me couchant, mais voyant que je ne lui écris pas, elle m’écrirademain. Ce soir-là, surtout je me repentis de ce que j’avais fait. J’étais seul chez moi, ne pouvant dormir, dévoré d’inquiètudeet de jalousie quand en laissant suivre aux choses leur véritable cours, j’aurais dû être auprès de Marguerite etm’entendre dire les mots charmants que je n’avais entendusque deux fois, et qui me brûlaient les oreilles dans masolitude. Ce qu’il y avait d’affreux dans ma situation, c’est que leraisonnement me donnait tort; en effet, tout me disait queMarguerite m’aimait. D’abord, ce projet de passer un étéavec moi seul à la campagne, puis cette certitude que rien nela forçait à être ma maîtresse, puisque ma fortune étaitinsuffisante à ses besoins et même à ses caprices. Il n’yavait donc eu chez elle que l’espérance de trouver en moi uneaffection sincère, capable de la reposer des amours mercenairesau milieu desquelles elle vivait, et dès le second jour jedétruisais cette espérance, et je payais en ironie impertinentel’amour accepté pendant deux nuits. Ce que je faisais étaitdonc plus que ridicule, c’était indélicat. Avais-je seulementpayé cette femme, pour avoir le droit de blâmer sa vie, etn’avais-je pas l’air, en me retirant dès le second jour, d’unparasite d’amour qui craint qu’on ne lui donne la carte de sondîner? Comment! il y avait trente-six heures que je connaissaisMarguerite; il y en avait vingt-quatre que j’étais son amant,et je faisais le susceptible; et au lieu de me trouver tropheureux qu’elle partageât pour moi, je voulais avoir tout à moiseul, et la contraindre à briser d’un coup les relations de sonpassé qui étaient les revenus de son avenir. Qu’avais-je à luireprocher? Rien. Elle m’avait écrit qu’elle était souffrante,quand elle eût pu me dire tout crûment, avec la hideuse franchisede certaines femmes, qu’elle avait un amant à recevoir; et au lieu de croire à sa lettre, au lieu d’aller me promener dans toutes les rues de Paris, excepté dans la rue d’Antin; au lieude passer ma soirée avec mes amis et de me présenter le lendemainà l’heure qu’elle m’indiquait, je faisais l’Othello, je l’espionnais,et je croyais la punir en ne la voyant plus. Mais elle devait être enchantée au contraire de cette séparation; mais elle devaitme trouver souverainement sot, et son silence n’était pas mêmede la rancune; c’était du dédain. J’aurais dû alors faire à Marguerite un cadeau qui ne luilaissât aucun doute sur ma générosité, et qui m’eût permis,la traitant comme une fille entretenue, de me croire quitteavec elle; mais j’eusse cru offenser par la moindre apparencede trafic, sinon l’amour qu’elle avait pour moi, du moinsl’amour que j’avais pour elle, et puisque cet amour étaitsi pur qu’il n’admettait pas le partage, il ne pouvait payerpar un présent, si beau qu’il fût, le bonheur qu’on lui avaitdonné, si court qu’eût été ce bonheur. Voilà ce que je me répetais la nuit, et ce qu’à chaque instantj’étais prêt à aller dire à Marguerite. Quand le jour parut, je ne dormais pas encore, j’avais la fièvre;il m’était impossible de penser à autre chose qu’à Marguerite. Comme vous le comprenez, il fallait prendre un parti décisif, eten finir avec la femme ou avec mes scruples, si toutefois elleconsentait encore à me recevoir. Mais, vous le savez, on retarde toujours un parti décisif: aussi,ne pouvant rester chez moi, n’osant me présenter chez Marguerite,j’essayai un moyen de me rapprocher d’elle, moyen que mon amour-propre pourrait mettre sur le compte du hasard, dans lecas où il réussirait. Il était neuf heures; je courus chez Prudence, qui me demandaà quoi elle devait cette visite matinale. Je n’osais pas lui dire franchement ce qui m’amenait. Je luirépondis que j’étais sorti de bonne heure pour retenir une place à la diligence de C… où demeurait mon père. –Vous êtes bien heureux, me dit-elle, de pouvoir quitter Parispar ce beau temps-là. Je regardai Prudence, me demandant si elle se moquait de moi. Mais son visage était sérieux. –Irez-vous dire adieu à Marguerite? reprit-elle toujourssérieusement. –Non. –Vous faites bien. –Vous trouvez? –Naturellement. Puisque vous avez rompu avec elle, à quoi bonla revoir? –Vous savez donc notre rupture? –Elle m’a montré votre lettre. –Et que vous a-t-elle dit? –Elle m’a dit: “Ma chère Prudence, votre protégé n’est pas poli:on pense ces lettres-là, mais on ne les écrit pas.” –Et de quel ton vous a-t-elle dit cela? –En riant et elle a ajouté: “Il a soupé deux fois chez moi, et il ne me fait même pas devisite de digestion.” Voilà l’effet que ma lettre et mes jalousies avaient produit. Je fus cruellement humilié dans la vanité de mon amour. –Et qu’a-t-elle fait hier au soir? –Elle est allée à l’Opéra. –Je le sais. Et ensuite? –Elle a soupé chez elle. –Seule? –Avec le comte de G…, je crois. Ainsi ma rupture n’avait rien changé dans les habitudes deMarguerite. C’est pour ces circonstances-là que certaines gens vous disent: –Il fallait ne plus penser à cette femme qui ne vous aimait pas. –Allons, je suis bien aise de voir que Marguerite ne se désolepas pour moi, repris-je avec un sorire forcé. –Et elle a grandement raison. Vous avez fait ce que vous deviezfaire, vous avez été plus raisonnable qu’elle, car cette fille-làvous aimait, elle ne faisait que parler de vous, et aurait étécapable de quelque folie. –Pourquoi ne m’a-t-elle pas répondu, puisqu’elle m’aime? –Parce qu’elle a compris qu’elle avait tort de vous aimer. Puis les femmes permettent quelquefois qu’on trompe leuramour, jamais qu’on blesse leur amour-propre, et l’on blessetoujours l’amour-propre d’une femme quand, deux jours aprèsqu’on est son amant, on la quitte, quelles que soient les raisons que l’on donne à cette rupture. Je connais Marguerite,elle mourrait plutôt que de vous répondre. –Que faut-il que je fasse alors? –Rien. Elle vous oubliera, vous oublierez, et vous n’aurez rienà vous reprocher l’un à l’autre. –Mais si je lui écrivais pour lui demander pardon? –Gardez-vous-en bien, elle vous pardonnerait. Je fus sur le point de sauter au cou de Prudence.  Un quart d’heure après, j’étais rentré chez moi et j’écrivaisà Marguerite: “Quelqu’un qui se repent d’une lettre qu’il a écrite hier, quipartira demain si vous ne lui pardonnez, voulait savoir à quelleheure il pourra déposer son repentir à vos pieds. Quand vous trouvera-t-il seule? car, vous le savez, les confessionsdoivent être faites san témoins.” Je pliai cette espèce de madrigal en prose, et je l’envoyai par Joseph, qui remit la lettre à Marguerite elle-même, laquelle luirépondit qu’elle répondrait plus tard. Je ne sortis qu’un instant pour aller dîner, et à onze heures dusoir, je n’avais pas encore de réponse. Je résolus alors de ne pas souffrir plus longtemps et de partirle lendemain. En conséquence de cette résolution, convaincu que je ne m’endormiraispas si je me couchais, je me mis à faire mes malles. 15 Il y avait à peu près une heure que Joseph et moi nous préparionstout pour mon départ, lorsqu’on sonna violemment à ma porte. –Faut-il ouvrir? me dit Joseph. –Ouvrez, lui dis-je, me demandant qui pouvait venir à pareilleheure chez moi, et n’osant croire que ce fût Marguerite. –Monsieur, me dit Joseph en rentrant, ce sont deux dames. –C’est nous, Armand, me cria une voix que je reconnus pour cellede Prudence. Je sortis de ma chambre. Prudence, debout, regardait les quelques curiosités de mon salon;Marguerite, assise sur le canapé, réfléchissait. Quand j’entrai, j’allai à elle, je m’agenouillai, je lui prisles deux mains, et, tout ému, je lui dis: Pardon: Elle m’embrassa au front et me dit: –Voilà déjà trois fois que je vous pardonne. –J’allais partir demain. –En quoi ma visite peut-elle changer votre résolution? Jene viens pas pour vous empêcher de quitter Paris. Je viensparce que je n’ai pas eu dans la journée le temps de vousrépondre, et que je n’ai pas voulu vous laisser croire que je fusse fâchée contre vous. Encore Prudence ne voulait-ellepas que je vinesse; elle disait que je vous dérangerais peut-être. –Vous, me déranger, vous Marguerite! et comment? –Dame! Vous pourviez avoir une femme chez vous, réponditPrudence, et cela n’aurait pas été amusant pour elle d’envoir arriver deux. Pendant cette observation de Prudence, Marguerite me regardaitattentivement. –Ma chère Prudence, répondis-je, vous ne savez pas ce quevous dites. –C’est qu’il est très gentil votre appartement, répliquaPrudence; peut-on voir la chambre à coucher! –Oui. Prudence passa dans ma chambre, moins pour la visiter que pourréparer la sottise qu’elle venait de dire, et nous laisser seuls,Marguerite et moi. –Pourquoi avez-vous amené Prudence? lui dis-je alors. –Parce qu’elle était avec moi au spectacle, et qu’en partantd’ici je voulais avoir quelqu’un pour m’accompagner. –N’étais-je pas là? –Oui; mais outre que je ne voulais pas vous déranger, j’étaisbien sûre qu’en venant jusqu’à ma porte vous me demanderiez àmonter chez moi, et, comme je ne pouvais pas vous l’accorder,je ne voulais pas que vous partissiez avec le droit de mereprocher un refus. –Et pourquoi ne pouviez-vous pas me recevoir? –Parce que je suis très surveillée, et que le moindresoupçon pourrait me faire le plus grand tort. –Est-ce bien la seule raison? –S’il y en avait une autre, je vous la dirais; nous n’ensommes plus à avoir des secrets l’un pour l’autre. –Voyons, Marguerite, je ne veux pas prendre plusieurs cheminspour en arriver à ce que je veux vous dire. Franchement, m’aimez-vous un peu? –Beaucoup. –Alors, pourquoi m’avez-vous trompé? –Mon ami, si j’étais madame la duchesse telle ou telle, sij’avais deux cent mille livres de rente, que je fusse votremaîtresse et que j’eusse un autre amant que vous, vous auriezle droit de me demander pourquoi je vous trompe; mais je suismademoiselle Marguerite Gautier, j’ai quarante mille francsde dettes, pas un sou de fortune, et je dépense cent mille francs par an, votre question devient oiseuse et ma réponseinutile. –C’est juste, dis-je en laissant tomber ma tête sur les genoux de Marguerite, mais moi je vous aime comme un fou. –Eh bien, mon ami, il fallait m’aimer un peu moins ou mecomprendre un peu mieux. Votre lettre m’a fait beaucoupde peine. Si j’avais été libre, d’abord je n’aurais pasreçu le comte avant-hier, ou, l’ayant reçu, je serais venuevous demander le pardon que vous me demandiez tout à l’heure,et je n’aurais pas à l’avenir d’autre amant que vous. J’aicru un moment que je pourrais me donner ce bonheur-là pendantsix mois; vous ne l’avez pas voulu; vous teniez à connaîtreles moyens étaient bien faciles à deviner. C’était un sacrificeplus grand que vous ne croyez que je faisais en les employant.J’aurais pu vous dire: j’ai besoin de vingt mille francs;vous étiez amoureux de moi, vous les eussiez trouvés, au risquede me les reprocher plus tard. J’ai mieux aimé ne rien vousdevoir; vous n’avez pas compris cette délicatesse, car c’enest une. Nous autres, quand nous avons encore un peu de cœur,nous donnons aux mots et aux choses une extension et un développement inconnus aux autres femmes; je vous répète doncque de la part de Marguerite Gautier le moyen qu’elle trouvaitde payer ses dettes sans vous demander l’argent nécessairepour cela était une délicatesse dont vous devriez profitersans rien dire. Si vous ne m’aviez connue qu’aujourd’hui,vous seriez trop heureux de ce que je vous promettrais, etvous ne me demanderiez pas ce que j’ai fait avant-hier. Noussommes quelquefois forcées d’acheter une satisfaction pour notre âme aux dépens de notre corps, et nous souffrons biendavantage quand, après, cette satisfaction nous échappe.  J’écoutais et je regardais Marguerite avec admiration. Quandje songeais que cette merveilleuse créature, dont j’eusseenvié autrefois de baiser les pieds, consentait à me faireentrer pour quelque chose dans sa pensée, à me donner un rôledans sa vie, et que je ne me contentais pas encore de cequ’elle me donnait, je me demandais si le désir de l’hommea des bornes, quand, satisfait aussi promptement que lemien l’avait été, il tend encore à autre chose. –C’est vrai, reprit-elle; nous autres créatures du hasard,nous avons des désirs fantasques et des amours inconcevables.Nous nous donnons tantôt pour une chose, tantôt pour une autre.Il y a des gens qui se ruineraient sans rien obtenir de nous,il y en a d’autres qui nous ont avec un bouquet. Notre cœura des caprices; c’est sa seule distraction et sa seule excuse.Je me suis donnée à toi plus vite qu’à aucun homme, je te lejure; pourquoi? parce que me voyant cracher le sang tu m’aspris la main, parce que tu as pleuré, parce que tu es la seule créature humaine qui ait bien voulu me plaindre. Jevais te dire une folie, mais j’avais autrefois un petit chienqui me regardait d’un air tout triste quand je toussais; c’estle seul être que j’aie aimé. Quand il est mort, j’ai plus pleuré qu’à la mort de ma mère.Il est vrai qu’elle m’avait battue pendant douze ans de sa vie.Eh bien, je t’ai aimé tout de suite autant que mon chien. Siles hommes savaient ce qu’on peut avoir avec une larme, ilsseraient plus aimés et nous serions moins ruineuses. Ta lettre t’a démenti, elle m’a révélé que tu n’avais pastoutes les intelligences du cœur, elle t’a fait plus de tortdans l’amour que j’avais pour toi que tout ce que tu auraispu me faire. C’était de la jalousie, il est vrai, mais dela jalousie ironique et impertinente. J’étais déjà triste,quand j’ai reçu cette lettre, je comptais te voir à midi,déjeuner avec toi, effacer enfin par ta vue une incessantepensée que j’avais, et qu’avant de te connaître j’admettaissans effort. Puis, continua Marguerite, tu étais la seule personne devantlaquelle j’avais cru comprendre tout de suite que je pouvaispenser et parler librement. Tous ceux qui entourent les fillescomme moi ont intérêt à scruter leurs moindres paroles, à tirerune conséquence de leurs plus insignifiantes actions. Nousn’avons naturellement pas d’amis. Nous avons des amants égoïstequi dépensent leur fortune non pas pour nous, comme ils le disent,mais pour leur vanité. Pour ces gens-là, il faut que nous soyons gaies quand ils sontjoyeux, bien portantes quand ils veulent souper, sceptiques commeils le sont. Il nous est défendu d’avoir du cœur sous peined’être huées, et de ruiner notre crédit. Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre,les dernières dans leur estime. Nous avons des amies, mais ce sont des amies comme Prudence, des femmes jadis entertenues quiont encore des goûts de dépense que leur âge ne leur permet plus. Alors elles deviennent nos amies ou plutôt nos commensales. Leuramitié va jusqu’à la servitude, jamais jusqu’au désintéressement.Jamis elles ne vous donneront qu’un conseil lucratif. Peu leurimporte que nous ayons dix amants de plus, pourvu qu’elles ygagnent des robes ou dun bracelet, et qu’elles puissent de tempsen temps se promener dans notre voiture et venir au spectacledans notre loge. Elles ont nos bouquets de la veille et nousempruntent nos cachemires. Elles ne nous rendent jamais unservice, si petit qu’il soit, sans se le faire payer le doublede ce qu’il vaut. Tu l’as vu toi-même le soir où Prudence m’aapporté six mille francs que je l’avais priée d’aller demanderpour moi au duc, elle m’a emprunté cinq cents francs qu’ellene me rendra jamais ou qu’elle me payera en chapeaux qui nesortiront pas de leurs cartons. Nous ne pouvons donc avoir, ou plutôt je ne pouvais donc avoirqu’un bonheur, c’était, triste comme je le suis quelquefois,souffrante comme je le suis toujours, de trouver un homme assezsupérieure pour ne pas me demander compte de ma vie, et pourêtre l’amant de mes impressions bien plus que de mon corps.Cet homme, je l’avais trouvé dans le duc, mais le duc est vieux,et la vieilesse ne protège ni ne console. J’avais cru pouvoiraccepter la vie qu’il me faisait; mais que veux-tu? je périssaisd’ennui et pour faire tant que d’être consumée, autant se jeterdans un incendie que de s’asphyxier avec du charbon. Alors, je t’ai rencontré, toi, jeune, ardent, heureux et j’aiessayé de faire de toi l’homme que j’avais appelé au milieude ma bruyante solitude. Ce que j’aimais en toi, ce n’étaitpas l’homme qui était, mais celui qui devait être. Tu n’acceptespas ce rôle, tu le rejettes comme indigne de toi, tu es un amantvulgaire; fais comme les autres, paye-moi et n’en parlons plus. Marguerite, que cette longue confession avait fatiguée, se rejetasur le dos du canapé, et pour éteindre un faible accès de toux,porta son mouchoir à ses lèvres et jusqu’à ses yeux. –Pardon, pardon, murmurai-je, j’avais compris tout cela, maisje voulais te l’entendre dire, ma Marguerite adorée. Oublionsle reste et ne nous souvenons que d’une chose: c’est que noussommes l’un à l’autre, que nous sommes jeunes et que nous nousaimons. Marguerite, fais de moi tout ce que tu voudras, je suis ton esclave, ton chien; mais au nom du ciel déchire la lettre queje t’ai écrite et ne me laisse pas partir demain; j’en mourrais. Marguerite tira ma lettre du corsage de sa robe, et me la remettant,me dit avec un sourire d’une douceur ineffable: –Tiens, je te la rapportais. Je déchirai la lettre et je baisai avec des larmes la main quime la rendait. En ce moment Prudence reparut. –Dites donc, Prudence, savez-vous ce qu’il me demande? fitMarguerite. –Il vous demande pardon. –Justement. –Et vous pardonnez? –Il le faut bien, mais il veut encore autre chose. –Quoi donc? –Il veut venir souper avec nous. –Et vous y consentez? –Qu’en pensez-vous? –Je pense que vous êtes deux enfants, qui n’avez de tête nil’un ni l’autre. Mais je pense aussi que j’ai très faim etque plus tôt vous consentirez, plus tôt nous souperons. –Allons, dit Marguerite, nous tiendrons trois dans ma voiture.Tenez, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, Nanine sera couchée,vous ouvriez la porte, prenez ma clef, et tâchez de ne plus la perdre. J’embrassai Marguerite à l’étouffer. Joseph entra là-dessus. –Monsieur, me dit-il de l’air d’un homme enchanté de lui, lesmalles sont faites. –Entièrement? –Oui, monsieur. –Eh bien, défaites-les: je ne pars pas. 16 J’aurais pu, me dit Armand, vous raconter en quelques lignes lescommencements de cette liaison, mais je voulais que vous vissiezbien par quels événements et par quelle gradation nous en sommesarrivés, moi à consentir à tout ce que voulait Marguerite, Marguerite, à ne plus pouvoir vivre qu’avec moi. C’est le lendemain de la soirée où elle était venue me trouverque je lui envoyai Manon Lescaut. A partir de ce moment, comme je ne pouvais changer la vie dema maîtresse, je changeai la mienne. Je voulais avant toute chose ne pas laisser à mon esprit le temps de réfléchir sur lerôle que je venais d’accepter, car malgré moi, j’en eusse conçuune grande tristesse. Aussi ma vie, d’ordinaire si calme, revêtit-elle tout à coup une apparence de bruit et de désordre.N’allez pas croire que, si désintéressé qu’il soit, l’amourqu’une femme entretenue a pour vous ne coûte rien. Rien n’estcher comme les mille caprices de fleurs, de loges, de soupers,de parties de campagne qu’on ne peut jamais refuser à sa maîtresse.  Comme je vous l’ai dit, je n’avais pas de fortune. Mon pèreétait et est encore receveur général à G… Il y a une granderéputation de loyauté, grâce à laquelle il a trouvé lecautionnement qu’il lui fallait déposer pour entre en fonction.Cette recette lui donne quarante mille francs par an, et depuisdix ans qu’il l’a, il a remboursé son cautionnement et s’estoccupé de mettre de côté la dot de ma sœur. Mon père est l’homme le plus honorable qu’on puisse rencontrer.Ma mère, en mourant, a laissé six mille francs de rente qu’il apartagés entre ma sœur et moi le jour ou il a obtenu la chargequ’il sollicitait; puis, lorsque j’ai eu vingt et un ans, il ajoint à ce petit revenu une pension annuelle de cinq mille francs,m’assurant qu’avec huit mille francs je pourrais être trèsheureux à Paris, si je voulais à côté de cette rente me créerune position soit dans le barreau soit dans la médecine. Jesuis donc venu à Paris, j’ai fait mon droit, j’ai été reçuavocat, et comme beaucoup de jeunes gens, j’ai mis mon diplômedans ma poche et me suis laissé aller un peu à la vienonchalante de Paris. Mes dépenses étaient fort modestes;seulement je dépensais en huit mois mon revenu de l’année, etje passais les quatre mois d’été chez mon père, ce qui mefaisait en somme douze mille livres de rente et me donnaitla réputation d’un bon fils. Du reste pas un sou de dettes. Voilà où j’en étais quand je fis la connaissance de Marguerite. Vous comprenez que, malgré moi, mon train de vie augmenta.Marguerite était d’une nature fort capricieuse, et faisaitpartie de ces femmes qui n’ont jamais regardé comme unedépense sérieuse les mille distractions dont leur existencese compose. Il en résultait que, voulant passer avec moi le plus de temps possible, elle m’écrivait le matin qu’elle dîneraitavec moi, non pas chez elle, mais chez quelque restaurateur, soit de Paris, soit de la campagne. J’allais la prendre, nousdînions, nous allions au spectacle, nous soupions souvent, etj’avais dépensé le soir quatre ou cinq louis, ce qui faisaitdeux mille cinq cents ou trois mille francs par mois, ce quiréduisait mon année à trois mois et demi, et me mettait dansla nécessité ou de faire des dettes, ou de quitter Marguerite.  Or, j’acceptais tout, excepté cette dernière éventualité. Pardonnez-moi si je vous donne tous ces détails, mais vousverrez qu’il furent la cause des événements qui vont suivre.Ce que je vous raconte est une histoire vraie, simple, et àlaquelle je laisse toute la naïveté des détails et toute lasimplicité des dévloppements. Je compris donc que, comme rien au monde n’aurait sur moil’influence de me faire oublier ma maîtresse, il me fallaittrouver un moyen de soutenir les dépenses qu’elle me faisaitfaire. –Puis, cet amour me bouleversait au point que tousles moments que je passais loin de Marguerite étaient desannées, et que j’avais ressenti le besoin de brûler ces moments au feu d’une passion quelconque, et de les vivretellement vite que je ne m’aperçusse pas que je les vivais. Je commençai à emprunter cinq ou six mille francs sur monpetit capital, et je me mis à jouer, car depuis qu’on adétruit les maison de jeu on joue partout. Autrefois, quandon entrait à Frascati, on avait la chance d’y faire sa fortune:on jouait contre de l’argent, et si l’on perdait, on avaitla consolation de se dire qu’on aurait pu gagner; tandis quemaintenant, excepté dans les cercles, où il y a encore unecertaine sévérité pour le paiement, on a presque certitude,du moment que l’on gagne une somme importante, de ne pas la recevoir. On comprendra facilement pourquoi. Le jeu ne peut être pratiqué que par des jeunes gens ayant degrands besoins et manquant de la fortune nécessaire poursoutenir la vie qu’ils mènent; ils jouent donc, et il en résultenaturellement ceci: ou ils gagnent, et alors les perdants servent à payer les chevaux et les maîtresses de ces messieurs,ce qui est fort désagréable. Des dettes se contractent, desrelations commencées autour d’un tapis vert finissent par desquerelles où l’honneur et la vie se déchirent toujours un peu;et quand on est honnête homme, on se trouve ruiné par de trèshonnêtes jeunes gens qui n’avaient d’autre défaut que de ne pas avoir deux cent mille livres de rente. Je n’ai pas besoin de vous parler de ceux qui volent au jeu,et dont un jour on apprend le départ nécessaire et la condamnation tardive. Je me lançai donc dans cette vie rapide, bruyante, volcanique,qui m’effrayait autrefois quand j’y songeais, et qui étaitdevenue pour moi le complément inévitable de mon amour pourMarguerite. Que vouliez-vous que je fisse? Les nuits que je ne passais pas rue d’Antin, si je les avaispassées seul chez moi, je n’aurais pas dormi. La jalousiem’eût tenu éveillé et m’eût brûlé la pensée et le sang; tandisque le jeu détournait pour un moment la fièvre qui eût envahimon cœur et le reportait sur une passion dont l’intérêt mesaisissait malgré moi, jusqu’à ce que sonnât l’heure où jedevais me rendre auprès de ma maîtresse. Alors, et c’est àcela que je reconnaissais la violence de mon amour, que jegagnasse ou perdisse, je quittais impitoyablement la table,plaignant ceux que j’y laissais et qui n’allaient pas trouvercomme moi le bonheur en la quittant. Pour la plupart, le jeu était une nécessité; pour moi c’étaitun remède. Guéri de Marguerite, j’étais guéri du jeu. Aussi, au milieu de tout cela, gardais-je un assez grand sang-froid; je ne perdais que ce que je pouvais payer, et jene gagnais que ce que j’aurais pu perdre.  Du reste, la chance me favorisa. Je ne faisais pas de dettes,et je dépensais trois fois plus d’argent que lorsque je ne jouais pas. Il n’était pas facile de résister à une vie quime permettait de satisfaire sans me gêner aux mille caprices de Marguerite. Quant à elle, elle m’aimait toujours autantet meme davantage. Comme je vous l’ai dit, j’avais commencé d’abord par n’êtrereçu que de minuit à six heures du matin, puis je fus admisde temps en temps dans les loges, puis elle vint dîner quelquefois avec moi. Un matin je ne m’en allai qu’à huitheures, et il arriva un jour où je ne m’en allai qu’à midi. En attendant la métamorphose morale, une métamorphose physiques’était opérée chez Marguerite. J’avais entrepris sa guérison,et la pauvre fille devinant mon but, m’obéissait pour me prouversa reconnaissance. J’étais parvenu sans secousses et sans effortà l’isoler presque de ses anciennces habitudes. Mon médecin, avec qui je l’avais fait trouver, m’avait dit que le repos seulet le calme pouvaient lui conserver la santé, de sorte qu’auxsoupers et aux insomnies; j’étais arrivé à substituer un régimehygiénique et le sommeil régulier. Malgré elle, Marguerites’habituait à cette nouvelle existence dont elle ressentaitles effets salutaires. Déjà elle commençait à passer quelquessoirées chez elle, ou bien, s’il faisait beau, elle s’enveloppaitd’un cachemire, se couvrait d’un voile, et nous allions à pied,comme deux enfants, courir le soir dans les allées sombres desChamps-Élysées. Elle rentrait fatiguée, soupait légèrement,se couchait après avoir fait un peu de musique ou après avoir lu, ce qui ne lui était jamais arrivé. Les toux, qui, chaquefois que je les entendais, me déchiraient la poitrine, avaientdisparu presque complétement. Au bout de six semaines, il n’était plus question du comte,définitivement sacrifié; le duc seul me forçait encore àcacher ma liaison avec Marguerite, et encore avait-il étécongédié souvent pendant que j’étais là, sous prétexte quemadame dormait et avait défendu qu’on la réveillât. Il résulta de l’habitude et même du besoin que Margueriteavait contractés de me voir que j’abandonnai le jeu juste aumoment où un adroit joueur l’eût quitté. Tout compte fait,je me trouvais, par suite de mes gains, à la tête d’une dizainede mille francs qui me paraissaient un capital inépuisable. L’époque à laquelle j’avais l’habitude d’aller rejoindre monpère et ma sœur était arrivée, et je ne partais pas; aussirecevais-je fréquemment des lettres de l’un et de l’autre,lettres qui me priaient de me rendre auprès d’eux. A toutes ces instances je répondais de mon mieux, en répétanttoujours que je me portais bien et que je n’avais pas besoind’argent, deux choses qui, je le croyais, consoleraient un peumon père du retard que je mettais à ma visite annuelle. Il arriva sur ces entrefaites qu’un matin Marguerite ayant étéréveillée par un soleil éclatant, sauta en bas de son lit, etme demanda si je voulais la mener toute la journée à la campagne. On en voya chercher Prudence et nous partîmes tous trois, aprèsque Marguerite eut recommandé à Nanine de dire au duc qu’elleavait voulu profiter de ce beau jour, et qu’elle était alléeà la campagne avec Madame Duvernoy. Outre que la présence de la Duvernoy était nécessaire pourtranquilliser le vieux duc, Prudence était une de ces femmesqui semblent faites exprès pour ces parties de campagne. Avecsa gaité inaltérable et son appétit éternel, elle ne pouvaitpas laisser un moment d’ennui à ceux qu’elle accompagnait, etdevait s’entendre parfaitement à commander les œufs, les cerises,le lait, le lapin sauté, et tout ce qui compose enfin le déjeuner traditionnel des environs de Paris. Il ne nous restait plus qu’à savoir où nous irions. Ce fut encore Prudence qui nous tira d’embarras. –Est-ce à une vraie campagne que vous voulez aller? demanda-t-elle? –Oui. –Eh bien, allons à Bougival, au Point du Jour, chez la veuveArnould. Armand, allez louer une calèche. Une heure et demie après nous étions chez la veuve Arnould. Vous connaissez peut-être cette auberge, hôtel de semaine,guinguette le dimanche. Du jardin, qui est à la hauteur d’unpremier étage ordinaire, on découvre une vue magnifique. Agauche l’aqueduc de Marly ferme l’horizon, à droite la vues’étend sur un infini de collines; la rivière, presque sans courant dans cet endroit, se déroule comme un large rubanblanc moiré, entre la plaine des Gabillons et l’île de Croissy,éternellement bercée par le frémissement de ses haut peuplierset le murmure de ses saules. Au fond, dans un large rayon de soleil, s’élèvent de petitesmaisons blanches à toits rouges, et des manufactures qui,perdant par la distance leur caractère dur et commercial, complètent admirablement le paysage. Au fond, Paris dans la brume! Comme nous l’avait dit Prudence, c’était une vraie campagne,et, je dois le dire, ce fut un vrai déjeuner. Ce n’est pas par reconnaissance pour le bonheur que je lui aidû que je dis tout cela, mais Bourgival, malgré son nom affreux,est un des plus jolis pays que l’on puisse imaginer. J’aibeaucoup voyagé, j’ai vu de plus grandes choses, mais non deplus charmantes que ce petit village gaiement couché au piedde la colline qui le protège. Madame Arnould nous offrit de nous faire faire une promenadeen bateau, ce que Marguerite et Prudence acceptèrent avec joie. On a toujours associé la campagne à l’amour et l’on a bien fait:rien n’encadre la femme que l’on aime comme le ciel bleu, lessenteurs, les fleurs, les brises, la solitude resplendissantedes champs ou des bois. Si fort que l’on aime une femme, quelqueconfiance que l’on ait en elle, quelque certitude sur l’avenirque vous donne son passé, on est toujours plus ou moins jaloux.Si vous avez été amoureux, sérieusement amoureux, vous avez dûéprouver ce besoin d’isoler du monde l’être dans lequel vousvouliez vivre tout entier. Il semble que, si indifférentequ’elle soit à ce qui l’entoure, la femme aimée perde de sonparfum et de son unité au contact des hommes et des choses.Moi, j’éprouvais cela bien plus que tout autre. Mon amourn’était pas un amour ordinaire; j’étais amoureux autant qu’unecréature ordinaire peut l’être, mais de Marguerite Gautier,c’est-à-dire qu’à Paris, à chaque pas, je pouvais coudoyer unhomme qui avait été l’amant de cette femme ou qui le seraitle lendemain. Tandis qu’à la campagne, au milieu de gens quenous n’avions jamais vus et qui ne s’occupaient pas de nous,au sein d’une nature toute parée de son printemps, ce pardonannuel, et séparée du bruit de la ville, je pouvais cacher mon amour et aimer sans honte et sans crainte. La courtisane y disparaissait peu à peu. J’avais auprès de moiune femme jeune, belle, que j’aimais, dont j’étais aimé et quis’appelait Marguerite: le passé n’avait plus de formes, l’avenirplus de nuages. Le soleil éclairait ma maîtresse comme il eûtéclairé la plus chaste fiancée. Nous nous promenions tous deuxdans ces charmants endroits qui semblent faits exprès pour rappeler les vers de Larmartine ou chanter les melodies de Scudo.Marguerite avait une robe blanche, elle se penchait à mon bras,elle me répétait le soir sous le ciel étoilé les mots qu’ellem’avait dits la veille, et le monde continuait au loin sa viesans tacher de son ombre le riant tableau de notre jeunesseet de notre amour. Voilà le rêve qu’à travers les feuilles m’apportait le soleilardent de cette journée, tandis que, couché tout au long surl’herbe de l’île où nous avions abordé, libre de tous lesliens humains qui la retenaient auparavant, je laissais mapensée courir et cueillir toutes les espérances qu’ellerencontrait. Ajoutez à cela que, de l’endroit où j’étais, je voyais surla rive une charmante petite maison à deux étages, avec unegrille en hémicycle; à travers la grille, devant la maison,une pelouse verte, unie comme du velours, et derrière lebâtiment un petit bois plein de mystérieuses retraites, etqui devait effacer chaque matin sous sa mousse le sentier faitla veille. Des fleurs grimpantes cachaient le perron de cette maison inhabitée qu’elles embrassaient jusqu’au premier étage. A force de regarder cette maison, je finis par me convaincrequ’elle était à moi, tant elle résumait bien le rêve que jefaisais. J’y voyais Marguerite et moi, le jour dans le boisqui couvrait la colline, le soir assis sur la pelouse, et je me demandais si créatures terrestres auraient jamais étéaussi heureuses que nous. –Quelle jolie maison! me dit Marguerite qui avait suivi ladirection de mon regard et peut-être de ma pensée. –Où? fit Prudence. –Là-bas. Et Marguerite montrait du doigt la maison en question. –Ah! ravissante, répliqua Prudence, elle vous plaît? –Beaucoup. –Eh bien! dites au duc de vous la louer; il vous la louera,j’en suis sûre. Je m’en charge, moi, si vous voulez. Marguerite me regarda, comme pour me demander ce que je pensaisde cet avis. Mon rêve s’était envolé avec les dernières paroles de Prudence,et m’avait rejeté si brutalement dans la réalité que j’étaisencore tout étourdi de la chute. –En effet, c’est une excellente idée, balbutiait-je, sanssavoir ce que je disais. –Eh bien, j’arrangerai cela, dit en me serrant la main Marguerite,qui interprétait mes paroles selon son désir. Allons voir tout de suite si elle est à louer. La maison était vacante et à louer deux mille francs. –Serez-vous heureux ici? me dit-elle. –Suis-je sûr d’y venir? –Et pour qui donc viendrais-je m’enterrer là, si ce n’est pourvous? –Eh bien, Marguerite, laissez-moi louer cette maison moi-même. –Êtes-vous fou? non seulement c’est inutile, mais ce seraitdangereux; vous savez bien que je n’ai le droit d’accepter qued’un seul homme, laissez-vous donc faire, grand enfant, et nedites rien. –Cela fait que, quand j’aurai deux jours libres, je viendrailes passer chez vous, dit Prudence. Nous quittâmes la maison et reprîmes la route de Paris tout encausant de cette nouvelle résolution. Je tenais Margueritedans mes bras, si bien qu’en descendant de voiture, je commençaisdéjà à envisager la combinaison de ma maîtresse avec un espritmoins scrupuleux. 17 Le lendemain, Marguerite me congédia de bonne heure, me disantque le duc devait venir de grand matin, et me promettant dem’écrire dès qu’il serait parti, pour me donner le rendez-vousde chaque soir. En effet, dans la journée, je reçus ce mot: “Je vais à Bougival avec le duc; soyez chez Prudence, ce soir, à huit heures.” A l’heure indiquée, Marguerite était de retour, et venait merejoindre chez madame Duvernoy. –Et bien, tout est arrangé, dit-elle en entrant. –La maison est louée? demanda Prudence. –Oui; il a consenti tout de suite. Je ne connaissais pas le duc, mais j’avais honte de le trompercomme je le faisais. –Mais, ce n’est pas tout! reprit Marguerite. –Quoi donc encore? –Je me suis inquiétée du logement d’Armand. –Dans la même maison? demanda Prudence en rient. –Non, mais au Point-du-Jour, où nous avon déjeuné, le duc etmoi. Pendant qu’il regardait la vue, j’ai demandé à madameArnould, car c’est madame Arnould qu’elle s’appelle, n’est-cepas? je lui ai demandé si elle avait un appartement convenable.Elle en a justement un, avec salon, antichambre et chambre àcoucher. C’est tout ce qu’il faut, je pense. Soixante francspar mois. Le tout meublé de façon à distraire un hypocondriaque.J’ai retenu le logement. Ai-je bien fait? Je saurai au cou de Marguerite. –Ce sera charmant, continua-t-elle, vous avez une clef de lapetite porte, et j’ai promis au duc une clef de la grille qu’ilne prendra pas, puisqu’il ne viendra que dans le jour, quandil viendra. Je crois, entre nous, qu’il est enchanté de cecaprice qui m’éloigne de Paris pendant quelque temps, et ferataire un peu sa famille. Cependant, il m’a demandé commentmoi, qui aime tant Paris, je pouvais me décider à m’enterrerdans cette campagne; je lui ai répondu que j’étais souffranteet que c’était pour me reposer. Il n’a paru me croire quetrès imparfaitement. Ce pauvre vieux est toujours aux abois.Nous prendrons donc beaucoup de précautions, mon cher Armand;car il me ferait surveiller là-bas, et ce n’est pas le toutqu’il me loue une maison, il faut encore qu’il paye mesdettes, et j’en ai malheureusement quelques-unes. Tout celavous convient-il? –Oui, répondis-je en essayant de faire taire tous les scruplesque cette façon de vivre réveillait de temps en temps en moi. –Nous avons visité la maison dans tous ses détails, nous yserons à merveille. Le duc s’inquiétait de tout. Ah! mon cher, ajouta la folle en m’embrassant, vous n’êtes pasmalheureux, c’est un millionnaire qui fait votre lit. –Et quand emménagez-vous? demanda Prudence. –Le plus tôt possible. –Vous emmenez votre voiture et vos chevaux. –J’emmènerai toute ma maison. Vous vous chargerez de monappartement pendant mon absence. Huit jours après, Marguerite avait pris possession de la maisonde campagne, et moi j’étais installé au Point-du-Jour. Alors commença une existence que j’aurais bien de la peine àvous décrire. Dans les commencements de son séjour à Bougival, MargueriteNe put rompre tout à fait avec ses habitudes, et comme lamaison était toujours en fête, toutes ses amies venaient lavoir; pendant un mois il ne se passa pas de jour que Margueriten’eût huit ou dix personnes à sa table. Prudence amenait deson côté tous les gens qu’elle connaissait, et leur faisaittous les honneurs de la maison, comme si cette maison luieût appartenu. L’argent du duc payait tout cela, comme vous le pensez bien,Et cependant il arriva de temps en temps à Prudence de medemander un billet de mille francs, soi-disant au nom deMarguerite. Vous savez que j’avais fait quelque gain au jeu;je m’empressai donc de remettre à Prudence ce que Margueriteme faisait demander par elle, et dans la crainte qu’elle n’eûtbesoin de plus que je n’avais, je vins emprunter à Parisune somme égale à celle que j’avais déjà empruntée autrefois,et que j’avais rendue très exactement. Je me trouvai donc de nouveau riche d’une dizaine de millefrancs, sans compter ma pension. Cependant le plaisir qu’éprouvait Marguerite à recevoir sesamies se calma un peu devant les dépenses auxquelles ce plaisirl’entraînait, et surtout devant la nécessité où elle étaitquelquefois de me demander de l’argent. Le duc, qui avaitloué cette maison pour que Marguerite s’y reposât, n’y paraissait plus, craignant toujours d’y rencontrer une joyeuseet nombreuse compagnie de laquelle il ne voulait pas être vu.Cela tenait surtout à ce que, venant un jour pour dîner entête-à-tête avec Marguerite, il était tombé au milieu d’un déjeuner de quinze personnes qui n’était pas encore finià l’heure où il comptait se mettre à table pour dîner. Quand,ne se doutant rien, il avait ouvert la porte de la salle àmanger, un rire général avait accueilli son entrée, et ilavait été forcé de se retirer brusquement devant l’impertinentegaieté des filles qui se trouvaient là. Marguerite s’était levée de table, avait été retrouver le ducdans la chambre voisine, et avait essayé, autant que possible,de lui faire oublier cette aventure; mais le vieillard, blessédans son amour-propre, avait gardé rancune: il avait dit assezcruellement à la pauvre fille qu’il était las de payer les foliesd’une femme qui ne savait même pas le faire respecter chezelle, et il était parti fort courroucé. Depuis ce jour on n’avait plus entendu parler de lui. Margueriteavait eu beau congédier ses convives, changer ses habitudes, leduc n’avait plus donné de ses nouvelles. J’y avais gagné que ma maîtresse m’appartenait plus complétement, et que mon rêvese réalisait enfin. Marguerite ne pouvait plus se passer demoi. Sans s’inquiéter de ce qui en résulterait, elle affichaitpubliquement notre liaison, et j’en étais arrivé à ne plussortir de chez elle. Les domestiques m’appelaient monsieur,et me regardaient officiellement comme leur maître. Prudence avait bien fait, à propos de cette nouvelle vie,force morale à Marguerite; mais celle-ci avait réponduqu’elle m’aimait, qu’elle ne pouvait vivre sans moi, et quoiqu’il en dût advenir, elle ne renoncerait pas au bonheur dem’avoir sans cesse auprès d’elle, ajoutant que tous ceux àqui cela ne plairait pas étaient libres de ne pas revenir. Voilà ce que j’avais entendu un jour où Prudence avait dit àMarguerite qu’elle avait quelque choise de très importantà lui communiquer, et où j’avais écouté à la porte de la chambre où elles s’étaient renfermées. Quelque temps après Prudence revint. J’étais au fond du jardin quand elle entra; elle ne me vit pas.Je me doutais, à la façon dont Marguerite était venue au-devantd’elle, qu’une conversation pareille à celle que j’avais déjàsurprise allait avoir peu de nouveau et je voulus l’entendrecomme l’autre. Les deux femmes se renfermèrent dans un boudoir et je me misaux écoutes. –Eh bien? demanda Marguerite. –Eh bien! j’ai vu le duc. –Que vous a-t-il dit? –Qu’il vous pardonnait volontiers la première scène, maisqu’il avait appris que vous viviez publiquement avec M. ArmandDuval, et que cela il ne vous le pardonnait pas. Que Margueritequitte ce jeune homme, m’a-t-il dit, et comme par le passéje lui donnerai tout ce qu’elle voudra, sinon, elle devrarenoncer à me demander quoi que ce soit. –Vous avez répondu? –Que je vous communiquerais sa décision, et je lui ai promisde vous faire entendre raison. Réfléchissez, ma chère enfant,à la position que vous perdez et que ne pourra jamais vous rendre Armand. Il vous aime de toute son âme, mail il n’apas assez de fortune pour subvenir à tous vos besoins, et ilfaudra bien un jour vous quitter, quand il sera trop tard etque le duc ne voudra plus rien faire pour vous. Voulez-vousque je parle à Armand? Marguerite paraissait réfléchir, car elle ne répondit pas. Le cœur me battait violemment en attendant sa réponse. –Non, reprit-elle, je ne quitterai pas Armand, et je ne mecacherai pas pour vivre avec lui. C’est peut-être une folie,mais je l’aime! que voulez-vous? Et puis, maintenant il a prisl’habitude de m’aimer sans obstacle; il souffrirait trop d’être forcé de me quitter ne fût-ce qu’une heure par jour. D’ailleurs, je n’ai pas tant de temps à vivre pour me rendre malheureuse et faire les volontés d’un vieillard dont la vue seule me fait vieillir. Qu’il garde son argent; je m’en passerai. –Mais comment ferez-vous? –Je n’en sais rien. Prudence allait sans doute répondre quelque chose, mais j’entrai brusquement et je courus me jeter aux pieds de Marguerite, couvrant ses mains des larmes que me faisait verser la joie d’être aimé ainsi. –Ma vie est à toi, Marguerite, tu n’as plus besoin de cet homme, ne suis-je pas là? t’abandonnerais-je jamais et pourrais-je payer assez le bonheur que tu me donnes? Plus de contrainte, ma Marguerite, nous nous aimons! que nous importe le reste? –Oh! oui, je t’aime, mon Armand! murmura-t-elle en enlaçant ses deux bras autour de mon cou, je t’aime comme je n’aurais pas cru pouvoir aimer. Nous serons heureux, nous vivrons tranquilles, et je dirai un éternel adieu àcette vie dont je rougis maintenant. Jamais tu ne me reprocheras le passé,n’est-ce pas? Les larmes voilaient ma voix. Je ne pus répondre qu’en pressant Marguerite contre mon cœur. –Allons, dit-elle en se retournat vers Prudence et d’une voix émue, vous rapporterez cette scène au duc, et vous ajouterez que nous n’avons pas besoin de lui. A partir de ce jour il ne fut plus question du duc. Marguerite n’était plus la fille que j’avais connnue. Elle évitait tout ce qui aurait pu me rappeler la vie au milieu de laquelle je l’avais rencontrée. Jamais femme, jamais sœur n’eut pour son époux ou son frère l’amour et les soins qu’elle avait pour moi. Cette nature maldive était prête à toutes les impressions, accessible à tous les sentiments. Elle avait rompu avec ses amies comme avec les dépenses d’autrefois. Quand on nous voyait sortir de la maison pour aller faire une promenade dans un charmant petit bateau que j’avais acheté, on n’eût jamais cru que cette femme vêtue d’une robe blanche, couverte d’un grand chapeau de paille, et portant sur son bras le simple pelisse de soie qui devait la garantir de la fraîcheur de l’eau, était cette Marguerite Gautier qui, quatre mois auparavant, faisait bruit de son luxe et de ses scandales. Hélas! nous nous hâtions d’être heureux, comme si nous avions deviné que nous ne pouvions pas l’être longtemps. Depuis deux mois nous n’étions même pas allés à Paris. Personne n’était venu nous voir, excepté Prudence, et cette Julie Duprat dont je vous ai parlé , et à qui Marguerite devait remettre plus tard le touchant récit que j’ai là. Je passais des journées entières aux pieds de ma maîtresse. Nous ouvrions les fenêtres qui donnaient sur le jardin, et regardant l’été s’abattre joyeusement dans les fleurs qu’il fait éclore et sous l’ombre des arbres, nous respirions à côté l’un de l’autre cette vie véritable que ni Marguerite ni moi n’avions comprise jusqu’alors. Cette femme avait des étonnements d’enfant pour les moindres choses. Il y avait des jours où elle courait dans le jardin, comme une fille de dix ans, après un papillon ou une demoiselle. Cette courtisane, qui avait fait dépenser en bouquets plus d’argent qu’il n’en faudrait pour faire vivre dans la joie une famille entière, s’asseyait quelquefois sur la pelouse, pendant une heure, pour examiner la simple fleur dont elle portait le nom. Ce fut pendant ce temps-là qu’elle lut si souvent Manon Lascaut. Je la surpris bien des fois annotant ce livre: et elle me disait toujours que lorsqu’une femme aime, elle ne peut pas faire ce que faisait Manon. Deux ou trois fois le duc lui écrivit. Elle reconnut l’écriture et me donna les lettres sans les lire. Quelquefois les termes de ces lettres me faisaient venir les larmes aux yeux. Il avait cru, en fermant sa bourse à Marguerite, la ramener à lui; mais quand il avait vu l’inutilité de ce moyen, il n’avait pas pu y tenir; il avait écrit, redemandant, comme autrefois, la permission de revenir, quelles que fussent les conditions mises à ce retour. J’avais donc lu ces lettres pressantes et réitérées, et je les avais déchirées, sans dire à Marguerite ce qu’elles contenaient, et sans lui conseiller de revoir le vieillard, quoiqu’un sentiment de pitié pour la douleur du pauvre homme m’y portât: mais je craignais qu’elle ne vit dans ce conseil le désir, en faisant reprendre au duc ses anciennes visites, de lui faire reprendre les charges de la maison; je redoutais par-dessus tout qu’elle me crût capable de dénier la responsabilité de sa vie dans toutes les conséquences où son amourpour moi pouvait l’entraîner. Il en résulta que le duc, ne recevant pas de réponse, cessa d’écrire, et que Marguerite et moi nous continuâmes à vivre ensemble sans nous occuper de l’avenir. 18 Vous donner des détails sur notre nouvelle vie serait chose difficile. Elle se composait d’une série d’enfantillages charmants pour nous, mais insignifiants pour ceux à qui je les raconterais. Vous savez ce que c’est que d’aimer une femme, vous savez comment s’abrégent les journées, et avec quelle amoureuse paresse on se laisse porter au lendemain. Vous n’ignorez pas cet oubli de toutes choses, qui naît d’un amour violent, confiant et partagé. Tout être qui n’est pas la femme aimée semble un être inutile dans la création. On regrette d’avoir déjà jeté des parcelles de son cœur à d’autres femmes, et l’on n’entrevoit pas la possibilité de presser jamais une autre main que celle que l’on tient dans les siennes. Le cerveau n’admet ni travail ni souvenir, rien enfin de ce qui pourrait le distraire de l’unique pensée qu’on lui offre sans cesse. Chaque jour on découvre dans sa maîtresse un charme nouveau, une volupté inconnue. L’existence n’est plus que l’accomplissement réitéré d’un désir continu, l’âme n’est plus que la vestale chargée d’entretenir le feu sacré de l’amour. Souvent nous allions, la nuit venue, nous asseoir sous le petit bois qui dominait la maison. Là nous écoutions les gaies harmonies du soir, en songeant tous deux à l’heure prochaine qui allait nous laisser jusqu’au lendemain dans les bras l’un de l’autre. D’autres fois nous restions couchés toute la journée, sans laisser même le soleil pénétrer dans notre chambre. Les rideaux étaient hermétiquement fermés, et le monde extérieur s’arrêtait un moment pour nous. Nanine seule avait le droit d’ouvrir notre porte, mais seulement pour apporter nos repas; encore les prenions-nous sans nous lever, et en les interrompant sans cesse de rires et de folies. A cela succédait un sommeil de quelques instants, car disparaissant dans notre amour, nous étions comme deux plongeurs obstinés qui ne reviennent à la surface que pour reprendre haleine. Cependant je surprenais des moments de tristesse et quelquefois même des larmes chez Marguerite; je lui demandais d’où venait ce chagrin subit, et elle me répondait: –Notre amour n’est pas un amour ordinaire, mon cher Armand. Tum’aimes commes si je n’avais jamais appartenu à personne, et jetremble que plus tard, te repentant de ton amour et me faisant uncrime de mon passé, tu ne me forces à me rejeter dans l’existenceau milieu de laquelle tu m’as prise. Songe que maintenant que j’aigoûté d’une nouvelle vie, je mourrais en reprenant l’autre. Dis-moi donc que tu ne me quitteras jamais. –Je te le jure! A ce mot, elle me regardais comme pour lire dans mes yeux si mon serment était sincère, puis elle se jetait dans mes bras,et cachant sa tête dans ma poitrine, elle me disait: –C’est que tu ne sais pas combien je t’aime! Un soir, nous étions accoudés sur le balcon de la fenêtre,nous regardions la lune qui semblait sortir difficilement deson lit de nuages, et nous écoutions le vent agitant bruyammentles arbres, nous nous tenions la main, et depuis un grand quartd’heure nous ne parlions pas, quand Marguerite me dit: –Voici l’hiver, veux-tu que nous partions? –Et pour quel endroit? –Pour l’Italie. –Tu t’ennuies donc? –Je crains l’hiver, je crains surtout notre retour à Paris. –Pourquoi? –Pour bien des choses. Et elle reprit brusquement, sans me donner les raisons de sescraintes: –Veux-tu partier? je vendrai tout ce que j’ai. Nous nous enirons vivre là-bas, il ne me restera rien de ce que j’étais,personne ne saura qui je suis. Le veux-tu? –Partons, si cela te fait plaisir, Marguerite; allons faireun voyage, lui disais-je; mais où est la nécessité de vendredes choses que tu seras heureuse de trouver au retour? Je n’aipas une assez grande fortune pour accepter un pareil sacrifice,mais j’en ai assez pour que nous puissions voyager grandementpendant cinq ou six mois, si cela t’amuse le moins du monde. –Au fait, non, continua-t-elle en quittant la fenêtre et enallant s’asseoir sur le canapé dans l’ombre de la chambre; àquoi bon aller dépenser de l’argent là-bas? je t’en coûtedéjà bien assez ici. –Tu me le reproches, Marguerite, ce n’est pas généreux. –Pardon, ami, fit-elle en me tendant la main, ce temps d’orageme fait mal aux nerfs; je ne dis pas ce que je veux dire. Et, après m’avoir embrassé, elle tomba dans une longue rêverie. Plusieurs fois des scènes semblables eurent lieu, et si j’ignoraisce qui les faisait naître, je ne surprenais pas moins chezMarguerite un sentiment d’inquiétude pour l’avenir. Elle nepouvait douter de mon amour, car chaque jour il augmentait, etcependant je la voyais souvent triste sans qu’elle m’expliquâtjamais le sujet de ses tristesses, autrement que par une causephysique. Craignant qu’elle ne se fatiguât d’une vie trop monotone, jelui proposais de retourner à Paris, mais elle rejetait toujourscette proposition, et m’assurait ne pouvoir être heuruese nullepart comme elle l’était à la campagne. Prudence ne venait plus que rarement, mais en revanche, elleécrivait des lettres que je n’avais jamais demandé à voir,quoique, chaque fois, elle jetassent Marguerite dans une préoccupation profonde. Je ne savais qu’imaginer. Un jour Marguerite resta dans sa chambre. J’entrai. Elleécrivait. –A qui écris-tu? lui demandai-je. –A Prudence: veux-tu que je te lise ce que j’écris? J’avais horreur de tout ce qui pouvait paraître soupçon, jerépondis donc à Marguerite que je n’avais pas besoin de savoirce qu’elle écrivait, et cependant, j’en avais la certitude,cette lettre m’eût appris la véritable cause de ses tristesses. Le lendemain, il faisait un temps superbe. Marguerite me proposad’aller faire une promenade en bateau, et de visiter l’ile deCroissy. Elle semblait fort gaie; il était cinq heures quandnous rentrâmes. –Madame Duvernoy est venue, nit Nanine en nous voyant entrer.–Elle est repartie? demanda Marguerite. –Oui, dans la voiture de madame; elle a dit que c’était convenu. –Très bien, dit vivement Marguerite; qu’on nous serve. Deux jours après arriva une lettre de Prudence, et pendantquinze jours Marguerite parut avoir rompu avec ses mystérieusesmélancolies, dont elle ne cessait de me demander pardon depuisqu’elles n’existaient plus. Cependant la voiture ne revenait pas. –D’où vient que Prudence ne te renvoie pas ton coupé? demandai-je un jour. –Un des deux chevaux est malade, et il y a des réparations àla voiture. Il vaut mieux que tout cela se fasse pendant que nous sommes encore ici, où nous n’avons pas besoin de voiture,que d’attendre notre retour à Paris. Prudence vint nous voir quelques jours après, et me confirmace que Marguerite m’avait dit. Les deux femmes se promenèrent seules dans le jardin, et quandje vins les rejoindre, elles changèrent de conversation. Le soir, en s’en allant, Prudence se plaignit du froid et priaMarguerite de lui prêter un cachemire. Un mois se passa ainsi, pendant lequel Marguerite fut plusjoyeuse et plus aimante qu’elle ne l’avait jamais été. Cependant la voiture n’était pas revenue, le cachemire n’avaitpas été renvoyé, tout cela m’intriguait malgré moi, et commeje savais dans quel tiroir Marguerite mettait les lettres dePrudence, je profitai d’un moment où elle était au fond dujardin, je courus à ce tiroir et j’essayai de l’ouvrir; maisce fut en vain, il était fermé au double tour. Alors je fouillai ceux où se trouvaient d’ordinaire les bijouxet les diamants. Ceux-là s’ouvrirent sans résistance, mais les écrins avaient disparu, avec ce qu’ils contenaient, bienentendu. Une crainte poignante me serra le cœur. J’allais réclamer de Marguerite la vérité sur ces disparitions,mais certainement elle ne me l’avouerait pas. –Ma bonne Marguerite, lui dis-je alors, je viens te demanderla permission d’aller à Paris. On ne sait pas chez moi où jesuis, et l’on doit avoir reçu des lettres de mon père; il estinquiet, sans doute, il faut que je lui réponde. –Va, mon ami, me dit-elle, mais sois ici de bonne heure. Je partis. Je courus tout de suite chez Prudence. –Voyons, lui dis-je sans autre préliminaire, répondez-moi franchement, où sont les chevaux de Marguerite? –Vendus. –Le cachemire? –Vendu. –Les diamants? –Engagés. –Et qui a vendu et engagé? –Moi. –Pourquoi ne m’en avez-vous pas averti? –Parce que Marguerite me l’avait défendu. –Et pourquoi ne m’avez-vous pas demandé d’argent? –Parce qu’elle ne voulait pas. –Et à quoi a passé cet argent? –A payer. –Elle doit donc beaucoup? –Trente mille francs encore ou à peu près. Ah! mon cher,je vous l’avais bien dit? vous n’avez pas voulu me croire;eh bien, maintenant, vous voilà convaincu. Le tapissiervis-à-vis duquel le duc avait répondu a été mis à la portequand il s’est présenté chez le duc, qui lui a écrit lelendemain qu’il ne ferait rien pour mademoiselle Gautier.Cet homme a voulu de l’argent, on lui a donné des acomptes,qui sont les quelques mille francs que vous ai demandés;puis, des âmes charitables l’ont averti que sa débitrice,abandonné par le duc, vivait avec un garçon sans fortune;les autre créanciers ont été prévenus de même, ils ontdemandé de l’argent et ont fait des saisies. Margueritea voulu tout vendre, mais il n’était plus temps, et d’ailleursje m’y serais opposée. Il fallait bien payer, et pour ne pas vous demander d’argent, elle a vendu ses chevaux, sescachemires et engagé ses bijoux. Voulez-vous les reçusdes acheteurs et les reconnaissances du Mont-de-Piété Et Prudence, ouvrant un tiroir, me montrait ces papiers. –Ah! vous croyez, continua-t-elle avec cette persistance dela femme qui a le droit de dire: J’avais raison! ah! vouscroyez qu’il suffit de s’aimer et d’aller vivre à la campagned’une vie pastorale et vaporeuse? Non, mon ami, non. Acôté de la vie idéale, il y a la vie matérielle, et les résolutions les plus chastes sont retenues à terre par desfils ridicules, mais de fer, et que l’on ne brise pas facilement. Si Marguerite ne vous a pas trompé vingt fois,c’est qu’elle est d’une nature exceptionnelle. Ce n’est pasfaute que je lui aie conseillé, car cela me faisait peinede voir la pauvre fille se dépouiller de tout. Elle n’apas voulu! elle m’a répondu qu’elle vous aimait et ne voustromperait pour rien au monde. Tout cela est fort joli,fort poétique, mais ce n’est pas avec cette monnaie qu’onpaye les créanciers, et aujourd’hui elle ne peut plus s’entirer, à moins d’une trentaine de mille francs, je vous lerépète. –C’est bien, je donnerai cette somme. –Vous allez l’emprunter? –Mon Dieu, oui. –Vous allez faire là une belle chose; vous brouiller avecvotre père, entraver vos ressources, et l’on ne trouve pasainsi trente mille francs du jour au lendemain. Croyez-moi,mon cher Armand, je connais mieux les femmes que vous; nefaites pas cette folie, dont vous vous repentiriez un jour.Soyez raisonnable. Je ne vous dis pas de quitter Marguerite,mais vivez avec elle comme vous viviez au commencement del’été. Laissez-lui trouver les moyens de sortir d’embarras.Le duc reviendra peu à peu à elle. Le comte de N…, si ellele prend, il me le disait encore hier, lui payera toutesses dettes, et lui donnera quatre ou cinq mille francs parmois. Il a deux cent mille livres de rente. Ce sera une position pour elle, tandis que vous, il faudra toujours quevous la quittiez; n’attendez pas pour cela que vous soyezruiné, d’autant plus que ce comte de N… est un imbécile,et que rien ne vous empêchera d’être l’amant de Marguerite.Elle pleurera un peu au commencement, mais elle finira pars’y habituer, et vous remerciera un jour de ce que vousaurez fait. Supposez que Marguerite est mariée, et trompezle mari, voilà tout.  Je vous ai déjà dit tout cela une fois; seulement à cetteépoque, ce n’était encore qu’un conseil, et aujourd’hui,c’est presque une nécessité. Prudence avait cruellement raison. –Voilà ce que c’est, continua-t-elle en renfermant les papiersqu’elle venait de montrer, les femmes entretenues prévoienttoujours qu’on les aimera, jamais qu’elles aimeront, sans quoielles mettraient de l’argent de côté, et à trente ans ellespourraient se payer le luxe d’avoir un amant pour rien. Sij’avais su ce que je sais, moi! Enfin, ne dites rien à Margueriteet ramenez-la à Paris. Vous avez vécu quatre ou cinq mois seul avec elle, c’est bien raisonnable; fermez les yeux, c’esttout ce qu’on vous demande. Au bout de quinze jours elleprendra le comte de N…, elle fera des économies cet hiver, etl’été prochain vous recommencerez. Voilà comme on fait, moncher! Et Prudence paraissait enchantée de son conseil que je rejetaiavec indignation. Non seulement mon amour et ma dignité ne me permettaient pasd’agir ainsi, mais encore j’étais bien convaincu qu’au pointoù elle en était arrivée, Marguerite mourrait plutôt que d’accepter ce partage. –C’est assez plaisanter, dis-je à Prudence; combien faut-ildéfinitivement à Marguerite? –Je vous l’ai dit, une trentaine de mille francs. –Et quand faut-il cette somme? –Avant deux mois. –Elle l’aura. Prudence haussa les épaules. –Je vous la remettrai, continua-je, mais vous me jurez quevous ne direz pas à Marguerite que je vous l’ai remise. –Soyez tranquille. –Et si elle vous envoie autre chose à vendre ou à engager,prévenez-moi. –Il n’y a pas de danger, elle n’a plus rien. Je passai d’abord chez moi pour voir s’il y avait des lettresde mon père. Il y en avait quatre.  19 Dans les trois premières lettres, mon père s’inquiétait demon silence et m’en demandait la cause; dans la dernière,il me laissait voir qu’on l’avait informé de mon changementde vie, et m’annonçait son arrivée prochaine. J’ai toujours eu un grand respect et une sincère affectionpour mon père. Je lui répondis donc qu’un petit voyage avaitété la cause de mon silence, et je le priai de me prévenirdu jour de son arrivée, afin que je pusse aller au-devant de lui. Je donnai à mon domestique mon adresse à la campagne, en luirecommandant de m’apporter la première lettre qui seraittimbrée de la ville de C…, puis je repartis aussitôt pourBougival. Marguerite m’attendait à la porte du jardin. Son regard exprimait l’inquiétude. Elle me sauta au cou, etne put s’empêcher de me dir: –As-tu vu Prudence? –Non. –Tu as été bien longtemps à Paris? –J’ai trouvé des lettres de mon père auquel il m’a fallurépondre. Quelques instants après, Nanine entra tout essoufflée. Marguerite se leva et alla lui parler bas. Quand Nanine fut sortie, Marguerite me dit, en se rasseyant près de moi et en me prenant la main: –Pourquoi m’as-tu trompée? Tu es allé chez Prudence. –Qui te l’a dit –Nanine. –Et d’où le sait-elle? –Elle t’a suivi. –Tu lui avais donc dit de me suivre? –Oui. J’ai pensé qu’il fallait un motif puissant pour tefaire aller ainsi à Paris, toi qui ne m’as pas quittée depuisquatre mois. Je craignais qu’il ne te fût arrivé un malheur,ou que peut-être tu n’allasses voir une autre femme. –Enfant! –Je suis rassurée maintenant, je sais ce que tu as fait, maisje ne sais pas encore ce que l’on t’a dit. Je montrai à Marguerite les lettres de mon père. –Ce n’est pas cela que je te demande: ce que je voudraissavoir, c’est pourquoi tu es allé chez Prudence. –Pour la voir. –Tu mens, mon ami. –Eh bien, je suis allé lui demander si le cheval allait mieux,et si elle n’avait plus besoin de ton cachemire, ni de tesbijoux. Marguerite rougit mais elle ne répondit pas. –Et, continuai-je, j’ai appris l’usage que tu avais fait deschevaux, des cachemires et des diamants. –Et tu m’en veux? –Je t’en veux de ne pas avoir eu l’idée de me demander ce dont tu avais besoin. –Dans une liaison comme la nôtre, si la femme a encore un peude dignité, elle doit s’imposer tous les sacrifices possiblesplutôt que de demander de l’argent à son amant et de donner un côté vénal à son amour. Tu m’aimes, j’en suis sûre, maistu ne sais pas combien est léger le fil qui retient dans lecœur l’amour que l’on a pour des filles comme moi. Qui sait?peut-être dans un jour de gêne ou d’ennui, te serais-tu figurévoir dans notre liaison un calcul habilement combiné! Prudenceest une bavarde. Qu’avais-je besoin de ces chevaux! J’ai fait une économie en les vendant; je puis bien m’en passer, etje ne dépense plus rien pour eux; pourvu que tu m’aimes, c’esttout ce que je demande, et tu m’aimeras autant sans chevaux,sans cachemires et sans diamants. Tout cela était dit d’un ton si naturel, que j’avais les larmesdans les yeux en l’écoutant. –Mais, ma bonne Marguerite, répondis-je en pressant avec amourles mains de ma maîtresse, tu savais bien qu’un jour j’apprendraisce sacrifice, et que, le jour où je l’apprendrais, je ne le souffrirais pas. –Pourquoi cela? –Parce que, chère enfant, je n’entends pas que l’affectionque tu veux bien avoir pour moi te prive même d’un bijou. Je ne veux pas, moi non plus, que dans un moment de gêne oud’ennui, tu puisses réfléchir que si tu vivais avec un autrehomme ces moments n’existeraient pas, et que tu te repentes,ne fût-ce qu’une minute, de vivre avec moi. Dans quelquesjours, tes chevaux, tes diamants et tes cachemires te serontrendus. Ils te sont aussi nécessaires que l’air à la vie,c’est peut-être ridicule, mais je t’aime mieux somptuesuseque simple. –Alors, c’est que tu ne m’aimes plus. –Folle! –Si tu m’aimais, tu me laisserais t’aimer à ma façon; aucontraire, tu ne continues à voir en moi qu’une fille à celuxe est indispensable, et que tu te crois toujours forcéde payer. Tu as honte d’accepter des preuves de mon amour.Malgré toi, tu penses à me quitter un jour, et tu tiens àmettre ta délicatesse à l’abri de tout soupçon. Tu as raison,mon ami, mais j’avais espéré mieux. Et Marguerite fit un mouvement pour se lever; je la retins enlui disant: –Je veux que tu sois heureuse, et que tu n’aies rien à mereprocher, voilà tout. –Et nous allons nous séparer! –Pourquoi, Marguerite? Qui peut nous séparer? m’écriai-je. –Toi, qui ne veux pas me permettre de comprendre ta position,et qui as la vanité de me garder la mienne; toi, qui en meconservant le luxe au milieu duquel j’ai vécu, veux conserverla distance morale qui nous sépare; toi, enfin, qui ne croispas mon affection assez désintéressée pour partager avec moi la fortune que tu as, avec laquelle nous pourrions vivre heureux ensemble, et qui préfères te ruiner, esclave que tues d’un préjugé ridicule. Crois-tu donc que je compare unevoiture et des bijoux à ton amour? crois-tu que le bonheurconsiste pour moi dans les vanités dont on se contente quandon n’aime rien, mais qui deviennent bien mesquines quand onaime? Tu payeras mes dettes, tu escompteras ta fortune et tu m’entretiendras enfin! Combien de temps tout cela durera-t-il? deux ou trois mois, et alors il sera trop tardpour prendre la vie que je te propose, car alors tu accepteraistout de moi, et c’est ce qu’un homme d’honneur ne peut faire.Tandis que maintenant tu as huit ou dix mille francs de renteavec lesquelles nous pouvons vivre. Je vendrai le superfluede ce que j’ai, et avec cette vente seule, je me ferais deuxmille livres par an. Nous louerons un joli petit appartementdans lequel nous resterons tous les deux. L’été, nous viendrons à la campagne, non pas dans une maison comme celle-ci, maisdans une petite maison suffisante pour deux personnes. Tu esindépendant, je suis libre, nous sommes jeunes, au nom du ciel, Armand, ne me rejette pas dans la vie que j’étais forcéede mener autrefois. Je ne pouvais répondre, des larmes de reconnaissance et d’amourinondaient mes yeux, et je me précipitai dans les bras deMarguerite. –Je voulais, reprit-elle, tout arranger sans t’en rien dire,payer toutes mes dettes et faire préparer mon nouvel appartement.Au mois d’octobre, nous serions retournés à Paris, et tout aurait été dit; mais puisque Prudence t’a tout raconté, il fautque tu consentes avant, au lieu de consentir après.– M’aimes-tuassez pour cela? Il était impossible de résister à tant de dévoument. Je baisailes mains de Marguerite avec effusion, et je lui dis: –Je ferai tout ce que tu voudras. Ce qu’elle avait décidé fut donc convenu. Alors elle devint d’une gaieté folle: elle dansait, ellechantait, elle se faisait une fête de la simplicité de sonnouvel appartement, sur le quartier et la disposition duquelelle me consultait déjà. Je la voyais heureuse et fière de cette résolution qui semblaitdevoir nous rapprocher définitivement l’un de l’autre. Aussi, je ne voulus pas être en reste avec elle. En un instant je décidai de ma vie. J’établis la position dema fortune, et je fis à Marguerite l’abandon de la rente quime venait de ma mère, et qui me parut bien insuffisante pourrécompenser le sacrifice que j’acceptais. Il me restait les cinq mille francs de pension que me faisaitmon père, et, quoi qu’il arrivât, j’avais toujours assez decette pension annuelle pour vivre. Je ne dis pas à Marguerite ce que j’avais résolu, convaincuque j’étais qu’elle refuserait cette donation. Cette rente provenait d’une hypothèque de soixante mille francssur une maison que je n’avais même jamais vue. Tout ce que jesavais, c’est qu’a chaque trimestre le notaire de mon père, vieil ami de notre famille, me remettait sept cent cinquantefrancs sur mon simple reçu. Le jour où Marguerite et moi nous vînmes à Paris pour chercherdes appartements, j’allai chez ce notaire, et je lui demandaide quelle façon je devais m’y prendre pour faire à une autrepersonne le tranfert de cette rente. Le brave homme me crut ruiné et me questionna sur la cause decette décision. Or, comme il fallait bien tôt ou tard que jelui disse en faveur de qui je faisais cette donation, je préférai lui raconter tout de suite la vérité. Il ne me fit aucune des objections que sa position de notaireet d’ami l’autorisait à me faire, et m’assura qu’il se chargeaitd’arranger tout pour le mieux. Je lui recommandai naturellement la plus grande discrétion vis-à-vis mon père, et j’allai rejoindre Marguerite quim’attendait chez Julie Duprat, où elle avait préféré descendreplutôt que d’aller écouter la morale de Prudence. Nous nous mîmes en quête d’appartements. Tous ceux que nousvoyions, Marguerite les trouvait trop chers, et moi je lestrouvais trop simples. Cependant nous finîmes par tomberd’accord, et nous arrêtâmes dans un des quartiers les plustranquilles de Paris un petit pavillon , isolé de la maisonprincipale. Derrière ce petit pavillon s’étendait un jardin charmant, jardin qui en dépendait, entouré de murailles assez élevéespour nous séparer de nos voisins, et assez basses pour nepas borner la vue. C’était mieux que nous n’avions espéré. Pendant que je me rendais chez moi pour donner congé de monappartement, Marguerite allait chez un homme d’affaires qui,disait-elle, avait déjà fait pour une de ses amies ce qu’elleallait lui demander de faire pour elle. Elle vint me retrouver rue de Provence, enchantée. Cet hommelui avait promis de payer toutes ses dettes, de lui en donnerquittance, et de lui remettre une vingtaine de mille francsmoyennant l’abandon de tous ses meubles. Vous avez vu par le prix auquel est montée la vente que cethonnête homme eût gagné plus de trente mille francs sur sacliente. Nous repartîmes tout joyeux pour Bougival, et en continuantde nous communiquer nos projets d’avenir, que, grâce à notreinsouciance et surtout à notre amour, nous voyions sous lesteintes les plus dorées. Huit jours après nous étions à déjeuner, quand Nanine vintm’avertir que mon domestique me demandait. Je le fis entrer. –Monsieur, me dit-il, votre père est arrivé à Paris, et vousprie de vous rendre tout de suite chez vous, où il vous attend. Cette nouvelle était la chose du monde la plus simple, et cependant, en l’apprenant, Marguerite et moi nous nous regardâmes. Nous devinions un malheur dans cet incident. Aussi, sans qu’elle m’eût fait part de cette impression que jepartageais, j’y répondis en lui tendant la main: –Ne crains rien. –Reviens le plus tôt que tu pourras, murmura Marguerite enm’embrassant, je t’attendrai à la fenêtre. J’envoyai Joseph dire à mon père que j’allais arriver. En effet, deux heures après, j’étais rue de Provence. 20 Mon père, en robe de chambre, était assis dans mon salon et ilécrivait. Je compris tout de suite, à la façon dont il leva les yeux surmoi quand j’entrai, qu’il allait être question de choses graves. Je l’abordai cependant comme si je n’eusse rien deviné dans sonvisage, et je l’embrassai: –Quand êtes-vous arrivé, mon père? –Hier au soir. –Vous êtes descendu chez moi, comme de coutume? –Oui. –Je regrette bien de ne pas m’être trouvé là pour vous recevoir. Je m’attendais à voir surgir dès ce mot la morale que me promettait le visage froid de mon père; mais il ne me réponditrien, cacheta la lettre qu’il venait d’écrire, et la remità Joseph pour qu’il la jetât à la poste. Quand nous fûmes seuls, mon père se leva et me dit, en s’appuyant contre la cheminée: –Nous avons, mon cher Armand, à causer de choses sérieuses. –Je vous écoute, mon père. –Tu me promets d’être franc? –C’est mon habitude. –Est-il vrai que tu vives avec une femme nommée MargueriteGautier? –Oui. –Sais-tu ce qu’était cette femme? –Une fille entretenue. –C’est pour elle que tu as oublié de venir nous voir cetteannée, ta sœur et moi? –Oui, mon père, je l’avoue. –Tu aimes donc beaucoup cette femme? –Vous le voyez bien, mon père, puisqu’elle m’a fait manquerà un devoir sacré, ce dont je vous demande humblement pardonaujourd’hui. Mon père ne s’attendait sans doute pas à des réponses aussicatégoriques, car il parut réfléchir un instant, après quoiil me dit: –Tu as évidemment compris que tu ne pourrais pas vivre toujours ainsi? –Je l’ai craint, mon père, mais je ne l’ai pas compris. –Mais vous avez dû comprendre, continua mon père d’un tonun peu plus sec, que je ne le souffrirais pas, moi. –Je me suis dit que tant que je ne ferais rien qui fût contraire au respect que je dois à votre nom et à la probitétraditionnelle de la famille, je pourrais vivre comme je vis,ce qui m’a rassuré un peu sur les craintes que j’avais. Les passions rendent fort contre les sentiments. J’étaisprêt à toutes les luttes, même contre mon père, pour conserverMarguerite. –Alors, le moment de vivre autrement est venu. –Eh! pourquoi, mon père? –Parce que vous êtes au moment de faire des choses qui blessentle respect que vous croyez avoir pour votre famille. –Je ne m’explique pas ces paroles. –Je vais vous les expliquer. Que vous ayez une maîtresse, c’est fort bien; que vous la payiez comme un galant homme doitpayer l’amour d’une fille entretenue, c’est on ne peut mieux;mais que vous oubliez les choses les plus saintes pour elle,que vous permettiez que le bruit de votre vie scandaleusearrive jusqu’au fond de ma province et jette l’ombre d’unetache sur le nom honorable que je vous ai donné, voilà cequi ne peut être, voilà ce qui ne sera pas. –Permettez-moi de vous dire, mon père, que ceux qui vous ontainsi renseigné sur mon compte étaient mal informés. Je suisl’amant de mademoiselle Gautier, je vis avec elle, c’est lachose du monde la plus simple. Je ne donne pas à mademoiselleGautier le nom que j’ai reçu de vous. Je dépense pour ellece que mes moyens me permettent de dépenser, je n’ai pas faitune dette, et je ne me suis trouvé enfin dans aucune de cespositions qui autorisé un père à dire à son fils ce que vousvenez de me dire. –Un père est toujours autorisé à écarter son fils de la mauvaise voie dans laquelle il le voit s’engager. Vous n’avez encore rien fait de mal, mais vous le ferez. –Mon père! –Monsieur, je connais la vie mieux que vous. Il n’y a desentiments entièrement chastes. Toute Manon peut faire unDes Grieux, et le temps et les mœurs sont changés. Il seraitinutile que le monde vieillît, s’il ne se corrigeait pas. Vous quitterez votre maîtresse. –Je suis fâché de vous désobéir, mon père, mais c’est impossible. –Je vous y contraindrai. –Malheureusement, mon père, il n’y a plus d’îles Sainte-Marguerite où l’on envoie les courtisanes, et, y eneût-il encore, j’y suivrais mademoiselle Gautier, si vousobteniez qu’on l’y envoyât. Que voulez-vous? j’ai peut-êtretort, mais je ne puis être heureux qu’à la condition que jeresterai l’amant de cette femme. –Voyons, Armand, ouvrez les yeux, reconnaissez votre pèrequi vous a toujours aimé, et qui ne veut que votre bonheur.Est-il honorable pour vous d’aller vivre maritalement avecune fille que tout le monde a eue? –Qu’importe, mon père, si personne ne doit plus l’avoir!qu’importe, si cette fille m’aime, si elle se régénère parl’amour qu’elle a pour moi et par l’amour que j’ai pour elle!Qu’importe, enfin, s’il y a conversion! –Eh! croyez-vous donc, monsieur, que la mission d’un hommed’honneur soit de convertir des courtisanes? croyez-vousdonc que Dieu ait donné ce but grotesque à la vie, et quele cœur ne doive pas avoir un autre enthousiasme que celui-là?Quelle sera la conclusion de cette cure merveilleuse, et quepenserez-vous de ce que vous dites aujourd’hui, quand vousaurez quarante ans? Vous rirez de votre amour, s’il vous est permis d’en rire encore, s’il n’a pas laissé de tracestrop profondes dans votre passé. Que seriez-vous à cetteheure, si votre père avait eu vos idées, et avait abandonnésa vie à tous ces souffles d’amour, au lieu de l’établirinébranlablement sur une pensée d’honneur et de loyauté?Réfléchissez, Armand, et ne dites plus de pareilles sottises.Voyons, vous quitterez cette femme, votre père vous en supplie. Je ne répondis rien. –Armand, continua mon père, au nom de votre sainte mère, croyez-moi, renoncez à cette vie que vous oublierez plus viteque vous ne pensez, et à laquelle vous enchaîne une théorieimpossible. Vous avez vingt-quatre ans, songez à l’avenir.Vous ne pouvez pas aimer toujours cette femme qui ne vousaimera pas toujours non plus. Vous vous exagérez tous deuxvotre amour. Vous vous fermez toute carrière. Un pas deplus et vous ne pourrez plus quitter la route où vous êtes,et vous aurez, toute votre vie, le remords de votre jeunesse.Partez, venez passer un mois ou deux auprès de votre sœur.Le repos et l’amour pieux de la famille vous guériront vitede cette fièvre, car ce n’est pas autre chose. Pendant ce temps, votre maîtresse se consolera, elle prendraun autre amant, et quand vous verrez pour qui vous avez faillivous brouiller avec votre père et perdre son affection, vousme direz que j’ai bien fait de venir vous chercher, et vousme bénirez. Allons, tu partiras, n’est-ce pas, Armand? Je sentais que mon père avait raison pour toutes les femmes,mais j’étais convaincu qu’il n’avait pas raison pour Marguerite.Cependant le ton dont il m’avait dit ses dernières parolesétait si doux, si suppliant que je n’osais lui répondre. –Eh bien? fit-il d’une voix émue. –Eh bien, mon père, je ne puis rien vous promettre, dis-jeenfin; ce que vous me demandez est au-dessus de mes forces.Croyez-moi, continuai-je en le voyant faire un mouvementd’impatience, vous vous exagérez les résultats de cetteliaison. Marguerite n’est pas la fille que vous croyez.Cet amour, loin de me jeter dans une mauvaise voie, estcapable au contraire de développer en moi les plus honorablesentiments. L’amour vrai rend toujours meilleur, quelleque soit la femme qui l’inspire. Si vous connaissiez Marguerite, vous comprendriez que je ne m’expose à rien.Elle est noble comme les plus nobles femmes. Autant il ya de cupidité chez les autres, autant il y a de désintéressement chez elle. –Ce qui ne l’empêche pas d’accepter toute votre fortune,car les soixante mille francs qui vous viennent de votremère, et que vous lui donnez, sont, rappelez-vous bience que je vous dis, votre unique fortune. Mon père avait probablement gardé cette péroraison et cettemenace pour me porter le dernier coup. J’étais plus fort devant ses menaces que devant ses prières. –Qui vous a dit que je dusse lui abandonner cette somme?repris-je. –Mon notaire. Un honnête homme eût-il fait un acte semblablesans me prévenir? Eh bien, c’est pour empêcher votre ruineen faveur d’une fille que je suis venu à Paris. Votre mèrevous a laissé en mourant de quoi vivre honorablement et nonpas de quoi faire des générosités à vos maîtresses. –Je vous le jure, mon père, Marguerite ignorait cette donation. –Et pourquoi la faisiez-vous alors? –Parce que Marguerite, cette femme que vous calomniez etque vous voulez que j’abandonne, fait le sacrifice de toutce qu’elle possède pour vivre avec moi. –Et vous acceptez ce sacrifice? Quel homme êtes-vous donc,monsieur, pour permettre à une mademoiselle Marguerite devous sacrifier quelque chose? Allons, en voilà assez. Vousquitterez cette femme. Tout à l’heure je vous en priais,maintenant je vous l’ordonne; je ne veux pas de pareillessaletés dans ma famille. Faites vos malles, et apprêtez-vousà me suivre. –Pardonnez-moi, mon père, dis-je alors, mais je ne partirai pas. –Parce que? –Parce que j’ai déjà l’âge où l’on n’obéit plus à un ordre. Mon père pâlit à cette réponse. –C’est bien, monsieur, reprit-il; je sais ce qu’il me resteà faire. Il sonna. Joseph parut. –Faites transporter mes malles à l’hôtel de Paris, dit-ilà mon domestique. Et en même temps il passa dans sa chambre,où il acheva de s’habiller. Quand il reparut, j’allai au-devant de lui. –Vous me promettez, mon père, lui dis-je, de ne rien fairequi puisse causer de la peine à Marguerite? Mon père s’arrêta, me regarda avec dédain, et se contentade me répondre: –Vous êtes fou, je crois. Après quoi, il sortit en fermant violemment la porte derrièrelui. Je descendis à mon tour, je pris un cabriolet et je partis pour Bougival. Marguerite m’attendait à la fenêtre. 21 –Enfin! s’écria-t-elle en me sautant au cou. Te voilà! Comme tu es pâle! Alors je lui racontai ma scène avec mon père. –Ah! mon Dieu! je m’en doutais, dit-elle. Quand Josephest venu nous annoncer l’arrivée de ton père, j’ai tressaillicomme à la nouvelle d’un malheur. Pauvre ami! et c’est moiqui te cause tous ces chagrins. Tu ferais peut-être mieuxde me quitter que de te brouiller avec ton père. Cependantje ne lui ai rien fait. Nous vivons bien tranquilles, nousallons vivre plus tranquilles encore. Il sait bien qu’ilfaut que tu aies une maîtresse, et il devrait être heureuxque ce fût moi, puisque je t’aime et n’ambitionne pas plusque ta position ne le permet. Lui as-tu dit comment nousavons arrangé l’avenir? –Oui, et c’est ce qui l’a le plus irrité, car il a vu danscette détermination la preuve de notre amour mutuel. –Que faire alors? –Rester ensemble, ma bonne Marguerite, et laisser passer cetorage. –Passera-t-il? –Il le faudra bien. –Mais ton père ne s’en tiendra pas là? –Que veux-tu qu’il fasse? –Que sais-je, moi? tout ce qu’un père peut faire pour queson fils lui obéisse. Il te rappellera ma vie passée et mefera peut-être l’honneur d’inventer quelque nouvelle histoirepour que tu m’abandonnes. –Tu sais bien que je t’aime. –Oui, mais, ce que je sais aussi, c’est qu’il faut tôt outard obéir à son père, et tu fineras peut-être par te laisserconvaincre. –Non, Marguerite, c’est moi qui le convaincrai. Ce sont lescancans de quelques-uns de ses amis qui causent cette grandecolère; mais il est bon, il est juste, et il reviendra sur sapremière impression. Puis, après tout, que m’importe! –Ne dis pas cela, Armand; j’aimerais mieux tout que de laissercroire que je te brouille avec ta famille; laisse passer cettejournée, et demain retourne à Paris. Ton père aura réfléchide son côté comme toi du tien, et peut-être vous entendrez-vousmieux. Ne heurte pas ses principes, aie l’air de faire quelquesconcessions à ses désirs; parais ne pas tenir autant à moi,et il laissera les choses comme elles sont. Espère, mon ami,et sois bien certain d’une chose, c’est que, quoi qu’il arrive,ta Marguerite te restera. –Tu me le jures? –Ai-je besoin de te le jurer? Qu’il est doux de se laisser persuader par une voix que l’onaime! Marguerite et moi, nous passâmes toute la journée ànous redire nos projets comme si nous avions compris lebesoin de les réaliser plus vite. Nous nous attendions àchaque minute à quelque événement, mais heureusement le jourse passa sans amener rien de nouveau. Le lendemain, je partis à dix heures, et j’arrivai vers midià l’hôtel. Mon père était déjà sorti. Je me rendis chez moi, où j’espérais que peut-être il étaitallé. Personne n’était venu. J’allai chez mon notaire.Personne! Je retournai à l’hôtel, et j’attendis jusqu’à six heures. M. Duval ne rentra pas. Je repris la route de Bougival. Je trouvai Marguerite, non plus m’attendant comme la veille,mais assise au coin du feu qu’exigeait déjà la saison. Elle était assez plongée dans ses réflexions pour me laisserapprocher de son fauteuil sans m’entendre et sans se retourner.Quand je posai mes lèvres sur son front, elle tressaillitcomme si ce baiser l’eût réveillé en sursaut. –Tu m’as fait peur, me dit-elle. Et ton père? –Je ne l’ai pas vu. Je ne sais ce que cela veut dire. Je nel’ai trouvé ni chez lui, ni dans aucun des endroits où il yavait possibilité qu’il fût. –Allons, ce sera à recommencer demain. –J’ai bien envie d’attendre qu’il me fasse demander. J’aifait, je crois, tout ce que je devais faire. –Non, mon ami, ce n’est point assez, il faut retourner chezton père, demain surtout. –Pourquoi demain plutôt qu’un autre jour? –Parce que, fit Marguerite, qui me parut rougir un peu à cettequestion, parce que l’insistance de ta part en résultera pluspromptement. Tout le reste du jour, Marguerite fut préoccupée, distraite,triste. J’étais forcé de lui répéter deux fois ce que je luidisais pour obtenir une réponse. Elle rejeta cette préoccupationsur les craintes que lui inspiraient pour l’avenir les événementssurvenus depuis deux jours. Je passai ma nuit à la rassurer, et elle me fit partir le lendemain avec une insistante inquiétude que je ne m’expliquaispas. Comme la veille, mon père était absent; mais, en sortant, ilm’avait laissé cette lettre: “Si vous revenez me voir aujourd’hui, attendez-moi jusqu’àquatre heures; si à quatre heures je ne suis pas rentré,revenez dîner demain avec moi; il faut que je vous parle.” J’attendis jusqu’à l’heure dite. Mon père ne reparut pas.Je partis. La veille j’avais trouvé Marguerite triste, ce jour-là je latrouvai fiévreuse et agitée. En me voyant entrer, elle mesauta au cou, mais elle pleura longtemps dans mes bras. Je la questionnai sur cette douleur subite dont la gradationm’alarmait. Elle ne me donna aucune raison positive, alléguanttout ce qu’une femme peut alléguer quand elle ne veut pasrépondre la vérité. Quand elle fut un peu calmée, je lui racontai les résultatsde mon voyage; je lui montrai la lettre de mon père, en lui faisant observer que nous en pouvions augurer du bien.  A la vue de cette lettre et à la réflexion que je fis, leslarmes redoublèrent à un tel point que j’appelai Nanine, etque, craignant une atteinte nerveuse, nous couchâmes la pauvrefille qui pleurait sans dire une syllabe, mais qui me tenaitles mains, et les baisait à chaque instant. Je demandai à Nanine si, pendant mon absence, sa maîtresse avait reçu une lettre ou une visite qui pût motiver l’étatoù je la trouvais, mais Nanine me répondit qu’il n’étaitvenu personne et que l’on n’avait rien apporté. Cependant il se passait depuis la veille quelque chose d’autantplus inquiétant que Marguerite me le cachait. Elle parut un peu plus calme dans la soirée; et, me faisantasseoir au pied de son lit, elle me renouvela longuement l’assurance de son amour. Puis, elle me souriait, mais aveceffort, car, malgré elle, ses yeux se voilaient de larmes. J’employai tous les moyens pour lui faire avouer la véritablecause de ce chagrin, mais elle s’obstina à me donner toujoursles raisons vagues que je vous ai déjà dites. Elle finit par s’endormir dans mes bras, mais de ce sommeilqui brise le corps au lieu de le reposer; de temps en tempselle poussait un cri, se réveillait en sursaut, et aprèss’être assurée que j’étais bien auprès d’elle, elle me faisaitlui jurer de l’aimer toujours. Je ne comprenais rien à ces intermittences de douleur qui seprolongèrent jusqu’au matin. Alors Marguerite tomba dans unesorte d’assoupissement. Depuis deux nuits elle ne dormait pas. Ce repos ne fut pas de longue durée. Vers onze heures, Marguerite se réveilla, et, me voyant levé,elle regarda autour d’elle en s’écriant: –T’en vas-tu donc déjà? –Non, dis-je en lui prenant les mains, mais j’ai voulu telaisser dormir. Il est de bonne heure encore. –A quelle heure vas-tu à Paris? –A quatre heures. –Sitôt? jusque-là tu resteras avec moi, n’est-ce pas? –Sans doute, n’est-ce pas mon habitude? –Quel bonheur! –Nous allons déjeuner? reprit-elle d’un air distrait. –Si tu le veux. –Et puis tu m’embrasseras bien jusqu’au moment de partir? –Oui, et je reviendrai le plus tôt possible. –Tu reviendras? fit-elle en me regardant avec des yeux hagards. –Naturellement. –C’est juste, tu reviendras ce soir, et moi, je t’attendrai,comme d’habitude, et tu m’aimeras, et nous serons heureuxcomme nous le sommes depuis que nous nous connaissons. Toutes ces paroles étaient dites d’un ton si saccadé, ellessemblaient cacher une pensée douloureuse si continue, que jetremblais à chaque instant de voir Marguerite tomber en délire. –Écoute, lui dis-je, tu es malade, je ne puis pas te laisserainsi. Je vais écrire à mon père qu’il ne m’attende pas. –Non! non! s’écria-t-elle brusquement, ne fais pas cela. Tonpère m’accuserait encore de t’empêcher d’aller chez lui quandil veut te voir; non, non, il faut que tu y ailles, il le faut!D’ailleurs, je ne suis pas malade, je me porte à merveille.C’est que j’ai fait un mauvais rêve, et que je n’étais pas bienréveillée? A partir de ce moment, Marguerite essaya de paraître plus gaie.Elle ne pleura plus. Quand vint l’heure où je devais partir, je l’embrassai, et luidemandai si elle voulait m’accompagner jusqu’au chemin de fer:j’espérais que la promenade la distrairait et que l’air luiferait du bien. Je tenais surtout à rester le plus longtemps possible avec elle. Elle accepta, prit un manteau et m’accompagna avec Nanine,pour ne pas revenir seule. Vingt fois je fus au moment de ne pas partir. Mais l’espérancede revenir vite et la crainte d’indisposer de nouveau mon pèrecontre moi me soutinrent, et le convoi m’emporta. –A ce soir, dis-je à Marguerite en la quittant. Elle ne me répondit pas. Une fois déjà elle ne m’avait pas répondu à ce même mot, etle comte de G…, vous vous le rappelez, avait passé la nuitchez elle; mais ce temps était si loin, qu’il semblait effacéde ma mémoire, et si je craignais quelque chose, ce n’étaitcertes plus que Marguerite me trompât. En arrivant à Paris, je courus chez Prudence la prier d’allervoir Marguerite, espérant que sa verve et sa gaieté ladistrairaient. J’entrai sans me faire annoncer, et je trouvai Prudence à satoilette. –Ah! me dit-elle d’un air inquiet. Est-ce que Marguerite estavec vous? –Non. –Comment va-t-elle? –Elle est souffrante. –Est-ce qu’elle ne viendra pas? –Est-ce qu’elle devait venir? Madame Duvernoy rougit, et me répondit, avec un certain embarras: –Je voulais dire: Puisque vous venez à Paris, est-ce qu’ellene viendra pas vous y rejoindre? –Non. Je regardai Prudence; elle baissa les yeux et sur sa physionomieje crus lire la crainte de voir ma visite se prolonger. –Je venais même vous prier, ma chère Prudence, si vousn’avez rien à faire, d’aller voir Marguerite ce soir; vouslui tiendriez compagnie, et vous pourriez coucher là-bas. Jene l’ai jamais vue comme elle était aujourd’hui, et je tremblequ’elle ne tombe malade. –Je dîne en ville, me répondit Prudence, et je ne pourrai pasvoir Marguerite ce soir, mais je la verrai demain. Je pris congé de madame Duvernoy, qui me parraissait presqueaussi préoccupée que Marguerite, et je me rendis chez mon père,dont le premier regard m’étudia avec attention. Il me tendit la main. –Vos deux visites m’ont fait plaisir, Armand, me dit-il, ellesm’ont fait espérer que vous auriez réfléchi de votre côté, commej’ai réfléchi, moi, du mien. –Puis-je me permettre de vous demander, mon père, quel a étéle résultat de vos réflexions” –Il a été, mon ami, que je m’étais exagéré l’importance desrapports que l’on m’avait faits, et que je me suis promis d’êtremoins sévère avec toi. –Que dites-vous, mon père! m’écrirai-je avec joie. –Je dis, mon cher enfant, qu’il faut que tout jeune homme aitune maîtresse, et que, d’après de nouvelles informations, j’aime mieux te savoir l’amant de mademoiselle Gautier que d’une autre. –Mon excellent père! que vous me rendez heureux! Nous causâmes ainsi quelques instants, puis nous nous mîmesà table. Mon père fut charmant tout le temps que dura ledîner. J’avais hâte de retourner à Bougival pour raconter à Margueritecet heureux changement. A chaque instant je regardais lapendule. –Tu regardes l’heure, me disait mon père, tu es impatient deme quitter. Oh! jeunes gens! vous sacrifierez donc toujoursles affections sincères aux affections douteuses? –Ne dites pas cela, mon père! Marguerite m’aime, j’en suissûr. Mon père ne répondit pas; il n’avait l’air ni de douter ni decroire. Il insista beaucoup pour me faire passer la soirée entière aveclui, et pour que je ne repartisse que le lendemain; mais j’avaislaissé Marguerite souffrante, je le lui dis, et je lui demandaila permission d’aller la retrouver de bonne heure, lui promettantde revenir le lendemain. Il faisait beau; il voulut m’accompagner jusqu’au débarcadère.Jamais je n’avais été si heureux. L’avenir m’apparaissait telque je cherchaisà le voir depuis longtemps. J’aimais plus mon père que je ne l’avais jamais aimé. Au moment où j’allais partier, il insista une dernière foispour que je restasse; je refusai. –Tu l’aimes donc bien? me demanda-t-il. –Comme un fou. –Va alors! et il passa la main sur son front comme s’il eûtvoulu en chasser une pensée, puis il ouvrit la bouche commepour me dire quelque chose; mais il se contenta de me serrerla main, et me quitta brusquement en me criant: –A demain! donc. 22 Il me semblait que le convoi ne marchait pas. Je fus à Bougival à onze heures. Pas une fenêtre de la maison n’était éclairée, et je sonnaisans que l’on me répondit. C’était la première fois que pareille chose m’arrivait. Enfinle jardinier parut. J’entrai. Nanine me rejoignit avec une lumière. J’arrivai à la chambrede Marguerite. –Où est madame? –Madame est partie pour Paris, me répondit Nanine. –Pour Paris! –Oui, monsieur. –Quand? –Une heure après vous. –Elle ne vous a rien laissé pour moi? –Rien. Nanine me laissa. “Elle est capable d’avoir eu des craintes, pensai-je, et d’êtreallée à Paris pour s’assurer si la visite que je lui avais ditaller faire à mon père n’était pas un prétexte pour avoir un jour de liberté. “Peut-être Prudence lui a-t-elle écrit pour quelque affaireimportante, me dis-je quand je fus seul; mais j’avais vuPrudence à mon arrivée, et elle ne m’avait rien dit que pûtme faire supposer qu’elle eût écrit à Marguerite. Tout à coup je me souvins de cette question que madame Duvernoym’avait faite: “Elle ne viendra donc pas aujourd’hui?” quand jelui avais dit que Marguerite était malade. Je me rappelai en même temps l’air embarrassé de Prudence, lorsque je l’avaisregardée après cette phrase qui semblait trahir un rendez-vous.A ce souvenir se joignait celui des larmes de Marguerite pendanttoute la journée, larmes que le bon accueil de mon père m’avaitfait oublier un peu. A partir de ce moment, tous les incidents du jour vinrent segrouper autour de mon premier soupçon et le fixèrent si solidement dans mon esprit que tout le confirma, jusqu’à laclémence paternelle. Marguerite avait presque exigé que j’allasse à Paris; elle avait affecté le calme lorsque je lui avais proposé de resterauprès d’elle. Étais-je tombé dans un piège? Marguerite metrompait-elle? avait-elle compté être de retour assez à tempspour que je m’aperçusse pas de son absence, et le hasard l’avait-il retenue? Pourquoi n’avait-elle rien dit à Nanine, ou pourquoi ne m’avait-elle pas écrit? Que voulaient dire ces larmes, cetteabsence, ce mystère? Voilà ce que je me demandais avec effroi, au milieu de cettechambre vide, et les yeux fixés sur la pendule qui, marquantminuit, semblait me dire qu’il était trop tard pour que j’espérasse encore voir revenir ma maîtresse. Cependant, après les dispositions que nous venions de prendre,avec le sacrifice offert et accepté, était-il vraisemblable qu’elle me trompât? Non. J’essayai de rejeter mes premièressuppositions. –La pauvre fille aura trouvé un acquéreur pour son mobilier,et elle sera allée à Paris pour conclure. Elle n’aura pasvoulu me prévenir, car elle sait que, quoique je l’accepte,cette vente, nécessaire à notre bonheur à venir, m’est pénible,et elle aura craint de blesser mon amour-propre et ma délicatesseen m’en parlant. Elle aime mieux reparaître seulement quand tout sera terminé. Prudence l’attendait évidemment pour cela,et s’est trahie devant moi: Marguerite n’aura pu terminer sonmarché aujourd’hui, et elle couche chez elle, ou peut-êtremême va-t-elle arriver tout à l’heure, car elle doît sedouter de mon inquiétude et ne voudra certainement pas m’ylaisser. Mais alors, pourquoi ces larmes? Sans doute, malgré son amourpour moi, la pauvre fille n’aura pu se résoudre sans pleurerà abandonner le luxe au milieu duquel elle a vécu jusqu’àprésent et qui la faisait heureuse et enviée. Je pardonnais bien volontiers ces regrets à Marguerite . Jel’attendais impatiemment pour lui dire, en la couvrant debaisers, que j’avais deviné la cause de sa mystérieuseabsence. Cependant, la nuit avançait et Marguerite n’arrivait pas. L’inquiétude resserrait peu à peu son cercle et m’étreignaitla tête et le cœur. Peut-être lui était-il arrivé quelquechose! Peut-être était-elle blessée, malade, morte! Peut-êtreallais-je voir arriver un messager m’annonçant quelque douloureux accident! Peut-être le jour me trouverait-il dansla même incertitude et dans les mêmes craintes! L’idée que Marguerite me trompait à l’heure où je l’attendaisau milieu des terreurs que me causait son absence ne me revenaitplus à l’esprit. Il fallait une cause indépendante de sa volonté pour la retenir loin de moi, et plus j’y songeais, plus j’étais convaince que cette cause ne pouvait être qu’unmalheur quelconque. O vanité de l’homme! tu te représentessous toutes les formes. Une heure venait de sonner. Je me dis que j’allais attendreune heure encore, mais qu’à deux heures, si Marguerite n’étaitpas revenue, je partirais pour Paris. En attendant, je cherchai un livre, car je n’osais penser. Manon Lascaut était ouvert sur la table. Il me sembla qued’endroits en endroits les pages étaient mouillées commepar des larmes. Après l’avoir feuilleté, je refermai ce livredont les caractères m’apparaissaient vides de sens à traversle voile de mes doutes. L’heure marchait lentement. Le ciel était couvert. Une pluied’automne fouettait les vitres. Le lit vide me paraissait prendre par moments l’aspect d’une tombe. J’avais peur. J’ouvris la porte. J’écoutais et n’entendais rien que le bruit du vent dans les arbres. Pas une voiture ne passaitsur la route. La demie sonna tristement au clocher de l’église. J’en étais arrivé à craindre que quelqu’un n’entrât. Il mesemblait qu’un malheur seul pouvait venir me trouver à cetteheure et par ce temps sombre. Deux heures sonnèrent. J’attendis encore un peu. La penduleseule troublait le silence de son bruit monotone et cadencé. Enfin je quittai cette chambre dont les moindres objets avaientrevêtu cet aspect triste que donne à tout ce qui l’entoure l’inquiète solitude du cœur. Dans la chambre voisine je trouvai Nanine endormie sur sonouvrage. Au bruit de la porte, elle se réveilla et me demandasi sa maîtresse était rentrée. –Non, mais, si elle rentre, vous lui direz que je n’ai purésister à mon inquiétude, et que je suis parti pour Paris. –A cette heure? –Oui. –Mais comment? vous ne trouverez pas de voiture. –J’irai à pied. –Mais il pleut. –Que m’importe? –Madame va rentrer, ou, si elle ne rentre pas, il sera toujourstemps, au jour, d’aller voir ce qui l’a retenue. Vous allezvous faire assassiner sur la route. –Il n’y a pas de danger, ma chère Nanine; à demain. La brave fille alla me chercher mon manteau, me le jeta sur les épaule, m’offrit d’aller réveiller la mère Arnould, et de s’enquérir d’elle s’il était possible d’avoir une voiture; mais je m’y opposai, convaincu que je perdraisà cetter tentative, peut-être infructueuse, plus de temps queje n’en mattrais à faire la moitié du chemin. Puis j’avais besoin d’air et d’une fatigue physique qui épuisâtla surexcitation à laquelle j’étais en proie.  Je pris la clef de l’appartement de la rue d’Antin, et aprèsavoir dit adieu à Nanine, qui m’avait accompagne jusqu’à lagrille, je partis. Je me mis d’abord à courir, mais la terre était fraîchementmouillée, et je me fatiguais doublement. Au bout d’une demi-heure de cette course, je fus forcé de m’arrêter, j’étaisen nage. Je repris haleine et je continuai mon chemin. Lanuit était si épaisse que je tremblais à chaque instant de meheurter contre un des arbres de la route, lesquels, se présentantbrusquement à mes yeux, avaient l’air de grands fantômes courant sur moi. Je rencontrai une ou deux voitures de rouliers que j’eus bientôt laissées en arrière. Une calèche se dirigeait au grand trot du côté de Bougival.Au moment où elle passait devant moi, l’espoir me vint queMarguerite était dedans. Je m’arrêtait en criant: Marguerite! Marguerite! Mais personne ne me répondit et la calèche continua sa route.Je la regardai s’éloigner, et je repartis. Je mis deux heures pour arriver à la barrière de l’Étoile. La vue de Paris me rendit des forces, et je descendis en courant la longue allée que j’avais parcourue tant de fois. Cette nuit-là personne n’y passait. On eût dit la promenade d’une ville morte. Le jour commençait à poindre. Quand j’arrivai à la rue d’Antin, la grande ville se remuaitdéjà un peu avant de se réveiller tout à fait. Cinq heures sonnaient à l’église Saint-Roch au moment où j’entrais dans la maison de Marguerite. Je jetai mon nom au portier, lequel avait reçu de moi assezde pièces de vingt francs pour savoir que j’avais le droitde venir à cinq heures chez mademoiselle Gautier. Je passai donc sans obstacle. J’aurais pu lui demander si Marguerite était chez elle, maisil eût pu me répondre que non, et j’aimais mieux douter deuxminutes de plus, car en doutant j’espérais encore. Je prêtai l’oreille à la porte, tâchant de surprendre un bruit,un mouvement. Rien. Le silence de la campagne semblait se continuer jusque-là. J’ouvris la porte, et j’entrai. Tous les rideaux étaient hermétiquement fermés. Je tirai ceux de la salle à manger, et je me dirigeai versla chambre à coucher dont je poussai la porte. Je sautai sur le cordon des rideaux et je le tirai violemment. Les rideaux s’écartèrent; un faible jour pénétra, je courusau lit. Il était vide! J’ouvris les portes les unes après les autres, je visitai toutes les chambres. Personne. C’était à devenir fou. Je passai dans le cabinet de toilette, dont j’ouvris la fenêtre,et j’appelai Prudence à plusieurs reprises. La fenêtre de madame Duvernoy resta fermée. Alors je descendis chez le portier, à qui je demandai si mademoiselle Gautier était venue chez elle pendant le jour. –Oui, me répondit cet homme, avec madame Duvernoy. –Elle n’a rien dit pour moi? –Rien. –Savez-vous ce qu’elles ont fait ensuite. –Elles sont montées en voiture. –Quel genre de voiture? –Un coupé de maître. Qu’est-ce que tout cela voulait dire? Je sonnai à la porte voisine. –Où allez-vous monsieur? me demanda le concierge après m’avoirouvert. –Chez madame Duvernoy. –Elle n’est pas rentrée. –Vous en êtes sûr? –Oui, monsieur; voilà même une lettre qu’on a apportée pourelle hier au soir et que je ne lui ai pas encore remise. Et le portier me montrait une lettre sur laquelle je jetaimachinalement les yeux. Je reconnus l’ecriture de Marguerite. Je pris la lettre. L’adresse portait ces mots: “A madame Duvernoy, pour remettre à M. Duval.” –Cette lettre est pour moi, dis-je au portier, et je luimontrai l’adresse. –C’est vous monsieur Duval? me répondit cet homme. –Oui. –Ah! je vous reconnais, vous venez souvent chez madameDuvernoy. Une fois dans la rue, je brisai le cachet de cette lettre. La foudre fût tombée à mes pieds que je n’eusse pas été plusépouvanté que je le fus par cette lecture. “A l’heure où vous lirez cette lettre, Armand, je serai déjàla maîtresse d’un autre homme. Tout est donc fini entre nous. Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votresœur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères,et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vousaura fait souffrir cette fille perdue que l’on nomme MargueriteGautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vousdoit les seuls moments heureux d’une vie qui, elle l’espère,ne sera pas longue maintenant.” Quand j’eus lu le dernier mot, je crus que j’allais devenir fou. Un moment j’eus réelement peur de tomber sur le pavé de la rue.Un nuage me passait sur les yeux et le sang me battait dans les tempes. Enfin je me remis un peu, je regardai autour de moi, tout étonnéde voir la vie des autres se continuer sans arrêter à mon malheur. J’étais pas assez fort pour supporter seul le coup que Margueriteme portait. Alors je me souvins que mon père était dans la même ville quemoi, que dans dix minutes je pourrais être auprès de lui, et que, quelle que fût la cause de ma douleur, il la partagerait. Je courus comme un fou, comme un voleur, jusqu’à l’hôtel de Paris: je trouvai la clef sur la porte de l’appartement de mon père. J’entrai. Il lisait. Au peu d’étonnement qu’il montra en me voyant paraître, on eût dit qu’il m’attendait. Je me précipitai dans ses bras sans lui dire un mot, je luidonnai la lettre de Marguerite, et me laissant tomber devantson lit, je pleurai à chaudes larmes. 23 Quand toutes les choses de la vie eurent repris leur cours, jene pus croire que le jour qui se levait ne serait pas semblablepour moi à ceux qui l’avaient précédé. Il y avait des momentsoù je me figurais qu’une circonstance, que je ne me rappellaispas, m’avait fait passer la nuit hors de chez Marguerite, maisque, si je retournais à Bougival, j’allais la retrouver inquiète,comme je l’avais été et qu’elle me demanderait qui m’avait ainsiretenu loin d’elle. Quand l’existence a contracté une habitude comme celle de cetamour, il semble impossible que cette habitude se rompe sansbriser en même temps tous les autres ressorts de la vie. J’étais donc forcé de temps en temps de relire la lettre deMarguerite, pour bien me convaincre que je n’avais pas rêvé. Mon corps, succombant sous la secousse morale, était incapabled’un mouvement. L’inquiétude, la marche de la nuit, la nouvelledu matin m’avaient épuisé. Mon père profita de cette prostrationtotale de mes forces pour me demander la promesse formelle departir avec lui. Je promis tout ce qu’il voulut. J’étais incapable de soutenirune discussion, et j’avais besoin d’une affection réele pourm’aider à vivre après ce qui venait de se passer. J’étais trop heureux que mon père voulût bien me consoler d’unpareil chagrin. Tout ce que je me rappelle, c’est que ce jour-là, vers cinqheures, il me fit monter avec lui dans une chaise de poste.Sans me rien dire, il avait fait préparer mes malles, lesavait fait attacher avec les siennes derrière la voiture, etil m’emmenait. Je ne sentis ce que je faisais que lorsque la ville eut disparu,et que la solitude de la route me rappela le vide de mon cœur. Alors les larmes me reprirent. Mon père avait compris que des paroles, même de lui, ne meconsoleraient pas, et il me laissait pleurer sans me dire unmot, se contentant parfois de me serrer la main, comme pourme rappeler que j’avais un ami à côté de moi. La nuit, je dormis un peu. Je rêvai de Marguerite.  Je me réveillai en sursaut, ne comprenant pas pourquoi j’étaisdans une voiture. Puis la réalité me revint à l’esprit et je laissai tomber matête sur ma poitrine. Je n’osais entretenir mon père, je craignais toujours qu’ilne me dit: “Tu vois que j’avais raison quand je niais l’amour de cette femme.” Mais il n’abusa pas de son avantage, et nous arrivâmes à C…sans qu’il m’eût dit autre chose que des paroles complètementétrangères à l’événement qui m’avait fait partir. Quand j’embrassai ma sœur, je me rappelai les mots de la lettrede Marguerite qui la concernaient, mais je compris tout de suiteque, si bonne qu’elle fût, ma sœur serait insuffisante à mefaire oublier ma maîtresse. La chasse était ouverte, mon père pensa qu’elle serait une distraction pour moi. Il organisa donc des parties de chasseavec des voisins et des amis. J’y allai sans répugnance commesans enthousiasme, avec cette sorte d’apathie qui était lecaractère de toutes mes actions depuis mon départ. Nous chassions au rabat. On me mettai à mon poste. Je posaismon fusil désarmé à côté de moi, et je rêvais. Je regardais les nuages passer. Je laissais ma pensée errerdans les plaines solitaires, et de temps en temps je m’entendaisappeler par quelque chasseur me montrant un lièvre à dix pasde moi. Aucun de ces détails n’échappait à mon père, et il ne se laissaitpas prendre à mon calme extérieur. Il comprenait bien que, si abattu qu’il fût, mon cœur aurait quelque jour une réaction terrible, dangereuse peut-être, et tout en évitant de paraîtreme consoler, il faisait son possible pour me distraire. Ma sœur, naturellement, n’était pas dans la confidence de tousces événements, elle ne s’expliquait donc pas pourquoi, moi,si gai autrefois, j’étais tout à coup devenu si rêveur et sitriste. Parfois, surpris au milieu de ma tristesse par le regard inquietde mon père, je lui tendais la main et je serrais la siennecomme pour lui demander tacitement pardon du mal que, malgrémoi, je lui faisais. Un mois se passa ainsi, mais ce fut tout ce que je pus supporter. Le souvenir de Marguerite me poursuivait sans cesse. J’avaistrop aimé et j’aimais trop cette femme pour qu’elle pût me devenir indifférent tout à coup. Il fallait surtout, quelquesentiment que j’eusse pour elle, que je la revisse, et celatout de suite. Ce désir entra dans mon esprit, et s’y fixa avec toute la violence de la volonté qui reparaît enfin dans un corps inertedepuis longtemps. Ce n’était pas dans l’avenir, dans un mois, dans huit joursqu’il me fallait Marguerite, c’était le lendemain même du jouroù j’en avais eu l’idée; et je vins dire à mon père que j’allaisle quitter pour des affaires qui me rappelaient à Paris, mais que je reviendrais promptement. Il devina sans doute le motif qui me faisait partir, car ilinsista pour que je restasse; mais, voyant que l’inexécutionde ce désir, dans l’état irritable où j’étais, pourrait avoirdes conséquences fatales pour moi, il m’embrassa, et me pria,presque avec des larmes, de revenir bientôt auprès de lui. Je ne dormis pas avant d’être arrivé à Paris. Une fois arrivé, qu’allais-je faire? je l’ignorais; mais ilfallait avant tout que je m’occupasse de Marguerite. J’allai chez moi m’habiller, et comme il faisait beau, et qu’ilen était encore temps, je me rendis aux Champs-Élysées. Au bout d’une demi-heure, je vis venir de loin, et du rond-pointà la place de la Concorde, la voiture de Marguerite. Elle avait racheté ses chevaux, car la voiture était tellequ’autrefois; seulement elle n’était pas dedans.  A peine avais-je remarqué cette absence, qu’en reportant lesyeux autour de moi, je vis Marguerite qui descendait à pied,accompagnée d’une femme que je n’avais jamais vue auparavant. En passant à côté de moi, elle pâlit, et un sourire nerveuxcrispa ses lèvres. Quant à moi un violent battement de cœurm’ébranla la poitrine; mais je parvins à donner une expressionfroide à mon visage, et je saluai froidement mon anciennemaîtresse, qui rejoignit presque aussitôt sa voiture, danslaquelle elle monta avec son amie. Je connaissais Marguerite. Ma rencontre inattendue avait dûla boulverser. Sans doute elle avait appris mon départ, quil’avait tranquillisée sur la suite de notre rupture; mais mevoyant revenir, et se trouvant face à face avec moi, pâlecomme je l’étais, elle avait compris que mon retour avait unbut, et elle devait se demander ce qui allait avoir lieu. Si j’avais retrouvé Marguerite malheureuse, si, pour me vengerd’elle, j’avais pu venir à son secours, je lui aurais peut-êtrepardonné, et n’aurais certainement pas songé à lui faire du mal;mais je la retrouvais heureuse, en apparence du moins; un autrelui avait rendu le luxe que je n’avais pu lui continuer; notrerupture, venue d’elle, prenait par conséquent le caractère duplus bas intérêt; j’étais humilié dans mon amour-propre commedans mon amour, il fallait nécessairement qu’elle payât ce quej’avais souffert. Je ne pouvais être indifférent à ce que faisait cette femme;par conséquent, ce qui devait lui faire le plus de mal, c’étaitmon indifférence; c’était donc ce sentiment-là qu’il fallaitfeindre, non seulement à ses yeux, mais aux yeux des autres. J’essayai de me faire un visage souriant, et je me rendis chezPrudence. La femme de chambre alla m’annoncer et me fit attendre quelquesinstants dans le salon. Madame Duvernoy parut enfin, et m’introduisait dans son boudoir;au moment où je m’y asseyais, j’entendis ouvrir la porte du salon,et un pas léger fit crier le parquet, puis la porte du carré futfermée violemment. –Je vous dérange? demandai-je à Prudence. –Pas du tout, Marguerite était là. Quand elle vous a entenduannoncer, elle s’est sauvée: c’est elle qui vient de sortir. –Je lui fais donc peur maintenant? –Non, mais elle craint qu’il ne vous soit désagréable de la revoir. –Pourquoi donc? dis-je en faisant un effort pour respirerlibrement, car l’émotion m’étouffait; la pauvre fille m’aquitté pour ravoir sa voiture, ses meubles et ses diamants,elle a bien fait, et je ne dois pas lui en vouloir. Je l’airencontrée aujoud’hui, continuai-je négligemment. –Où? fit Prudence, qui me regardait et semblait se demandersi cet homme était bien celui qu’elle avait connu si amoureux. –Aux Champs-Élysées, elle était avec une autre femme fort jolie.Quelle est cette femme? –Comment est-elle? –Une blonde, mince, portant des anglaises; des yeux bleus, trèsélégante. –Ah! c’est Olympe; une très jolie fille, en effet. –Avec qui vit-elle? –Avec personne, avec tout le monde. –Et elle demeure? –Rue Tronchet, no… Ah çà, vous voulez lui faire la cour? –On ne sait pas ce qui peut arriver. –Et Marguerite? –Vous dire que je ne pense plus du tout à elle, ce seraitmentir; mais je suis de ces hommes avec qui la façon de romprefait beaucoup. Or, Marguerite m’a donné mon congé d’une façonsi légère, que je me suis trouvé bien sot d’en avoir étéamoureux comme je l’ai été, car j’ai été vraiment fort amoureuxde cette fille. Vous devinez avec quel ton j’essayais de dire ces choses-là:l’eau me coulait sur le front. –Elle vous aimait bien, allez, et elle vous aime toujours: lapreuve, c’est qu’après vous avoir rencontré aujourd’hui, elleest venue tout de suite me faire part de cette rencontre. Quandelle est arrivé, elle était toute tremblante, près de se trouvermal. –Eh bien, que vous a-t-elle dit? –Elle m’a dit: “Sans doute il viendra vous voir,” et elle m’a priée d’implorer de vous son pardon. –Je lui ai pardonné, vous pouvez le lui dire. C’est une bonnefille, mais c’est une fille; et ce qu’elle m’a fait, je devaism’y attendre. Je lui suis même reconnaissant de sa résolution,car aujourd’hui je me demande à quoi nous aurait menés mon idée de vivre tout à fait avec elle. C’était de la folie. –Elle sera bien contente en apprenant que vous avez prisvotre parti de la nécessité où elle se trouvait. Il étaittemps qu’elle vous quittât, mon cher. Le gredin d’hommed’affaires à qui elle avait proposé de vendre son mobilieravait été trouver ses créanciers pour leur demander combienelle leur devait; ceux-ci avaient eu peur, et l’on allaitvendre dans deux jours. –Et maintenant, c’est payé? –A peu près. –Et qui a fait les fonds? –Le comte de N… Ah! mon cher! il y a des hommes faits exprèspour cela. Bref, il a donné vingt mille francs; mais il enest arrivé à ses fins. Il sait bien que Marguerite n’est pasamoureuse de lui, ce qui ne l’empêche pas d’être très gentilpour elle. Vous avez vu, il lui a racheté ses chevaux, il luia retiré ses bijoux et lui donne autant d’argent que el duclui en donnait; si elle veut vivre tranquillement, cet homme-làrestera longtemps avec elle. –Et que fait-elle? habite-t-elle tout à fait Paris? –Elle n’a jamais voulu retourner à Bougival depuis que vousêtes parti. C’est moi qui suis allée y chercher toutes sesaffaires, et même les vôtres, dont j’ai fait un paquet quevous ferez prendre ici. Il y a tout, excepté un petit portefeuille avec votre chiffre. Marguerite a voulu le prendreet l’a chez elle. Si vous y tenez, je le lui redemanderai. –Qu’elle le garde, balbutiai-je, car je sentais les larmesmonter de mon cœur à mes yeux au souvenir de ce village oùj’avais été si heureux, et à l’idée que Marguerite tenait àgarder une chose qui venait de moi et me rappelait à elle. Si elle était entrée à ce moment, mes résolutions de vengeanceauraient disparu et je serais tombé à ses pieds. –Du reste, reprit Prudence, je ne l’ai jamais vue comme elleest maintenant: elle ne dort preque plus, elle court les bals,elle soupe, elle se grise même. Dernièrement, après un souper,elle est restée huit jours au lit; et quand le médecin lui apermis de se lever, elle a recommencé, au risque d’en mourir.Irez-vous la voir? –A quoi bon? Je suis venu vous voir, vous, parce que vousavez été toujours charmante pour moi, et que vous connaissais avant de connaître Marguerite. C’est à vous que je dois d’avoirété son amant, comme c’est à vous que je dois de ne plus l’être,n’est-ce pas? –Ah! dame, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour qu’elle vous quittât, et je crois que, plus tard, vous ne m’en voudrez pas. –Je vous en ai une double reconnaissance, ajoutai-je en me levant, car j’avais du dégoût pour cette femme, à la voirprendre au sérieux tout ce que je lui disais. –Vous vous en allez? –Oui. J’en savais assez. –Quand vous verra-t-on? –Bientôt. Adieu. –Adieu. Prudence me conduisait jusqu’à la porte, et je rentrai chezmoi des larmes de rage dans les yeux et un besoin de vengeancedans le cœur. Ainsi Marguerite était décidément une fille comme les autres;ainsi, cet amour profond qu’elle avait pour moi n’avait paslutté contre le désir de reprendre sa vie passée, et contrele besoin d’avoir une voiture et de faire des orgies. Voilà ce que je me disais au milieu de mes insomnies, tandisque, si j’avais réfléchi aussi froidement que je l’affectais,j’aurais vu dans cette nouvelle existence bruyante de Margueritel’espérance pour elle de faire taire une pensée continue, unsouvenir incessant. Malheureusement, la passion mauvaise dominait en moi, et je ne cherchai qu’un moyen de torturer cette pauvre créature. Oh! l’homme est bien petit et bien vil quand l’une des sesétroites passions est blessée. Cette Olympe, avec qui je l’avais vue, était sinon l’amie deMarguerite, du moins celle qu’elle fréquentait le plus souventdepuis son retour à Paris. Elle allait donner un bal, et commeje supposais que Marguerite y serait, je cherchai à me fairedonner une invitation et je l’obtins. Quand, plein de mes douloureuses émotions, j’arrivai à ce bal,il était déjà fort animé. On dansait, on criait même, et, dansun des quadrilles, j’aperçus Marguerite dansant avec le comtede N…, lequel paraissait tout fier de la montrer, et semblaitdire à tout le monde: –Cette femme est à moi! J’allai m’adosser à la cheminée, juste en face de Marguerite,et je la regaradi danser. A peine m’eut elle aperçu qu’ellese troubla. Je la vis et je la saluai distraitement de la main et des yeux. Quand je songeais que après le bal, ce ne serait plus avec moi,mais avec ce riche imbécile qu’elle s’en irait, quand je mereprésentais ce qui vraisemblablement allait suivre leurretour chez elle, le sang me montait au visage, et le besoinme venait de troubler leurs amours. Après la contredanse, j’allai saluer la maîtresse de la maison,qui étalait aux yeux des invités des épaules magnifiques et lamoitié d’une gorge éblouissante. Cette fille-là était belle, et, au point de vue de la forme, plus belle que Marguerite. Je le compris mieux encore àcertains regards que celle-ci jeta sur Olympe pendant que jelui parlais. L’homme qui serait l’amant de cette femme pourraitêtre aussi fier que l’était M. de N… et elle était assez bellepour inspirer une passion égale à celle que Marguerite m’avaitinspirée. Elle n’avait pas d’amant à cette époque. Il ne serait pas difficilede le devenir. Le tout était de montrer assez d’or pour se faireregarder. Ma résolution fut prise. Cette femme serait ma maîtresse. Je commençai mon rôle de postulant en dansant avec Olympe. Une demi-heure après, Marguerite, pâle comme une morte, mettaitsa pelisse et quittait le bal. 24 C’était déjà quelque chose, mais ce n’était pas assez. Jecomprenais l’empire que j’avais sur cette femme et j’en abusaislâchement. Quand je pense qu’elle est morte maintenant, je me demande si Dieu me pardonnera jamais le mal que j’ai fait. Après le souper, qui fut des plus bruyants, on se mit à jouer. Je m’assis à côté d’Olympe et j’engageai mon argent avec tantde hardiesse qu’elle ne pouvait s’empêcher d’y faire attention.En un instant, je gagnai cent cinquante ou deux cents louis,que j’étalais devant moi et sur lesquels elle fixait des yeuxardents. J’étais le seul que le jeu ne préoccupât point complétementet qui s’occupât d’elle. Tout le reste de la nuit je gagnai,et ce fut moi qui lui donnai de l’argent pour jouer, car elle avait perdu tout ce qu’elle avait devant elle et probablement chez elle. A cinq heures du matin on partit. Je gagnais trois cents louis. Tous les joueurs étaient déjà en bas, mois seul étais restéen arrière sans que l’on s’en aperçût, car je n’étais l’amid’aucun de ces messieurs. Olympe éclairait elle-même l’escalier et j’allais descendrecomme les autres, quand, revenant vers elle, je lui dis: –Il faut que je vous parle. –Demain, me dit-elle. –Non, maintenant. –Qu’avez-vous à me dire? –Vous le verrez. Et je rentrai dans l’appartement. –Vous avez perdu, lui dis-je. –Oui. –Tout ce que vous aviez chez vous? Elle hésita. –Soyez franche. –Eh bien, c’est vrai. –J’ai gagné trois cents louis, les voilà, si vous voulez megarder ici. Et, en même temps, je jetai l’or sur la table. –Et pourquoi cette proposition? –Parce que je vous aime, pardieu! –Non, mais parce que vous êtes amoureux de Marguerite et quevous voulez vous venger d’elle en devenant mon amant. On netrompe pas une femme comme moi, mon cher ami; malheureusementje suis encore trop jeune et trop belle pour accepter le rôleque vous me proposez. –Ainsi, vous refusez? –Oui. –Préférez-vous m’aimer pour rien? C’est moi qui n’accepteraispas alors. Réfléchissez, ma chère Olympe; je vous aurais envoyéune personne quelconque vous proposer ces trois cents louisde ma part aux conditions que j’y mets, vous eussiez accepté.J’ai mieux aimé traiter directement avec vous. Acceptez sanschercher les causes qui me font agir; dites-vous que vousêtes belle, et qu’il n’y a rien d’étonnant que je sois amoureuxde vous. Marguerite était une fille entretenue comme Olympe, et cependantje n’eusse jamais osé lui dire, la première fois que je l’avaisvue, ce que je venais de dire à cette autre créature, et qu’aumoment même où je proposais ce marché, malgré son extrême beauté, celle avec qui j’allais le conclure me dégoûtait. Elle finit par accepter, bien entendu, et, à midi, je sortisde chez elle son amant: mais je quittai son lit sans emporterle souvenir des caresses et des mots d’amour qu’elle s’étaitcrue obligée de me prodiguer pour les six mille francs que jelui laissais. Et cependant on s’était ruiné pour cette femme-là. A compter de ce jour, je fis subir à Marguerite une persécutionde tous les instants. Olympe et elle cessèrent de se voir,vous comprenez aisément pourquoi. Je donnai à ma nouvellemaîtresse une voiture, des bijoux, je jouai, je fis enfintoutes les folies propres à un homme amoureux d’une femmecomme Olympe. Le bruit de ma nouvelle passion se répanditaussitôt. Prudence elle-même s’y laissa prendre et finit par croire quej’avais complétement oublié Marguerite. Celle-ci, soit qu’elleeût deviné le motif qui me faisait agir, soit qu’elle se trompâtcomme les autres, répondait par une grande dignité aux blessuresque je lui faisais tous les jours. Seulement elle paraissaitsouffrir, car partout où je la rencontrais, je la revoyaistoujours de plus en plus pâle, de plus en plus triste. Mon amour pour elle, exalté à ce point qu’il se croyait devenu dela haine, se réjouissait à la vue de cette douleur quotidienne.Plusieurs fois, dans des circonstances où je fus d’une cruautéinfâme, Marguerite leva sur moi des regards si suppliants que je rougis du rôle que j’avais pris, et que j’étais près de luien demander pardon. Mais ces repentirs avaient la durée de l’éclair et Olympe, quiavait fini par mettre toute espèce d’amour-propre de côté, etcompris qu’en faisant du mal à Marguerite, elle obtiendrait demoi tout ce qu’elle voudrait, m’excitait sans cesse contre elle,et l’insultait chaque fois qu’elle en trouvait l’occasion, aveccette persistante lâcheté de la femme autorisée par un homme. Marguerite avait fini par ne plus aller ni au bal, ni au spectacle, dans la crainte de nous y rencontrer, Olympe etmoi. Alors les lettres anonymes avaient succédé aux impertinencesdirects, et il n’y avait honteuses choses que je n’engageasse ma maîtresse à raconter et que je ne racontasse moi-même surMarguerite. Il fallait être fou pour en arriver là. J’étais comme un homme qui, s’étant grisé avec du mauvais vin, tombe dans unede ces exaltations nerveuses où la main est capable d’un crimesans que la pensée y soit pour quelque chose. Au milieu de tout cela, je souffrais le martyre. Le calme sans dédain, ladignité sans mépris, avec lesquels Marguerite répondait à toutesmes attaques, et qui à mes propres yeux la faisaient supérieureà moi, m’irritaient encore contre elle. Un soir, Olympe était allée je ne sais où, et s’y était rencontréeavec Marguerite, qui cette fois n’avait pas fait grâce à la sotte fille qui l’insultait, au point que celle-ci avait étéforcée de céder la place. Olympe était rentrée furieuse, etl’on avait emporté Marguerite évanouie. En rentrant, Olympe m’avait raconté ce qui s’était passé, m’avait dit que Marguerite, la voyant seule, avait voulu sevenger de ce qu’elle était ma maîtresse, et qu’il fallaitque je lui écrivisse de respecter, moi absent ou non, la femmeque j’aimais. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’y consentis, et que toutce que je pus trouver d’amer, de honteux et de cruel, je le mis dans cette épître que j’envoyai le jour même à son adresse. Cette fois le coup était trop fort pour que la malheureuse lesupportât sans rien dire. Je me doutais bien qu’une réponse allait m’arriver; aussiétais-je résoulu à ne pas sortir de chez moi de tout le jour. Vers deux heures on sonna et je vis entrer Prudence. J’essayai de prendre un air indifférent pour lui demander à quoi je devais sa visite; mais ce jour-là madame Duvernoyn’était pas rieuse, et d’un ton sérieusement ému elle me ditque, depuis mon retour, c’est-à-dire depuis trois semainesenviron, je n’avais pas laissé échapper une occasion de fairede la peine à Marguerite; qu’elle en était malade, et que lascène de la veille et ma lettre du matin l’avaient mise dansson lit. Bref, sans me faire de reproches, Marguerite m’envoyait demander grâce, en me faisant dire qu’elle n’avait plus laforce morale ni la force physique de supporter ce que je luifaisais. –Que mademoiselle Gautier, dis-je à Prudence, me congédie dechez elle, c’est son droit, mais qu’elle insulte une femmeque j’aime, sous prétexte que cette femme est ma maîtresse,c’est ce que je ne permettrai jamais. –Mon ami, me fit Prudence, vous subissez l’influence d’unefille sans cœur et sans esprit; vous en êtes amoureux, il estvrai, mais ce n’est pas une raison pour torturer une femmequi ne peut se défendre. –Que mademoiselle Gautier m’envoie son comte de N…, et lapartie sera égale. –Vous savez bien qu’elle ne le fera pas. Ainsi, mon cherArmand, laissez-la tranquille; si vous la voyiez, vous auriezhonte de la façon dont vous vous conduisez avec elle. Elleest pâle, elle tousse, elle n’ira pas loin maintenant. Et Prudence me tendit la main en ajoutant: –Venaz la voir, votre visite la rendra bien heureuse. –Je n’ai pas envie de rencontrer M. de N… –M. de N… n’est jamais chez elle. Elle ne peut le souffrir. –Si Marguerite tient à me voir, elle sait où je demeure,qu’elle vienne, mais moi je ne mettrai pas les pieds rue d’Antin. –Et vous la recevrez bien? –Parfaitement. –Eh bien, je suis sûre qu’elle viendra. –Qu’elle vienne. –Sortirez-vous aujourd’hui? –Je serai chez moi toute la soirée. –Je vais le lui dire. Prudence partit. Je n’écrivis même pas à Olympe que je n’irais pas la voir. Jene me gênais pas avec cette fille. A peine si je passais unenuit avec elle par semaine. Elle s’en consolait, je crois,avec un acteur de je ne sais quel théâtre du boulevard. Je sortis pour dîner et je rentrai presque immédiatement. Jefis faire du feu partout et je donnai congé à Joseph. Je ne pourrais pas vous rendre compte des impressions diversesqui m’agitèrent pendant une heure d’attente: mais, lorsque versneuf heures j’entendis sonner, elles se résumèrent en une émotion telle, qu’en allant ouvrir la porte je fus forcée de m’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Heureusement l’antichambre était dans la demi-teinte, et l’altération de mes traits étaient moin visible. Marguerite entra. Elle était tout en noir et voilée. A peine si je reconnaissaisson visage sous la dentelle. Elle passa dans le salon et releva son voile. Elle était pâle comme le marbre. –Me voici, Armand, dit-elle; vous avez désiré me voir, jesuis venue. Et laissant tomber sa tête dans ses deux mains, elle fonditen larmes. Je m’approchai d’elle. –Qu’avez-vous, lui dis-je d’une voix altérée. Elle me serra la main sans me répondre, car les larmes voilaient encore sa voix. Mais quelques instants après, ayantrepris un peu de calme, elle me dit: –Vous m’avez fait bien du mal, Armand, et moi je ne vous airien fait. –Rien? répliqua-je avec un sourire amer. –Rien que ce que les circonstances m’ont forcée à vous faire. Je ne sais pas si de votre vie vous avez éprouvé ou si vouséprouverez jamais ce que je ressentais à la vue de Marguerite. La dernière fois qu’elle était venue chez moi, elle s’étaitassise à la place où elle venait de s’asseoir; seulement,depuis cette époque, elle avait été la maîtresse d’un autre;d’autre baisers que les miens avaient touché ses lèvres,auxquelles, malgré moi, tendaient les miennes, et pourtantje sentais que j’aimais cette femme autant et peut-être plusque je ne l’avais jamais aimée. Cependant il était difficile pour moi d’entamer la conversationsur le sujet qui l’amenait. Marguerite le comprit sans doute,car elle reprit: –Je viens vous ennuyer, Armand, parce que j’ai deux choses àvous demander: pardon de ce que j’ai dit hier à mademoiselleOlympe, et grâce de ce que vous êtes peut-être prêt à me faireencore. Volontairement ou non, depuis votre retour, vous m’avez fait tant de mal, que je serais incapable maintenant desupporter le quart des émotions que j’ai supportées jusqu’à cematin. Vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas? et vous comprendrez qu’il y a pour un homme de cœur de plus nobleschoses à faire que de se venger d’une femme malade et tristecomme je le suis. Tenez, prenez ma main. J’ai la fièvre,j’ai quitté mon lit pour venir vous demander, non pas votreamitié, mais votre indifférence. En effet, je pris la main de Marguerite. Elle était brûlante,et la pauvre femme frissonnait sous son manteau de velours. Je roulai auprès du feu le fauteuil dans lequel elle étaitassise. –Croyez-vous donc que je n’ai pas souffert, repris-je, la nuit où, après vous avoir attendue à la campagne, je suis venu vous chercher à Paris, où je n’ai trouvé que cette lettrequi a failli me rendre fou? Comment avez-vous pu me tromper, Marguerite, moi qui vousaimais tant! –Ne parlons pas de cela, Armand, je ne suis pas venue pour enparler. J’ai voulu vous voir autrement qu’en ennemi, voilàtout, et j’ai voulu vous serrer encore une fois la main. Vousavez une maîtresse jeune, jolie, que vous aimez, dit-on:soyez heureux avec elle et oubliez-moi. –Et vous, vous êtes heureuse, sans doute? –Ai-je le visage d’une femme heureuse, Armand? ne raillez pasma douleur, vous qui savez mieux que personne quelles en sontla cause et l’étendue. –Il ne dépendait que de vous de n’être jamais malheureuse; sitoutefois vous l’êtes comme vous le dites. –Non, mon ami, les circonstances ont été plus fortes que mavolonté. J’ai obéi, non pas à mes instincts de fille, commevous paraissez le dire, mais à une nécessité sérieuse et àdes raisons que vous saurez un jour, et qui vous feront mepardonner. –Pourquoi ne me dites-vous pas ces raisons aujourd’hui? –Parce qu’elle ne rétabliraient pas un rapprochement impossibleentre nous, et qu’elles vous éloigneraient peut-être de gensdont vous ne devez pas vous éloigner. –Quelles sont ces gens? –Je ne puis vous le dire. –Alors, vous mentez. Marguerite se leva et se dirigea vers la porte. Je ne pouvais assister à cette muette et expressive douleursans en être ému, quand je comparais en moi-même cette femmepâle et pleurante à cette fille folle qui s’était moquée demoi à l’Opéra-Comique. –Vous ne vous en irez pas, dis-je en me mettant devant laporte. –Pourquoi? –Parce que, malgré ce que tu m’as fait, je t’aime toujours etque je veux te garder ici. –Pour me chasser demain, n’est-ce pas? Non, c’est impossible!Nos deux destinées sont séparées, n’essayons pas de les réunir;vous me mépriseriez peut-être, tandis que maintenant vous nepouvez que me haïr. –Non, Marguerite, m’écriai-je en sentant tout mon amour et tous mes désirs se réveiller au contact de cette femme. Non, j’oublierai tout, et nous serons heureux comme nous étionspromis de l’être. Marguerite secoua la tête en signe de doute, et dit: –Ne suis-je pas votre esclave, votre chien? faites de moi ceque vous voudrez, prenez-moi, je suis à vous. Et ôtant son manteau et son chapeau, elle les jeta sur lecanapé et se mit à dégrafer brusquement le corsage de sa robe,car, par une de ces réactions si fréquentes de sa maladie, lesang lui montait du cœur à la tête et l’étouffait. Une toux sèche et rauque s’ensuivit. –Faites dire à mon cocher, reprit-elle, de reconduire mavoiture. Je descendis moi-même congédier cet homme. Quand je rentrai, Marguerite était étendue devant le feu, etses dents claquaient de froid. Je la pris dans mes bras, je la déshabillai sans qu’elle fîtun mouvement, et je la portai toute glacée dans mon lit. Alors je m’assis auprès d’elle et j’essayai de la réchauffersous mes caresses. Elle ne me disait pas une parole, maiselle me souriait. Oh! ce fut une nuit étrange. Toute la vie de Marguerite semblait être passée dans les baisers dont elle me couvrait,et je l’aimais tant, qu’au milieu des transports de son amourfiévreux, je me demandais si je n’allais pas la tuer pourqu’elle n’appartînt jamais à un autre. Un mois d’un amour comme celui-là, et de corps comme de cœur,on ne serait plus qu’un cadavre. Le jour nous trouva éveillés tous deux. Marguerite était livide. Elle ne disait pas une parole. Degrosses larmes coulaient de temps en temps de ses yeux et s’arrêtaient sur sa joue, brillantes commes des diamants. Sesbras épuisés s’ouvraient de temps en temps pour me saisir, etretombaient sans force sur le lit. Un moment je crus que je pourrais oublier ce qui s’était passédepuis mon départ de Bougival, et je dis à Marguerite: –Veux-tu que nous partions, que nous quittions Paris? –Non, non, me dit-elle presque avec effroi, nous serions tropmalheureux, je ne puis plus servir à ton bonheur, mais tantqu’il me restera un souffle, je serai l’esclave de tes caprices.A quelque heure du jour ou de la nuit que tu me veuilles, viens,je serai à toi; mais n’associe plus ton avenir au mien, tu serais trop malheureux et tu me rendrais trop malheureuse. Je suis encore pour quelque temps une jolie fille, profites-en,mais ne me demande pas autre chose. Quand elle fut partie, je fus épouvanté de la solitude dans laquelle elle me laissait. Deux heures après son départ, j’étais encore assis sur le lit qu’elle venait de quitter,regardant l’oreiller qui gardait les plis de sa forme, etme demandant ce que j’allais devenir entre mon amour et majalousie. A cinq heures, sans savoir ce que j’y allais faire, je merendis rue d’Antin. Ce fut Nanine qui m’ouvrit. –Madame ne peut pas vous recevoir, me dit-elle avec embarras. –Pourquoi? –Parce que M. le comte de N… est là, et qu’il a entendu queje ne laisse entrer personne. –C’est juste, balbutiai-je, j’avais oublié. Je rentrai chez moi comme un homme ivre, et savez-vous ce queje fis pendant la minute de délire jaloux qui suffisait àl’action honteuse que j’allais commettre, savez-vous ce que je fis? Je me dis que cette femme se moquait de moi, je me la représentais dans son tête-à-tête inviolable avec le comte,repétant les mêmes mots qu’elle m’avait dits la nuit, etprenant un billet de cinq cent francs, je le lui envoyaiavec ces mot: “Vous êtes partie si vite ce matin, que j’ai oublié de vouspayer. Voici le prix de votre nuit.” Puis, quand cette lettre fut portée, je sortis comme pour mesoustraire au remords instantané de cette infamie. J’allai chez Olympe, que je trouvai essayant des robes, et qui,lorsque nous fûmes seuls, me chanta des obscénités pour medistraire. Celle-là était bien le type de la courtisane sans honte, sanscœur et sans esprit, pour moi du moins, car peut-être un hommeavait-il fait avec elle le rêve que j’avais fait avec Marguerite. Elle me demanda de l’argent, je lui en donnai, et libre alorsde m’en aller, je rentrai chez moi. Marguerite ne m’avait pas répondu. Il est inutile que je vous dise dans quelle agitation je passaila journée du lendemain. A six heures et demie, un commissionnaire, apporta une enveloppecontenant ma lettre et le billet de cinq cents francs, pas unmot de plus. –Qui vous a remis cela? dis-je à cet homme. –Une dame qui partait avec sa femme de chambre dans la mallede Boulogne, et qui m’a recommandé de ne l’apporter que lorsquela voiture serait hors de la cour. Je courus chez Marguerite. –Madame est partie pour l’Angleterre aujourd’hui à six heures,me répondit le portier. Rien ne me retenait plus à Paris, ni haine ni amour. J’étaisépuisé par toutes ces secousses. Un de mes amis allait faireun voyage en Orient; j’allai dire à mon père le désir que j’avaisde l’accompagner; mon père me donna des traites, des recommandations, et huit ou dix jours après, je m’embarquai à Marseille. Ce fut à Alexandrie que j’appris par un attaché de l’ambassade,que j’avais vu quelquefois chez Marguerite, la maladie de lapauvre fille. Je lui écrivis alors la lettre à laquelle elle a fait laréponse que vous connaissez et que je reçus à Toulon. Je partis aussitôt et vous savez le reste. Maintenant, il ne vous reste plus qu’à lire les quelques feuilles que Julie Duprat m’a remises et qui sont le complémentindispensable de ce que je viens de vous raconter. 25 Armand, fatigué de ce long récit souvent interrompus par seslarmes, posa ses deux mains sur son front et ferma les yeux,soit pour penser, soit pour essayer de dormir, après m’avoirdonné les pages écrites de la main de Marguerite. Quelques instants après, une respiration un peu plus rapide meprouvait qu’Armand dormait, mais de ce sommeil léger que lemoindre bruit fait envoler. Voici ce que je lus, et que je transcris sans ajouter niretrancher aucune syllabe: “C’est aujourd’hui le 15 décembre. Je suis souffrante depuistrois ou quatre jours. Ce matin j’ai pris le lit; le tempsest sombre, je suis triste; personne n’est auprès de moi,je pense à vous, Armand. Et vous, où êtes-vous à l’heure où j’écris ces lignes? Loin de Paris, bien loin, m’a-t-ondit, et peut-être avez-vous déjà oublié Marguerite. Enfin,soyez heureux, vous à qui je dois les seuls moments de joiede ma vie. “Je n’avais pu résister au désir de vous donner l’explicationde ma conduite, et je vous avis écrit une lettre; mais écritepar une fille comme moi, une pareille lettre peut être regardéecomme un mensonge, à moins que la mort ne la sanctifie de sonautorité, et qu’au lieu d’être une lettre, elle ne soit uneconfession. “Aujourd’hui, je suis malade; je puis mourir de cette maladie,car j’ai toujours eu le pressentiment que je mourrais jeune.Ma mère est morte de la poitrine, et la façon dont j’aivécu jusqu’à présent n’a pu qu’empirer cette affection, le seul héritage qu’elle m’ait laissé; mais je ne veux pas mourirsans que vous sachiez bien à quoi vous en tenir sur moi, sitoutefois, lorsque vous reviendrez, vous vous inquiétez encorede la pauvre fille que vous aimiez avant de partir. “Voici ce que contenait cette lettre, que je serai heureuse derécrire, pour me donner une nouvelle preuve de ma justification: “Vous vous rappelez, Armand, comment l’arrivée de votre pèrenous surprit à Bougival; vous vous souvenez de la terreurinvolontaire que cette arrivée me causa, de la scène qui eutlieu entre vous et lui et que vous me racontâtes le soir. “Le lendemain, pendant que vous étiez à Paris et que vousattendiez votre père qui ne rentrait pas, un homme se présentaitchez moi, et me remettait une lettre de M. Duval. “Cette lettre, que je joins à celle-ci, me priait, dans lesterms les plus graves, de vous éloigner le lendemain sous unprétexte quelconque et de recevoir votre père; il avait à meparler et me recommandait surtout de ne vous rien dire de sadémarche. “Vous savez avec quelle insistance, je vous conseillai à votreretour d’aller de nouveau à Paris le lendemain. “Vous étiez parti depuis une heure quand votre père se présenta. Je vous fais grâce de l’impression que me causa son visage sévère. Votre père était imbu des vieilles théories, qui veulent que toute courtisane soit un être sans cœur, sans raison, une espèce de machine à prendre de l’or, toujours prête, comme les machines de fer, à broyer la mainqui lui tend quelque chose, et à déchirer sans pitié, sansdiscernement celui qui la fait vivre et agir. “Votre père m’avait écrit une lettre très convenable pour queje consentisse à le recevoir; il ne se présenta pas tout àfait comme il avait écrit. Il y eut assez de hauteur, d’impertinence et même de menaces, dans ses premières paroles,pour que je lui fisse comprendre que j’étais chez moi et queje n’avais de compte à lui rendre de ma vie qu’à cause de lasincère affection que j’avais pour son fils. “M. Duval se calma un peu, et se mit cependant à me dire qu’ilne pouvait souffrir plus longtemps que son fils se ruinât pourmoi; que j’étais belle, il est vrai, mais que, si belle que jefusse, je ne devais pas me servir de ma beauté pour perdre l’avenir d’un jeune homme par des dépenses comme celles que jefaisais. “A cela, il n’y avait qu’une chose à répondre, n’est-ce pas?c’était de montrer les preuves que depuis que j’étais votremaîtresse, aucun sacrifice ne m’avait coûté pour vous resterfidèle sans vous demander plus d’argent que vous ne pouviezen donner. Je montrai les reconnaissances du Mont-de-Piété,les reçus des gens à qui j’avais vendu les objets que je n’avais pu engager, je fis part à votre père de ma résolutionde me défaire de mon mobilier pour payer mes dettes, et pourvivre avec vous sans vous être une charge trop lourde. Jelui racontai notre bonheur, la révélation que vous m’aviezdonnée d’une vie plus tranquille et plus heureuse, et il finitpar se rendre à l’évidence, et me tendre la main, en medemandant pardon de la façon dont il s’était présenté d’abord. “Puis il me dit: “-Alors, madame, ce n’est plus par des remontrances et desmenaces, mais par des prières, que j’essayerai d’obtenir devous un sacrifice plus grand que tous ceux que vous avezencore faits pour mon fils. “Je tremblai à ce préambule. “Votre père se rapprocha de moi, me prit les deux mains etcontinua d’un ton affectueux: “Mon enfant, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire; comprenez seulement que la vie a parfois desnécessités cruelles pour le cœur, mais qu’il faut s’ysoumettre. Vous êtes bonne, et votre âme a des générositésinconnues à bien des femmes qui peut-être vous méprisent etne vous valent pas. Mais songez qu’à côté de la maîtresseil y a la famille; qu’outre l’amour il y a les devoirs; qu’àl’âge des passions succède l’âge où l’homme, pour être respecté, a besoin d’être solidement assis dans une positionsérieuse. Mon fils n’a pas de fortune, et cependant il estprêt à vous abandonner l’héritage de sa mère. S’il acceptaitde vous le sacrifice que vous êtes sur le point de faire, ilserait de son honneur et de sa dignité de vous faire en échangecet abandon qui vous mettrait toujours à l’abri d’une adversitécomplète. Mais ce sacrifice, il ne peut l’accepter, parce quele monde, qui ne vous connaît pas, donnerait à ce consentementune cause déloyale qui ne doit pas atteindre le nom que nousportons. On ne regardait pas si Armand vous aime, si vous l’aimez, si ce double amour est un bonheur pour lui et uneréhabilitation pour vous; on ne verrait qu’une chose, c’estqu’Armand Duval a souffert qu’une fille entretenue,pardonnez-moi, mon enfant, tout ce que je suis forcé de vousdire, vendît pour lui ce qu’elle possédait. Puis le jour desreproches et des regrets arriverait, soyez-en sûre, pour vouscomme pour les autres, et vous porteriez tous deux une chaîneque vous ne pourriez briser. Que feriez-vous alors? Votrejeunesse serait perdue, l’avenir de mon fils serait détruit;et moi, son père, je n’aurais que de l’un de mes enfants larécompense que j’attends des deux. “Vous êtes jeune, vous êtes belle, la vie vous consolera;vous êtes noble, et le souvenir d’une bonne action rachèterapour vous bien des choses passées. Depuis six mois qu’ilvous connaît, Armand m’oublie. Quatre fois je lui ai écritsans qu’il songeât une fois à me répondre. J’aurais pu mourirsans qu’il le sût! “Quelle que soit votre résolution de vivre autrement que vousn’avez vécu, Armand qui vous aime ne consentira pas à la réclusionà laquelle sa modeste position vous condamnerait, et qui n’estpas faite pour votre beauté. Qui sait ce qu’il ferait alors!Il a joué, je l’ai su; sans vous en rien dire, je le sais encore; mais, dans un moment d’ivresse, il eût pu perdre unepartie de ce que j’amasse, depuis bien des années, pour ladot de ma fille, pour lui, et pour la tranquillité de mesvieux jours. Ce qui eût pu arriver peut arriver encore. “Êtes-vous sûre en outre que la vie que vous quitteriez pourlui ne vous attirerait pas de nouveau? Êtes-vous sûre, vousqui l’avez aimé, de n’en point aimer un autre? Ne souffrirez-vous pas enfin des entraves que votre liaison mettradans la vie de votre amant, et dont vous ne pourrez peut-êtrepas le consoler, si, avec l’âge, des idées d’ambition succèdentà des rêves d’amour? Réfléchissez à tout cela, madame: vousaimez Armand, prouvez-le-lui par le seul moyen qui vous restede le lui prouver encore: en faisant à son avenir le sacrificede votre amour. Aucun malheur n’est encore arrivé, mais il enarriverait, et peut-être de plus grands que ceux que je prévois.Armand peut devenir jaloux d’un homme qui vous a aimée; ilpeut le provoquer, il peut se battre, il peut être tué enfin,et songez à ce que vous souffririez devant ce père qui vous demanderait compte de la vie de son fils. “Enfin, mon enfant, sachez tout, car je ne vous ai pas toutdit, sachez donc ce qui m’amenait à Paris. J’ai une fille,je viens de vous le dire, jeune, belle, pure comme un ange.Elle aime, et elle aussi elle a fait de cet amour le rêvede sa vie. J’avais écrit tout cela à Armand, mais tout occupéde vous, il ne m’a pas répondu. Eh bien, ma fille va se marier. Elle épouse l’homme qu’elle aime, elle entre dansune famille honorable qui veut que tout soit honorable dansla mienne. La famille de l’homme qui doit devenir mon gendrea appris comment Armand vit à Paris, et m’a déclaré reprendresa parole si Armand continue cette vie. L’avenir d’une enfantqui ne vous a rien fait, et qui a le droit de compter surl’avenir, est entre vos mains. “Avez-vous le droit et vous sentez-vous la force de le briser?Au nom de votre amour et de votre repentire, Marguerite, accordez-moi le bonheur de ma fille. “Je pleurais silencieusement, mon ami, devant toutes cesréflexions que j’avais faites bien souvent, et qui, dans labouche de votre père, acquéraient encore une plus sérieuseréalité. Je me disais tout ce que votre père n’osait pas medire, et ce qui vingt fois lui était venu sur les lèvres:que je n’étais après tout qu’une fille entretenue, et quequelque raison que je donnasse à notre liaison, elle auraittoujours l’air d’un calcul; que ma vie passée ne me laissaitaucun droit de rêver un pareil avenir, et que j’acceptaisdes responsabilités auxquelles mes habitudes et ma réputationne donnaient aucune garantie. Enfin, je vous aimais, Armand.La manière paternelle dont me parlait M. Duval, les chastessentiments qu’il évoquait en moi, l’estime de ce vieillardloyal que j’allais conquérir, la vôtre que j’étais sûre d’avoirplus tard, tout cela éveillait en mon cœur de nobles penséesqui me relevaient à mes propres yeux, et faisaient parler desaintes vanités, inconnues jusqu’alors. Quand je songeaisqu’un jour ce vieillard, qui m’implorait pour l’avenir de son fils, dirait à sa fille de mêler mon nom à ses prières,comme le nom d’une mystérieuse amie, je me transformais etj’étais fière de moi. “L’exaltation du moment exagérait peut-être la vérité de cesimpressions; mais voilà ce que j’éprouvais, ami, et cessentiments nouveaux faisaient taire les conseils que me donnaitle souvenir des jours heureux passés avec vous. “-C’est bien, monsieur, dis-je à votre père en essuyant meslarmes. Croyez-vous que j’aime votre fils? “-Oui, me dit M. Duval. “-D’un amour désintéressé? “-Oui. “-Croyez-vous que j’avais fait de cet amour l’espoir, le rêveet le pardon de ma vie? “-Fermement. “-Eh bien, monsieur embrassez-moi une fois comme vous embrasseriez votre fille, et je vous jure que ce baiser, le seul vraiment chaste que j’aie reçu, me fera forte contremon amour, et qu’avant huit jours votre fils sera retournéauprès de vous, peut-être malheureux pour quelque temps,mais guéri pour jamais. “-Vous êtes une noble fille, répliqua votre père en m’embrassantsur le front, et vous tentez une chose dont Dieu vous tiendracompte; mais je crains bien que vous n’obteniez rien de monfils. “-Oh! soyez tranquille, monsieur, il me haïra. “Il fallait entre nous une barrière infranchissable, pour l’un comme pour l’autre. “J’écrivis à Prudence que j’acceptais les propositions de M.le comte de N…, et qu’elle allât lui dire que je souperaisavec elle et lui. “Je cachetai la lettre, et sans lui dire ce qu’elle renfermait,je priai votre père de la faire remettre à son adresse enarrivant à Paris. “Il me demanda néanmoins ce qu’elle contenait. “-C’est le bonheur de votre fils, lui répondis-je. “Votre père m’embrassa une dernière fois. Je sentis sur monfront deux larmes de reconnaissance qui furent comme le baptêmede mes fautes d’autrefois, et au moment où je venais de consentir à me livrer à un autre homme, je rayonnai d’orgueilen songeant à ce que je rachetais par cette nouvelle faute. “C’était bien naturel, Armand; vous m’aviez dit que votre pèreétait le plus honnête homme que l’on pût rencontrer. “M. Duval remonta en voiture et partit. “Cependant j’etais femme, et quand je vous revis, je ne pusm’empêcher de pleurer, mais je ne faiblis pas. “Ai-je bien fait? voilà ce que je me demande aujourd’hui quej’entre malade dans un lit que je ne quitterai peut-être quemorte. “Vous avez été témoin de ce que j’éprouvais à mésure que l’heure de notre inévitable séparation approchait; votre pèren’était plus là pour me soutenir, et il y eut un moment oùje fus bien près de tout vous avouer, tant j’étais épouvantéede l’idée que vous alliez me haïr et me mépriser. “Une chose que vous ne croirez peut-être pas, Armand, c’estque je priai Dieu de me donner de la force, et ce qui prouvequ’il acceptait mon sacrifice, c’est qu’il me donna cetteforce que j’implorais. “A ce souper, j’eus besoin d’aide encore, care je ne voulaispas savoir ce que j’allais faire, tant je craignais que lecourage ne me manquât! “Qui m’eût dit, à moi, Marguerite Gautier, que je souffriraistant à la seule pensée d’un nouvel amant? “Je bus pour oublier, et quand je me réveillai le lendemain,j’étais dans le lit du comte. “Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et pardonnez-moi,comme je vous ai pardonné tout le mal que vous m’avez faitdepuis ce jour.” 26 “Ce qui suivit cette nuit fatale, vous le savez aussi bienque moi, mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvezpas soupçonner, c’est ce que j’ai souffert depuis notreséparation. “J’avais appris que votre père vous avait emmené, mais je medoutais bien que vous ne pourriez pas vivre longtemps loinde moi, et le jour où je vous rencontrai aux Champs-Élysées,je fus émue, mais non étonné. “Alors commença cette série de jours dont chacun m’apportaune nouvelle insulte de vous, insulte que je recevais presqueavec joie, car outre qu’elle était la preuve que vous m’aimieztoujours, il me semblait que, plus vous me persécuteriez,plus je grandirais à vos yeux le jour où vous sauriez la vérité. “Ne vous étonnez pas ce ce martyre joyeux, Armand, l’amourque vous aviez eu pour moi avait ouvert mon cœur à de noblesenthousiasmes. “Cependant je n’avais pas été tout de suite aussi forte. “Entre l’exécution du sacrifice que je vous avais fait et votreretour, un temps assez long s’était écoulé pendant lequel j’avais eu besoin d’avoir recours à des moyens physiques pourne pas devenir folle et pour m’étoudir sur la vie dans laquelleje me rejetais. Prudence vous a dit, n’est-ce pas, que j’étaisde toutes les fêtes, de tous les bals, de toutes les orgies? “J’avais comme l’espérance de me tuer rapidement, à force d’excès, et, je crois, cette espérance ne tardera pas à seréaliser. Ma santé s’altéra nécessairement de plus en plus,et le jour où j’envoyai mademe Duvernoy vous demander grâce,j’étais épuisée de corps et d’âme. “Je ne vous rappellerai pas, Armand, de quelle façon vous avezrécompensé la dernière preuve d’amour que je vous ai donnée,et par quel outrage vous avez chassé de Paris la femme qui,mourante, n’avait pu résister à votre voix quand vous luidemandiez une nuit d’amour, et qui, comme une insensée, a cru, un instant, qu’elle pourrait ressouder le passé et leprésent. Vous aviez le droit de faire ce que vous avez fait,Armand: on ne m’a pas toujours payé mes nuit aussi cher! “J’ai tout laissé alors! Olympe m’a remplacée auprès de M. deN… et s’est chargée, m’a-t-on dit, de lui apprendre le motifde mon départ. Le comte de G… était à Londres. C’est un deshommes qui ne donnant à l’amour avec les filles comme moi quejuste assez d’importance pour qu’il soit un passe-temps agréable,restent les amis des femmes qu’ils ont eues et n’ont pas dehaine, n’ayant jamais eu de jalousie; c’est enfin un de cesgrand seigneurs qui ne nous ouvrent qu’un côté de leur cœur,mais qui nous ouvrent les deux côtés de leur bourse. C’est à lui que je pensai tout de suite. J’allai le rejoindre. Ilme reçut à merveille, mais il était là-bas l’amant d’une femmedu monde, et craignait de se compromettre en s’affichant avecmoi. Il me présenta à ses amis qui me donnèrent un souperaprès lequel l’un d’eux m’emmena. “Que vouliez-vous que je fisse, mon ami? “Me tuer? c’eût été charger votre vie, qui doit être heureuse,d’un remords inutile; puis, à quoi bon se tuer quand on estsi près de mourir? “Je passai à l’état de corps sans âme, de chose sans pensée; jevécus pendant quelque temps de cette vie automatique, puis jerevins à Paris et je demandai après vous; j’appris alors quevous étiez parti pour un long voyage. Rien ne me soutenait plus. Mon existence redevint ce qu’elle avait été deux ansavant que je vous connusse. Je tentai de ramener le duc, maisj’avais trop rudement blessé cet homme, et les vieillards nesont pas patients, sans doute parce qu’ils s’aperçoivent qu’ilsne sont pas éternels. La maladie m’envahissait de jour enjour, j’étais pâle, j’étais triste, j’étais plus maigre encore.Les hommes qui achètent l’amour examinent la marchandise avantde la prendre. Il y avait à Paris des femmes mieux portantes,plus grasses que moi; on m’oublia un peu. Voilà le passéjusqu’à hier. “20 décembre. “Il fait un temps horrible, il neige, je suis seule chez moi.Depuis trois jours j’ai été prise d’une telle fièvre que jen’ai pu vous écrire un mot. Rien de nouveau, mon ami; chaquejour j’espère vaguement une lettre de vous, mais elle n’arrivepas et n’arrivera sans doute jamais. Les hommes seuls ont laforce de ne pas pardonner. Le duc ne m’a pas répondu. “Prudence a recommencé ses voyages au Mont-de-Piété. “Je ne cesse de cracher le sang. Oh! je vous ferais peine sivous me voyiez. Vous êtes bien heureux d’être sous un cielchaud et de n’avoir pas comme moi tout un hiver de glace quivous pèse sur la poitrine. Aujourd’hui, je me suis levée unpeu, et, derrière les rideaux de ma fenêtre, j’ai regardépasser cette vie de Paris avec laquelle je crois bien avoirtout à fait rompu. Quelques visages de connaissance sontpassés dans la rue rapides, joyeux, insouciants. Pas un n’alevé les yeux sur mes fenêtres. Cependant, quelques jeunesgens sont venus s’inscrire. Une fois déjà, je fus malade,et vous, qui ne me connaissiez pas, qui n’aviez rien obtenu demoi qu’une impertinence le jour où je vous avais vu pour lapremière fois, vous veniez savoir de mes nouvelles tous lesmatins. Me voilà malade de nouveau. Nous avons passé six mois ensemble. J’ai eu pour vous autant d’amour que le cœurde la femme peut en contenir et en donner, et vous êtes loin,et vous me maudissez, et il ne me vient pas un mot de consolationde vous. Mais c’est le hasard seul qui fait cet abandon, j’ensuis sûr, car si vous étiez à Paris, vous ne quitteriez pasmon chevet et ma chambre.” “25 décembre “Mon médecin me défend d’écrire tous les jours. En effet, messouvenirs ne font qu’augmenter ma fièvre, mais hier, j’ai reçuune lettre qui m’a fait du bien, plus par les sentiments dontelle était l’expression que par le secours matériel qu’ellem’apportait. Je puis donc vous écrire aujourd’hui. Cette lettre était de votre père, et voici ce qu’elle contenait: “Madame, “J’apprends à l’instant que vous êtes malade. Si j’étais àParis, j’irais moi-même savoir de vos nouvelles; si mon filsétait auprès de moi, je lui dirais d’aller en chercher, maisje ne puis quitter C…., et Armand est à six ou sept cents lieues d’ici; permettez-moi donc simplement de vous écrire,madame, combien je suis peiné de cette maladie, et croyezaux vœux sincères que je fais pour votre prompt rétablissement. “Un de mes bons amis, M. H…., se présentera chez vous, veuillezle recevoir. Il est chargé par moi d’une commission dontj’attends impatiemment le résultat. “Veuillez agréer, madame, l’assurance de mes sentiments lesplus distingués.” “Telle est la lettre que j’ai reçue. Votre père est un noblecœur, aimez-le bien, mon ami; car il y a peu d’hommes au mondeaussi dignes d’être aimés. Ce papier signé de son nom m’afait plus de bien que toutes les ordonnances de notre grandmédecin. “Ce matin, M. H… est venu. Il semblait fort embarrassé de lamission délicate dont l’avait chargé M. Duval. Il venait toutbonnement m’apporter mille écus de la part de votre père. J’aivoulu refuser d’abord, mais M. H… m’a dit que ce refus offenserait M. Duval, qui l’avait autorisé à me donner d’abord cette somme, et à me remettre tout ce dont j’auraisbesoin encore. J’ai accepté ce service qui, de la part devotre père ce que je viens d’écrire pour lui, et dites-luiqu’en traçant ces lignes, la pauvre fille à laquelle il adaigné écrire cette lettre consolante versait des larmes dereconnaissance, et priait Dieu pour lui.”


“4 janvier. “Je viens de passer une suite de jours bien douloureux. J’ignorais que le corps pût faire souffrir ainsi. Oh! ma viepassée! je la paye deux fois aujourd’hui. “On m’a veillée toutes les nuits. Je ne pouvais plus respirer.Le délire et la toux se partageaient le reste de ma pauvreexistence. “Ma salle à manger est pleine de bonbons, de cadeaux de toutessortes que mes amis m’ont apportés. Il y a sans doute, parmices gens, qui espèrent que je serai leur maîtresse plus tard.S’ils voyaient ce que la maladie a fait de moi, il s’enfuieraientépouvantés. “Prudence donne des étrennes avec celles que je reçois. “Le temps est à la gelée, et le docteur m’a dit que je pourraisortir d’ici à quelques jours si le beau temps continue.”


“8 janvier. “Je suis sortie hier dans ma voiture. Il faisait un tempsmagnifique. Les Champs-Élysée étaient pleins de monde. On eût dit le premier sourire du printemps. Tout avait un airde fête autour de moi. Je n’avais jamais soupçonné dans unrayon de soleil tout ce que j’y ai trouvé hier de joie, dedouceur et de consolation. “J’ai rencontré presque tous les gens que je connais, toujoursgais, toujours occupés de leurs plaisirs. Que d’heureux quine savent pas qu’il le sont! Olympe est passée dans uneélégante voiture que lui a donnée M. de N… Elle a essayé dem’insulter du regard. Elle ne sait pas combien je suis loinde toutes ces vanités-là. Un brave garçon que je connais depuislongtemps m’a demandé si je voulais aller souper avec lui etun de ses amis qui désire beaucoup, disait-il, faire ma connaissance. “J’ai souri tristement, et lui ai tendu ma main brûlante defièvre. “Je n’ai jamais vu visage plus étonné. “Je suis rentrée à quatre heures, j’ai dîné avec assez d’appétit. “Cette sortie m’a fait du bien. “Si j’allais guérir! “Comme l’aspect de la vie et du bonheur des autres fait désirer de vivre ceux-là qui, la veille, dans la solitude deleur âme et dans l’ombre de leur chambre de malade, souhaitaientde mourir vite?”


“10 janvier “Cette espérance de santé n’était qu’un rêve. Me voici denouveau dans mon lit, le corps couvert d’emplâtres qui mebrûlent. Va donc offrir ce corps que l’on payait si cherautrefois, et vois ce que l’on t’en donnera aujourd’hui! “Il faut que nous ayons bien fait du mal avant de naître,ou que nous devions jouir d’un bien grand bonheur aprèsnotre mort, pour que Dieu permette que cette vie ait toutesles tortures de l’expiation et toutes les douleurs de l’épreuve.”


“12 janvier. “Je souffre toujours. “Le comte de N… m’a envoyé de l’argent hier, je ne l’ai pasaccepté. Je ne veux rien de cet homme. C’est lui qui est cause que vous n’êtes pas près de moi. “Oh! nos beaux jours de Bougival! où êtes-vous? “Si je sors vivante de cette chambre, ce sera pour faire unpèlerinage à la maison que nous habitons ensemble, mais je n’en sortirai plus que morte. “Qui sait si je vous écrirai demain?”


“25 janvier. “Voilà onze nuits que je ne dors pas, que j’étouffe et que jecrois à chaque instant que je vais mourir. Le médecin a ordonnéqu’on ne me laissât pas toucher une plume. Julie Duprat, quime veille, me permet encore de vous écrire ces quelques lignes.Ne reviendrez-vous donc point avant que je meure? Est-ce doncéternellement fini entre nous? Il me semble que, si vous veniez,je guérirais. A quoi bon guérir?”


“28 janvier. “Ce matin j’ai été réveillée par un grand bruit. Julie, quidormait dans ma chambre, s’est précipitée dans la salle àmanger. J’ai entendu des voix d’hommes contre lesquelles lasienne luttait en vain. Elle est rentrée en pleurant. “On venait saisir. Je lui ai dit de laisser faire ce qu’ilsappellent la justice. L’huissier est entré dans ma chambre,le chapeau sur la tête. Il a ouvert les tiroirs, a inscrittout ce qu’il a vu, et n’a pas eu l’air de s’apercevoir qu’ily avait une mourante dans le lit qu’heureusement la charitéde la loi me laisse. “Il a consenti à me dire en partant que je pouvais mettreopposition avant neuf jours, mais il a laissé un gardien! Quevais-je devenir, mon Dieu! Cette scène m’a rendue encoreplus malade. Prudence voulait demander de l’argent à l’amide votre père, je m’y suis opposée.”



“J’ai reçu votre lettre ce matin. J’en avais besoin. Maréponse vous arrivera-t-elle à temps? Me verrez-vous encore?Voilà une journée heureuse qui me fait oublier toutes cellesque j’ai passées depuis six semaines. Il me semble que jevais mieux, malgré le sentiment de tristesse sous l’impressionduquel je vous ai répondu. “Après tout, on ne doit pas toujours être malheureux. “Quand je pense qu’il peut arriver que je ne meure pas, quevous reveniez, que je revoie le printemps, que vous m’aimiezencore et que nous recommencions notre vie de l’année dernière! “Folle que je suis! c’est à peine si je puis tenir la plumeavec laquelle je vous écris ce rêve insensé de mon cœur. “Quoi qu’il arrive, je vous aimais bien. Armand, et je seraismorte depuis longtemps si je n’avais pour m’assister le souvenirde cet amour, et comme un vague espoir de vous revoir encoreprès de moi.” ___________________  “4 février. “Le comte de G… est revenu. Sa maîtresse l’a trompé. Il estfort triste, il l’aimait beaucoup. Il est venu me conter toutcela. Le pauvre garçon est assez mal dans ses affaires, cequi ne l’a pas empêché de payer mon huissier et de congédierle gardien. “Je lui ai parlé de vous et il m’a promis de vous parler de moi.Comme j’oubliais dans ces moments-là que j’avais été sa maîtresseet comme il essayait de me le faire oublier aussi! C’est unbrave cœur. “Le duc a envoyé savoir de mes nouvelles hier, et il est venuce matin. Je ne sais pas ce qui peut faire vivre encore cevieillard. Il est resté trois heures auprès de moi, et il nem’a pas dit vingt mots. Deux grosses larmes sont tombées deses yeux quand il m’a vue si pâle. Le souvenir de la mort desa fille le faisait pleurer sans doute. Il l’aura vue mourirdeux fois. Son dos est courbé, sa tête penche vers la terre,sa lèvre est pendante, son regard est éteint. L’âge et ladouleur pèsent de leur double poids sur son corps épuisé. Ilne m’a pas fait un reproche. On eût même dit qu’il jouissaitsecrètement du ravage que la maladie avait fait en moi. Ilsemblait fier d’être debout, quand moi, jeune encore, j’étaisécrasée par la souffrance. “Le mauvais temps est revenu. Personne ne vient me voir. Julie veille le plus qu’elle peut auprès de moi. Prudence, àqui je ne peux plus donner autant d’argent qu’autrefois, commence à prétexter des affaires pour s’éloigner. “Maintenant que je suis près de mourir, malgré ce que medisent les médecins, car j’en ai plusieurs, ce qui prouveque la maladie augumente, je regrette presque d’avoir écoutévotre père; si j’avais su ne prendre qu’une année à votreavenir, je n’aurais pas résisté au désir de passer cette année avec vous, et au moins je mourrais en tenant la maind’un ami. Il est vrai que si nous avions vécu ensemblecette année, je ne serais pas morte sitôt. “La volonté de Dieu soit faite!” ___________________  5 février. “Oh! venez, venez, Armand, je souffre horriblement, je vaismourir, mon Dieu. J’étais si triste hier que j’ai voulupasser autre part que chez moi la soirée qui promettait d’être longue comme celle de la veille. Le duc était venule matin. Il me semble que la vue de ce vieillard oubliépar la mort me fait mourir plus vite. “Malgré l’ardente fièvre qui me brûlait, je me suis fait habiller et conduire au Vaudeville. Julie m’avait mis durouge, sans quoi j’aurais eu l’air d’un cadavre. Je suisallée dans cette loge où je vous ai donné notre premierrendez-vous; tout le temps j’ai eu les yeux fixés sur lasur la stalle que vous occupiez ce jour-là, et qu’occupaithier une sorte de rustre, qui riait bruyamment de toutesles sottes choses que débitaient les acteurs. On m’arapportée à moitié morte chez moi. J’ai toussé et crachéle sang toute la nuit. Aujourd’hui je ne peux plus parler,à peine si je peux remuer les bras. Mon Dieu! mon Dieu!je vais mourir. Je m’y attendais, mais je ne puis me faireà l’idée de souffrir plus que je ne souffre, et si…” A partir de ce mot les quelques caractères que Margueriteavait essayé de tracer étaient illisibles, et c’étaitJulie Duprat qui avait continué. ___________________  “18 février. “Monsieur Armand, “Depuis le jour où Marguerite a voulu aller au spectacle,elle a été toujours plus malade. Elle a perdu complétementla voix, puis l’usage de ses membres. Ce que souffre notrepauvre amie est impossible à dire. Je ne suis pas habituéeà ces sortes d’émotions, et j’ai des frayeurs continuelles. “Que je voudrais que vous fussiez auprès de nous! Elle a presque toujours le délire, mais délirante ou lucide, c’esttoujours votre nom qu’elle prononce quand elle arrive à pouvoir dire un mot. “Le médecin m’a dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps.Depuis qu’elle est si malade, le vieux duc n’est pas revenu. “Il a dit au docteur que ce spectacle lui faisait trop de mal. “Madame Duvernoy ne se conduit pas bien. Cette femme, quicroyait tirer plus d’argent de Marguerite, aux dépens de laquelle elle vivait presque complétement, a pris des engagements qu’elle ne peut tenir, et voyant que sa voisinene lui sert plus de rien, elle ne vient même pas la voir.Tout le monde l’abandonne. M. de G…, traqué par ses dettes,a été forcé de repartir pour Londres. En partant, il nousa envoyé quelque argent; il a fait tout ce qu’il a pu,mais on est revenu saisir, et les créanciers n’attendentque la mort pour faire vendre.  “J’ai voulu user de mes dernières ressources pour empêchertoutes ces saisies, mais l’huissier m’a dit que c’étaitinutile, et qu’il avait d’autres jugements encore à exécuter.Puisqu’elle va mourir, il vaut mieux abandonner tout que dele sauver pour sa famille qu’elle n’a pas voulu voir, et quine l’a jamais aimée. Vous ne pouvez vous figurer au milieude quelle misère dorée la pauvre fille se meurt. Hier nousn’avions pas d’argent du tout. Couverts, bijoux, cachemires,tout est en gage, le reste est vendu ou saisi. Marguerite aencore la conscience de ce qui se passe autour d’elle, et ellesouffre du corps, de l’esprit et du cœur. De grosses larmescoulent sur ses joues, si amaigries et si pâles que vous nereconnaître plus le visage de celle que vous aimiez tant, sivous pouviez la voir. Elle m’a fait promettre de vous écrirequand elle ne pourrait plus, et j’écris devant elle. Elleporte les yeux de mon côté mais elle ne me voit pas, son regardest déjà voilé par la mort prochaine; cependant elle sourit,et toute sa pensée, toute son âme sont à vous, j’en suis sûre. “Chaque fois que l’on ouvre la porte, ses yeux s’éclairent, etelle croit toujours que vous allez entrer; puis, quand ellevoit que ce n’est pas vous, son visage reprend son expressiondouloureuse, se mouille d’une sueur froide, et les pommettesdeviennent pourpres.” ___________________  “19 février, minuit. “La triste journée que celle d’aujourd’hui, mon pauvre monsieurArmand! Ce matin Marguerite étouffait, le médecin l’a saignée,et la voix lui est un peu revenue. Le docteur lui a conseilléde voir un prêtre. Elle a dit qu’elle y consentait, et il estallé lui-même chercher un abbé à Saint-Roch. “Pendant ce temps, Marguerite m’a appelée près de son lit, m’apriée d’ouvrir son armoire, puis elle m’a désigné un bonnet,une chemise longue toute couverte de dentelles, et m’a dit d’unevoix affaiblie: “Je vais mourir après m’être confessée, alors tu m’habillerasavec ces objets: c’est une coquetterie de mourante. “Puis elle m’embrassée en pleurant, et elle a ajouté: “-Je puis parler, mais j’étouffe trop quand je parle; j’étouffe!de l’air! “Je fondais en larmes, j’ouvris la fenêtre, et quelques instantsaprès le prêtre entra. “J’allai au-devant de lui. Quand il sut chez qui il était, il parut craindre d’être malaccueilli. “-Entrez hardiment, mon père, lui ai-je dit. “Il est resté peu de temps dans la chambre de la malade, et ilen est ressorti en me disant: “-Elle a vécu comme une pécheresse, mais elle mourra commeune chrétienne. “Quelques instants après, il est revenu accompagné d’un enfantde chœur qui portait un crucifix, et d’un sacristain quimarchait devant eux en sonnant, pour annoncer que Dieu venaitchez la mourante. “Ils sont entrés tous trois dans cette chambre à coucher qui avait retenti autrefois de tant de mots étranges, et quin’était plus à cette heure qu’un tabernacle saint. “Je suis tombée à genoux. Je ne sais pas combien de tempsdurera l’impression que m’a produite ce spectacle, mais je necrois pas que, jusqu’à ce que j’en sois arrivée au même moment,une chose humaine pourra m’impressioner autant. “Le prêtre oignit des huiles saintes les pieds, les mains etle front de la mourante, récita une courte prière, et Margueritese trouva prête à partir pour le ciel où elle ira sans doute,si Dieu a vu les épreuves de sa vie et la sainteté de sa mort. “Depuis ce temps elle n’a pas dit une parole et n’a pas faitun mouvement. Vingt fois je l’aurais crue morte, si je n’avaisentendu l’effort de sa respiration.” ___________________  “20 février, cinq heures du soir. “Tout est fini. “Marguerite est entrée en agonie cette nuit à deux heuresenviron. Jamais martyre n’a souffert pareilles tortures, àen juger par les cris qu’elle poussait. Deux ou trois foiselle s’est dressée tout debout sur son lit, comme si elle eût voulu ressaisir sa vie qui remontait vers Dieu. “Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom, puis tout s’est tu, elle est retombée épuisée sur son lit. Des larmessilencieuses ont coulé de ses yeux et elle est morte. “Alors, je me suis approchée d’elle, je l’ai appelée, et commeelle ne répondit pas, je lui ai fermé les yeux et je l’aiembrassée sur le front. “Pauvre chère Marguerite, j’aurais voulu être une sainte femme,pour que ce baiser te recommandât à Dieu. “Puis, je l’ai habillé comme elle m’avait priée de le faire,je suis allée chercher un prêtre à Saint-Roch, j’ai brûlédeux cierges pour elle, et j’ai prié pendant une heure dansl’église. “J’ai donné à des pauvres de l’argent qui venait d’elle. “Je ne me connais pas bien en religion, mais je pense que lebon Dieu reconnaître que mes larmes étaient vraies, ma prièrefervente, mon aumône sincère, et qu’il aura pitié de celle qui, morte jeune et belle, n’a eu que moi pour lui fermer lesyeux et l’ensevlir.” ___________________  “22 février. “Aujourd’hui l’enterrement a eu lieu. Beaucoup des amies deMarguerite sont venues à l’église. Quelques-unes pleuraientavec sincérité. Quand le convoi a pris le chemin de Montmartre,deux hommes seulement se trouvaient derrière, le comte de G…qui était revenu exprès de Londres, et le duc qui marchait soutenu par deux valets de pied. “C’est de chez elle que je vous écris tous ces détails, aumilieu de mes larmes et devant la lampe qui brûle tristementprès d’un dîner auquel je ne touche pas, comme bien vous pensez, mais que Nanine m’a fait faire, car je n’ai pas mangédepuis plus de vingt-quatre heures. “Ma vie ne pourra pas garder longtemps ces impressions tristes,car ma vie ne m’appartient pas plus que la sienne n’appartenaità Marguerite, c’est pourquoi je vous donne tout ces détails sur les lieux mêmes où ils se sont passés, dans la crainte,si un long temps s’écoulait entre eux et votre retour, de ne pas pouvoir vous les donner avec toute leur triste exactitude.” 27 –Vous avez lu? me dit Armand quand j’eus terminé la lecturede ce manuscrit. –Je comprends ce que vous avez dû souffrir, mon ami, si toutce que j’ai lu est vrai! –Mon père me l’a confirmé dans une lettre. Nous causâmes encore quelque temps de la triste destinée quivenait de s’accomplir, et je rentrai chez moi prendre un peude repos. Armand, toujours triste, mais soulagé un peu par le récit decette histoire, se rétabli vite, et nous allâmes ensemble fairevisite à Prudence et à Julie Duprat. Prudence venait de faire faillite. Elle nous dit que Margueriteen était la cause; que, pendant sa maladie, elle lui avait prêté beaucoup d’argent pour lequel elle avait fait des billetsqu’elle n’avait pu payer, Marguerite étant morte sans le luirendre et ne lui ayant pas donné de reçus avec lesquels ellepût se présenter comme créancière. A l’aide de cette fable que madame Duvernoy racontait partoutpour excuser ses mauvaises affaires, elle tira un billet de mille francs à Armand, qui n’y croyait pas, mais qui voulutbien avoir l’air d’y croire, tant il avait de respect pourtout ce qui avait approché sa maîtresse. Puis nous arrivâmes chez Julie Duprat qui nous raconta lestristes événements dont elle avait été témoin, versant deslarmes sincères au souvenir de son amie. Enfin, nous allâmes à la tombe de Marguerite sur laquelleles premiers rayons du soleil d’avril faissaient éclore lespremières feuilles. Il restait à Armand un dernier devoir à remplir, c’étaitd’aller rejoindre son père. Il voulut encore que je l’accompagnasse. Nous arrivâmes à C.. où je vis M. Duval tel que je me l’étaisfiguré d’après le portrait que m’en avait fait son fils: grand,digne, bienveillant. Il accueillit Armand avec des larmes de bonheur, et me serraaffectueusement la main. Je m’aperçus bientôt que le sentimentpaternel était celui qui dominait tous les autres chez le receveur. Sa fille, nommée Blanche, avait cette transparence des yeux etdu regard, cette sérénité de la bouche qui prouvent que l’âmene conçoit que de saintes pensées et que les lèvres ne disentque de pieuses paroles. Elle souriait au retour de son frère,ignorant, la chaste jeune fille, que loin d’elle une courtisaneavait sacrifié son bonheur à la seule invocation de son nom. Je restai quelque temps dans cette heureuse famille, tout occupée de celui qui leur apportait la convalescence de soncœur.  Je revins à Paris où j’écrivis cette histoire telle qu’ellem’avait été racontée. Elle n’a qu’un mérite qui lui serapeut-être contesté, celui d’être vraie. Je ne tire pas de ce récit la conclusion que toutes les filles comme Marguerite sont capables de faire ce qu’ellea fait; loin de là, mais j’ai eu connaissance qu’une d’elles avait éprouvé dans sa vie un amour sérieux, qu’elleen avait souffert et qu’elle en était morte. J’ai raconté au lecteur ce que j’avais appris. C’était undevoir. Je ne suis pas l’apôtre du vice, mais je me ferai l’échodu malheur noble partout où je l’entendrai prier. L’histoire de Marguerite est une exception, je le répète;mais si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été lapeine de l’écrire. FIN